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Analyse

Chine : le "retour de Li Keqiang", un danger réel pour Xi Jinping ?

Le président chinois Xi Jinping et son Premier ministre Li Keqiang. (Source : Asia Times)
Le président chinois Xi Jinping et son Premier ministre Li Keqiang. (Source : Asia Times)
Le 5 mai dernier, Xi Jinping et Li Keqiang ont chacun de leur côté dirigé des rencontres importantes. Depuis, les titres des journaux étrangers n’en démordent pas : Li est sorti de l’ombre de Xi. Cette observation se fonde sur une série de « signes » apparus courant mai. À commencer par la réunion du Conseil d’État le 11 mai, centrée sur la question de l’emploi : aucune mention du « Zéro Covid » ni même de Xi Jinping. Li Keqiang est-il en train de « monter » alors que Xi « descend » ? Le Premier ministre incarne-t-il avec force les « mécontents » de la politique du président chinois ? Le maintien au pouvoir de Xi au XXème Congrès est-il remis en cause ? Rien n’est moins sûr.
*Liste non exhaustive. On pourrait ajiouter que la réunion du 5 mai a été organisée in extremis, que c’est Wang Qishan et non Xi qui s’est rendu en Corée du Sud, que l’initiative de publier un nouveau Livre rouge (« La pensée de Xi ») au Guangxi a rapidement avortée, etc. Cependant, les éléments soulignés représentent les « signes » le plus souvent mentionnés dans les médias étrangers.
Sans relater les rumeurs de mauvais goût sur l’état de santé de Xi par le Daily Mail, le 14 mai, le Quotidien du Peuple a publié in extenso le cinquième compte rendu du travail du gouvernement, écrit par Li Keqiang, moins de 20 jours après son allocution. S’ensuivirent des remarques douteuses sur la « disparition de Xi » de la manchette du Quotidien du Peuple le 17 et 18 mai, les 33 mesures visant à stabiliser l’économie rendues publiques le 23 mai, et bien entendu, la fameuse rencontre virtuelle, organisée par le Premier ministre, avec 100 000 cadres le 25 mai*.
Pour plusieurs observateurs extérieurs, nous avions là des éléments importants venant confirmer la montée en force de Li Keqiang au détriment de Xi Jinping. Cette conclusion est, pour emprunter les mots de Jiang Zemin, « trop simple et parfois naïve ».

Li Keqiang loin de faire cavalier seul

*Pensons ici à ses commentaires sur « l’économie de vendeurs de rue », en 2020.
Dans le premier cas, celui de la « dissonance » du 5 mai, notons que le discours de Xi sur la politique du « Zéro-Covid dynamique » a été immédiatement repris par le Quotidien du Peuple et par le Quotidien de l’Armée populaire de libération. Ce n’était alors pas la première fois que Li tentait une sortie allant à l’encontre des instructions de Xi*. Malgré cette tentative, le mot d’ordre du « Zéro Covid » n’a pas été remis en cause.
*Au moins trois fois, le texte fait référence à la nécessité de se rassembler derrière Xi en tant que « noyau » du Parti.
Ensuite, que penser de la publication du discours de Li Keqiang dans le Quotidien du Peuple ? En fait, peu de choses. La publication complète de ce genre de discours n’est pas un cas isolé. Le 31 août 2020, le Quotidien du Peuple publiait dans son entier un autre discours de Li Keqiang, sur le travail du gouvernement. Par ailleurs, le texte du 14 mai contient des références claires (comme la mention et la reconnaissance de Xi en tant que « noyau » du Parti)* qui mettent à mal l’idée d’un Li Keqiang faisant cavalier seul.
Même réflexion sur un prétendu changement de traitement dans les médias étatiques au profit de Li Keqiang : nous restons sur notre faim. Il suffit d’examiner les Unes du Quotidien du Peuple pour constater que cette affirmation ne tient pas la route : les mentions de « Xi Jinping », « Président Xi » ou encore de « Secrétaire général » ont fait la Une 26 fois sur 31 jours. Auncune absence durant le mois de janvier, seulement deux en février, trois en mars et cinq en avril. Au total, seulement dix absences sur 120 manchettes entre janvier et avril. C’est sans commune mesure avec Li Keqiang, Wang Yang, Wang Qishan et autre Li Zhanshu.
Bien entendu, c’est sans parler d’autres articles s’adressant directement aux cadres retraités du Parti, les avertissant de se plier aux règles et à la discipline du Parti, et d’éviter de faire des remarques négatives sur les politiques du Comité centralc. En ce sens, on observe plutôt des articles qui soutiennent Xi – comme celui de Zhang Youxia, vice-président de la Commission militaire centrale du Parti, une mise en place soutenue de la politique du « Zéro Covid » et une couverture médiatique très constante.

