Economie
Analyse

Japon : la tentation du jeu

Photo d'une table de BlackJack au Japon
Un croupier en pleine démonstration de blackjack dans un salon professionnel des loisirs à Tokyo le 27 novembre 2014. (Crédit : YOSHIKAZU TSUNO / AFP)
La classe politique au Japon est proche du consensus pour légaliser les casinos dans le pays. Le rêve d’une manne financière supérieure à celle de Macao, premier marché mondial du jeu d’argent, aiguise toutes les convoitises. Surtout dans la perspective des Jeux Olympiques de Tokyo en 2020. Mais une minorité politique dénonce les conséquences sociales désastreuses de cette légalisation sur une population qui n’y est pas favorable.
Le premier pas a été franchi le 28 avril dernier : la Diète japonaise a officiellement examiné un projet de loi autorisant les casinos au Japon. Car à part la loterie, les courses hippiques, cyclistes ou de hors-bord, le tout chapeauté par l’État japonais, le champ des possibles dans le pays est assez limité pour les amateurs du frisson du jeu. Le Japon commence à rêver aux revenus de la première place mondiale du jeu d’argent, Macao, et ses 45 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuels à 5 heures d’avion de Tokyo.

L’exemple de la région administrative spéciale chinoise est sidérant. En 2001, Macao a libéralisé largement son secteur du jeu jusque-là au main d’un seul homme, Stanley Ho, et les revenus ont explosé. Résultat : le micro-territoire reçoit chaque année autant de touristes que la Turquie. Un développement fulgurant qui a donné des idées en Asie de l’Est.

Contexte

Tokyo va accueillir les Jeux olympiques d’été en 2020. Selon les projections de la banque Mizuho, le pays recevra cette année-là 20 millions de visiteurs étrangers (contre environ 13 millions en 2014). Si ces prévisions se réalisent et tiennent dans la durée, le marché des casinos au Japon pourrait atteindre les 40 milliards de dollars annuels, ce qui en ferait une place majeure dans le domaine des jeux d’argent, talonnant Macao, dont les recettes déclinent. Si le gouvernement, comme il l’envisage, applique une taxe spéciale de 10% – au minimum – (le taux normal de « TVA » au Japon est à 8%), cela représente donc 4 milliards de dollars de recettes fiscales qui pourraient être consacrées à réduire l’énorme dette publique japonaise. Un gain non négligeable pour un Japon qui peine à tirer profit sur la durée des « Abenomics », cette politique de relance massive et coûteuse initiée par le Premier ministre Shinzō Abe.

Fièvre asiatique

La prude Singapour, peu prompte pourtant à avoir une législation particulièrement ouverte sur les loisirs « licencieux », s’est lancée dans l’aventure. Sentant le marché que représente le jeu pour un territoire très largement urbanisé et au demeurant peu touristique, la cité-État a lâché la bride en permettant à deux promoteurs d’ouvrir des établissements (faisant également office de bases de loisirs, d’hôtels, de centres d’affaires et de malls). A la clé : 6 milliards d’euros de recettes annuelles, pour des établissements dont l’accès n’est gratuit que pour les visiteurs étrangers. Les résidents doivent en effet s’acquitter d’un droit d’entrée dissuasif, afin de décourager les Singapouriens de trop s’intéresser à un hobby potentiellement destructeur. Le pragmatisme teinté de moralisme jusqu’au bout.

Face à la manne que représente une activité où, globalement, la majorité des coûts sont supportés par des opérateurs privés si l’Etat possède déjà de bonnes infrastructures touristiques, plusieurs pays d’Asie envisagent eux aussi de laisser tourner roulettes et bandits manchots sur le territoire. La Corée du Sud a ainsi permis la construction de 17 casinos sur son sol, mais un seul d’entre eux est ouvert aux nationaux, les autres étant là aussi réservés aux étrangers. Quant aux Philippines, c’est un complexe géant d’un coût estimé à un milliard de dollars, le City of Dreams financé en partie par le groupe Melco (dirigé par Lawrence Ho, le fils de Stanley Ho, le magnat des casinos de Macao) qui a ouvert ses portes en 2015 dans la baie de Manille.

