Economie
Analyse

Japon : le long chemin de la privatisation de la Poste

Un facteur collecte le courrier près d’une station de métro à l’apparence d’une gigantesque boîte aux lettres, à Tokyo le 15 décembre 2008. (Crédit : AFP PHOTO / Yoshikazu TSUNO)
Un facteur collecte le courrier près d’une station de métro à l’apparence d’une gigantesque boîte aux lettres, à Tokyo le 15 décembre 2008. (Crédit : AFP PHOTO / Yoshikazu TSUNO)
Après la Japan National Railways et l’opérateur de télécom NTT dans les années 1980, la troisième grande privatisation de l’économie japonaise, celle de la Poste, va peut-être enfin s’achever. Le bout du chemin quinze ans après le début d’un processus houleux. En effet, le Premier ministre Shinzo Abe, qui termine ici le travail de son prédécesseur Junichiro Koizumi (2001-2006), est en train de finaliser l’entrée en bourse de l’entreprise encore possédée à 100% par l’Etat. Mais le gigantisme de la Poste ne fait pas seulement de cette introduction la conclusion d’un choix idéologique. Il s’agit aussi d’un séisme qui pourrait bouleverser le marché japonais.
Même si Shinzo Abe est celui qui franchira l’ultime pas de l’ouverture au privé du capital, la privatisation de la Poste japonaise restera dans l’histoire comme l’œuvre politique majeure de Junichiro Koizumi.

Retour en arrière : en 2001, Koizumi parvient, un peu par surprise, au poste de Premier ministre en remplacement de Yoshiro Mori, qui n’a tenu qu’un an à ce poste. Même s’il provient de l’incontournable Jiminto, le parti libéral-démocrate au pouvoir quasiment sans interruption depuis 1955, il se démarque de ses récents prédécesseurs. Charismatique, avec une popularité qui résistera à l’usure du pouvoir, Koizumi est aussi ouvertement libéral. Un positionnement loin d’être évident au sein de la droite japonaise. Car le libéralisme du Premier ministre est une opinion dogmatique et sincère : pour le natif de Yokosuka, les privatisations des décennies précédentes ne sont pas suffisantes, il ne doit rester aucun sanctuaire.

La Poste emploie à l’époque plus de 270 000 personnes avec des bureaux quadrillant le territoire, au risque d’être parfois peu fréquentés. Son fonctionnement est plein de lourdeurs et ses résultats jugés insuffisants. De plus, les activités de banque et d’assurance-vie, qui investissent surtout en obligations, ne génèrent qu’un faible rendement.

Contexte

Le conglomérat qui gère aujourd’hui les différentes activités postales, incluant la banque et l’assurance-vie, a obtenu l’agrément de la Bourse de Tokyo pour une introduction le 4 novembre prochain. Il s’agira de la plus grosse arrivée en bourse au Japon depuis la cotation de NTT, les télécoms japonaises, en 1987. Et pour cause : le mastodonte représenté par les différentes branches issues de la première réforme de Junichiro Koizumi gère pas moins de 300 000 milliards de yens d’actifs (soit plus de 2 200 milliards d’euros). Considérée comme la plus grande banque du monde, le groupe compte toujours 24 600 établissements dans tout le pays.

Koizumi face à l’hostilité de son propre camp

Cependant, malgré sa domination politique, son charisme et sa popularité dans l’opinion, Junichiro Koizumi va se heurter à un obstacle : la désapprobation des Japonais qui apprécient, malgré ses défauts, la proximité de la Poste. Ils plébiscitent le lien social que l’établissement apporte dans les campagnes, et son rôle de pourvoyeur d’emplois en finançant les grands travaux d’aménagement du territoire, très profitables au BTP japonais, grâce aux fonds récoltés chez les épargnants.

La première tentative de privatisation sera un échec. Le projet de Koizumi sera adopté de justesse à la Chambre basse, mais retoqué à la Chambre haute. Un camouflet, sachant que le Parlement japonais était nettement dominé par le Jiminto. Mais domination n’est pas adhésion : le projet ne fait pas l’unanimité chez les parlementaires de son propre camp, inquiets en outre des répercussions auprès de l’opinion publique.