« Entre 70 et 75 % des joueurs seront japonais »

Le Japon – ou du moins une partie de sa classe politique – veut que l’archipel s’offre aussi une part du gâteau. D’autant que les projections sur les rentrées d’argent des casinos à l’Etat font tourner la tête. Dans un pays aussi peuplé que l’archipel, bénéficiant déjà de structures d’accueil développées, et avec en ligne de mire les Jeux olympiques en 2020 à Tokyo, le marché potentiel représente, selon l’estimation la plus couramment diffusée, 40 milliards de dollars de chiffre d’affaires… si tout fonctionne correctement.

Dans la bataille pour conquérir le marché du jeu en Asie orientale, le Japon a des atouts que ses concurrents n’ont pas.

« Entre 70% et 75% des clients des casinos seront des joueurs japonais, explique Toru Mihara, professeur à la Ōsaka shōgyō daigaku (l’Université commerciale d’Osaka) et directeur du Center for Amusement Industry Studies. En comparaison, Macao dépend à 90% de la clientèle de Chine continentale, tout comme la Corée du Sud. Et les Philippines restent encore une destination peu touristique en comparaison du Japon. »

En outre, le « miracle » Macao commence à atteindre ses limites : après quasiment quinze ans de croissance exponentielle, le marché s’est contracté de 2,6% en 2014. En cause, le manque de diversité touristique offerte par la région administrative spéciale, et l’augmentation limitée du nombre d’établissements de jeu sur un territoire de moins de 30 km². Si le marché japonais tenait ses promesses et si Macao confirmait son essoufflement, le Japon pourrait envisager de devenir ni plus ni moins que le premier marché mondial du jeu.

La classe politique enthousiaste, l’opinion publique… beaucoup moins

Autant dire que les discussions sur le projet de loi engagent largement l’avenir de l’archipel, au moins autant que les lois sur la sécurité nationale ou le développement du potentiel militaire. Ces dernières monopolisent pour l’instant la session parlementaire qui s’achèvera le 24 juin (mais qui devrait être prolongée jusqu’en août).

Le projet de loi sur les casinos a été présenté par un groupe de 219 députés et sénateurs appartenant aussi bien à la majorité menée par le Jimintō, le parti libéral-démocrate de Shinzō Abe, que par le principal parti d’opposition de centre-gauche le Minshutō, le parti démocrate du Japon. L’opposition politique au projet dans les deux chambres du parlement, hormis quelques rares frondeurs des grandes formations, n’est portée que par le transparent Shamin-tō (le parti socialiste japonais qui ne compte que deux députés et trois sénateurs), mais surtout par la force politique en pleine ascension (ou plutôt en pleine renaissance) sur la scène japonaise : le parti communiste. Le Kyōsantō fait en effet du refus de la légalisation des casinos un de ses chevaux de bataille majeurs – avec la question militaire, l’écologie et la fiscalité pesant sur les ménages – pour fustiger la collusion entre les deux principales formations japonaises.

Addiction aux jeux : plus de 5 millions de Japonais déjà concernés

Premier argument mis en avant par les détracteurs : l’impact sur la santé publique et la cohésion sociale du jeu d’argent sur la population. D’autant que les Japonais pratiquent déjà via la loterie, les courses, et surtout le pachinko (plus de 11 000 établissements dans le pays), des formes détournées de jeu d’argent. Avec des conséquences sociales préoccupantes. Les opposants au projet de loi mettent ainsi en avant une étude publiée par le ministère de la Santé et réalisée par le docteur Susumu Higuchi du Centre médical Kurihama spécialisé dans les addictions. Selon cette étude, pas moins de 5,36 millions de Japonais souffrent déjà de problèmes liés au jeu, soit 4,8% de la population adulte (9,6% des hommes et 1,6% des femmes). Un taux très largement supérieur aux autres pays étudiés dans ce rapport (autour de 1%), alors même que le Japon n’a pas le moindre casino sur son territoire. De quoi faire craindre le pire pour les opposants quand plus rien n’empêchera un développement de ce type d’établissements.