Coup de poker

En 2003, Koizumi tente alors un coup de poker politique : il va dissoudre la Chambre basse – la Chambre haute étant, comme en France, inamovible – pour provoquer des élections. Pari gagnant. Le parti de Junichiro Koizumi remporte le scrutin et le Premier ministre obtient indirectement le soutien de cette opinion publique pourtant peu convaincue. La réforme passe finalement l’épreuve parlementaire et la Poste change de statut : elle devient dès lors une entreprise. En 2007 est créée la Japan Post Holdings, propriété à 100% de l’Etat japonais, qui contrôle quatre entreprises correspondant aux métiers de l’ancienne « Poste » japonaise : Japan Post Service pour la distribution du courrier, Japan Post Network pour la gestion des bureaux de poste, Japan Post Bank pour les services bancaires et Japan Post Insurance pour l’assurance-vie. Avec au passage une réduction des effectifs qui descendent progressivement à 200 000 employés. Mais ce n’était qu’une première étape.

La Poste, devenue certes une entreprise, n’est pas encore « privée ». Au départ de Koizumi en 2006, ses successeurs – et le premier d’entre eux, Shinzo Abe lors de son premier mandat en 2006-2007 – seront chargés de la phase terminale : l’entrée en bourse, c’est-à-dire la possibilité pour des particuliers ou des investisseurs institutionnels privés d’acquérir des actions.

Le 14 octobre 2005, Junichiro Koizumi, alors Premier ministre japonais célèbre avec les dirigeants de son parti le Jiminto (Parti Libéral-démocrate, conservateur) le vote par la Chambre Haute des planbs de privatisation de la Poste. (Crédit : AFP PHOTO/JIJI PRESS)
Le 14 octobre 2005, Junichiro Koizumi, alors Premier ministre japonais célèbre avec les dirigeants de son parti le Jiminto (Parti Libéral-démocrate, conservateur) le vote par la Chambre Haute des planbs de privatisation de la Poste. (Crédit : AFP PHOTO/JIJI PRESS)

Le dernier rempart

Sauf que… le projet va connaître un brusque coup d’arrêt. De 2006 à 2009, le Jiminto au pouvoir va traverser une « période noire ». Se remettant mal de la stabilité et de l’omniprésence de Koizumi pendant son long passage à la tête du gouvernement, le parti conservateur va voir se succéder trois chefs de gouvernement qui ne resteront qu’un an chacun (Shinzo Abe, Yasuo Fukuda et Taro Aso). Difficile donc de repartir au combat.

En 2009, le Minshuto (Parti démocrate du Japon) parvient enfin au pouvoir. Le parti de centre gauche, qui a toujours annoncé son opposition au projet, arrête le processus… jusqu’au retour aux affaires du Jiminito. Il faut donc attendre 2012 pour que la privatisation de la Poste redémarre. Même si Shinzo Abe n’en fait pas une priorité personnelle, telle que la révision constitutionnelle sur la sécurité nationale ou les « Abenomics », il tient malgré tout à relancer le projet en s’appuyant sur une popularité préservée, pour l’instant, de l’usure du pouvoir.

La cause de cet « acharnement » ? Pour Seiji Mataichi, élu du Shaminto (Parti social-démocrate, positionné à gauche) à la Chambre haute et fervent opposant à la privatisation, la Poste représente un ultime rempart avant d’autres projets : « A l’exception de la Poste, tous les anciens secteurs publics majeurs comme le rail, les télécoms ou le tabac, sont passés au privé, explique Mataichi à Asialyst. Nous sommes donc ici face au dernier rempart avant une nouvelle phase de privatisations, qui s’attachera aux missions des collectivités locales. »

D’autant que le parlementaire s’inquiète de la qualité du service public proposé par ce qui est encore considéré comme une socle primordial de la cohésion sociale : « Les employés de la Poste ne fourniront plus le même service qu’auparavant, s’inquiète le sénateur. Leurs salaires vont diminuer et leur statut se verront remis en cause. Quant aux investissements, ils seront revus à la baisse, comme ce fut le cas pour les lignes locales de chemins de fer, dont le niveau de sécurité s’est dégradé. »

Big bang boursier

A moins d’un improbable retournement de dernière minute, la cotation de la Poste – ou plutôt « des Postes » – devrait être effective à partir du 4 novembre prochain, par l’introduction sur les marchés des titres de la maison mère Japan Post Holdings et de ses filiales Japan Post Bank et Japan Post Insurance. Sur le principe, la bonne affaire à court terme sera pour les caisses de l’Etat japonais, qui espère lever 1 400 milliards de yens (soit 10,32 milliards d’euros). Un objectif accessible d’autant que les particuliers gardent une forte cote de confiance envers le symbole « la Poste ».

Pourtant, malgré cette victoire de la pensée libérale et l’aboutissement d’un projet initié il y a déjà quatorze ans, les milieux d’affaires s’inquiètent. En cause : le poids gigantesque des éléments de la Poste japonaise mis sur le marché… et les risques de déséquilibre sur la place boursière de cette privatisation.

« Selon les projections, les trois entités réunies pourraient avoir un million d’actionnaires. C’est le double d’une entreprise comme Toyota. Et le montant de ce que l’Etat espère lever est supérieur à la valorisation boursière d’un géant du secteur privé comme Softbank », analyse la spécialiste du Japon Evelyne Dourille-Feer, économiste au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII). Selon elle, une trop forte popularité de ces actions peut générer de brutales logiques de transfert :

« Les gros investisseurs qui vont vouloir se positionner sur ces actions, vont devoir faire des choix en vendant une partie de leurs titres. Il va donc y avoir des arbitrages… Ce qui peut faire brusquement chuter le cours des actions dans certains secteurs, comme la banque par exemple. »
Et si le gouvernement espère que la popularité de la Poste ramène les Japonais sur le marché action qu’ils ont tendance à délaisser, elle pourrait cependant permettre aux établissements postaux de rafler une bonne partie des petits porteurs, au risque de les détourner d’autres placements plus risqués. D’autant que la Poste a déjà promis que 50% des profits nets seraient redistribués en dividende, là où les banques redistribuent plutôt 20% à 30%..

L’Etat se protège

Dernière inquiétude : que la popularité de la Poste sur les marchés financiers auprès des épargnants masque les performances réelles de l’entreprise. « Les services bancaires de la Poste japonaise évoluaient jusque-là dans un environnement protégé, prévient l’économiste Evelyne Dourille-Feer. Mais qu’en sera-t-il de leurs résultats dans un environnement concurrentiel ? Quels seront leurs résultats dans dix ans, sachant que ces entreprises n’ont pas vraiment de culture de la rentabilité ? »

Autant d’interrogations face au risque d’un « choc boursier », dont les autorités japonaises essaient de se prémunir. Ainsi, les actions ne seront disponibles qu’en trois vagues différentes de mises sur le marché. Le gouvernement a négocié un droit d’exception pour n’introduire en Bourse que 10% du capital total, la loi japonaise imposant normalement 35%. Surtout, l’Etat a confirmé sa volonté de rester actionnaire à au moins 50% des différentes entités. La privatisation ne sera donc pas totale. Pour l’instant.

Par Damien Durand

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A propos de l'auteur
Journaliste, Damien Durand travaille principalement sur des questions économiques, sociales et politiques au Japon et dans le reste de l'Asie de l'Est. Après avoir été correspondant en France pour le quotidien japonais Mainichi Shimbun, il a collaboré depuis pour Le Figaro, Slate, Atlantico, Valeurs Actuelles et France-Soir. Il a également réalisé "A l'ombre du Soleil Levant", un documentaire sur les sans domicile fixe au Japon. Il a reçu le prix Robert Guillain Reporter au Japon en 2015. Pour le suivre sur Twitter : @DDurand17