Photo d'une salle de pachinko
Salle de pachinko, croisement d’un flipper et d’une machine à sou, l’une des seules formes légales de jeu d’argent au Japon, ici à Tokyo, le 27 décembre 2014. (Crédit : Hitoshi Yamada/NurPhoto/AFP)

Deuxième critique virulente : l’ouverture du marché profitera quasi-exclusivement à des opérateurs étrangers. Même si aucune licence n’a encore été délivrée, ceux qui se partageront la manne ne font guère de doute pour Mikishi Daimon, un sénateur communiste qui a pris la tête de la contestation de sa formation politique sur le sujet :

« Les ‘integrated resorts ‘ [les établissements mêlant casino, hôtels, base de loisirs et centre commercial sur le modèle de Las Vegas ou de Singapour, NDLR] sont les modèles qui génèrent le plus de profits. Ce sont donc des entreprises internationales, principalement américaines comme Las Vegas Sands ou MGM Resorts qui auront le plus à gagner. Elles suivent d’ailleurs de très près l’évolution du débat au Japon. »

“Integrated Resorts” et appetits du bâtiment et de l’acier

Enfin, les formations politiques critiquant vigoureusement le chemin qu’est en train de prendre le Japon sur cette question, dénoncent un consensus politique irrespectueux de l’opinion publique. En effet, même si le jeu est culturellement apprécié chez les Japonais, pas sûr qu’ils soient enthousiastes à l’idée de voir le territoire se couvrir de « resorts » géants, et de voir débarquer des milliers de touristes asiatiques attirés seulement par les tapis de jeu et les machines à sous. En octobre 2014, avant la présentation du projet de loi devant la Diète, un sondage publié par le quotidien Asahi Shimbun indiquait que seules 30% des personnes interrogées soutenaient la mesure. En avril dernier, alors que le sujet était débattu dans les deux assemblées, un nouveau sondage de l’agence de presse Jiji indiquait, lui, que ce taux n’était que de 27,9%. Dit autrement, une large majorité de l’opinion ne veut pas de cette mesure, et ne trouve donc de relais ni dans la majorité, ni dans le principal parti d’opposition.

Un déni de l’opinion que les partis opposants au projet imputent notamment à un organisme puissant : le JAPIC (le Japan Project-Industry Council), qui défend les intérêts d’un peu plus de 200 entreprises japonaises, principalement dans le domaine du bâtiment et de l’acier. Créé en 1979, il a connu son âge d’or dans les années 1980 et 90, lorsque des grands projets d’infrastructures publics furent lancés, à grands frais, par les différents gouvernements. Il s’agissait de maintenir coûte que coûte l’activité économique dans l’archipel qui battait sérieusement de l’aile. Toujours très influente, l’organisation a pris fait et cause pour l’arrivée de casinos au Japon. Et pour cause :

« Les profits attendus pour les entreprises du secteur du bâtiment sont énormes, explique le sénateur Mikishi Daimon. D’ailleurs, le simple fait que le projet de loi ait été examiné a aussi fait monter le prix des actions de fabricants de machines de jeu. »

Promesses d’investissements massifs

Le géant Konami par exemple, connu en Occident pour ses jeux vidéo, mais qui au Japon est surtout présent dans la fabrication de machines de pachinko, a vu le cours de son action bondir de 29% en septembre 2013, lorsque le Comité international olympique a attribué les JO à Tokyo. Konami a déjà annoncé se tenir prêt à investir massivement dans l’activité des casinos pour pouvoir les équiper avec des machines de sa fabrication le moment venu.

La coupure s’annonce donc nette entre une élite politique consensuelle sur la question, des entreprises déjà prêtes à s’adapter rapidement à cette manne nouvelle, et une opinion publique qui doute et pourrait le faire savoir dans les urnes. Cela sera-t-il suffisant pour empêcher le Japon d’accueillir des casinos d’ici 2020, lorsque les projecteurs du monde entier seront tournés vers Tokyo ? Les paris sont ouverts.

Par Damien Durand

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A propos de l'auteur
Journaliste, Damien Durand travaille principalement sur des questions économiques, sociales et politiques au Japon et dans le reste de l'Asie de l'Est. Après avoir été correspondant en France pour le quotidien japonais Mainichi Shimbun, il a collaboré depuis pour Le Figaro, Slate, Atlantico, Valeurs Actuelles et France-Soir. Il a également réalisé "A l'ombre du Soleil Levant", un documentaire sur les sans domicile fixe au Japon. Il a reçu le prix Robert Guillain Reporter au Japon en 2015. Pour le suivre sur Twitter : @DDurand17