Comme après le Grand Bond en avant ?

*Cette vidéoconférence mettait non seulement l’accent sur des problématiques économiques usuelles (emploi, développement…), mais aussi sur la sécurité alimentaire. Pour Li, il faut continuer de faire les récoltes. **Les « trois étés » sont « trois travaux d’été » (planter les pousses, faire les récoltes et gérer la terre en général). ***Selon des rumeurs, Li allait remplacer Xi afin de sauver l’économie chinoise. Or, réduire le pouvoir du leader du Parti nécessite un consensus au sein des hautes instances du PCC. Pas facile d’isoler complètement Xi. Son retrait serait être au mieux très graduel garantir la stabilité et la confiance au sein du Parti et pour les étrangers, investisseurs ou autres.
Est-ce que les 33 mesures du 23 mai pour stabiliser l’économie, la « rencontre des 100 000 cadres » du 25 mai* ainsi que la rencontre des « trois étés » (三夏)** du 26 mai seraient plus en mesure de soutenir l’idée d’un Li Keqiang qui s’autonomise et qui prend de l’importance au sein du Parti*** ? Là, il ne faut pas en tirer des conclusions hâtives.
Revenons sur l’histoire du Parti. Les rumeurs, le contexte de crise et les divisions au sein du PCC ressemblent à la période juste après au Grand Bond en avant et la célèbre conférence de Lushan en 1959. Au plus fort de la famine qui a résulté du Grand Bond, Mao a dû se retirer de la gestion quotidienne, mais il est resté le chef suprême. Or comme on le sait, suite au « resserrement des ficelles de la lutte des classes » (绷紧阶级斗争之弦) face aux éléments contre-révolutionnaires (les réformateurs en l’occurrence), Mao est revenu en force et a purgé tous les dirigeants qui ont tenté – de son point de vue – de le forcer à abdiquer. Cette retraite n’était alors que temporaire, et à vrai dire, pas vraiment une « retraite ».
*Dit rapidement, ce mouvement fut lancé en 1963 par Mao qui cherchait alors à inciter les éléments « réactionnaires » du Parti à se manifester afin de pouvoir les purger. C’est aussi principalement lors de cette campagne, et en raison de la réticence des réformateurs à se conformer à la volonté du leader suprême – que les relations entre Mao, Liu et Deng se sont vite détériorées.
Ensuite, la « réunion des 100 000 cadres » ne peut que nous rappeler la « Conférence des sept mille Cadres » en 1962 (七千人大会). Un peu comme pour donner suite à la Conférence de Lushan de 1959, cette grande conférence s’est concentrée sur une évaluation plus critique du Grand Bond ainsi que sur la rationalisation du travail au sein du Parti destinée à atténuer la famine en cours. Cette conférence a permis à Liu Shaoqi et Deng Xiaoping de prendre le contrôle des affaires quotidiennes, alors que Mao avait décidé de « prendre du recul ». Cela dit, nous le savons trop bien, Mao n’avait rien lâché. Il s’était assuré de rappeler à Liu et Deng que la lutte des classes restait la priorité absolue. En 1963, Mao lança le « Mouvement d’éducation socialiste »*, et trois ans plus tard, la Révolution culturelle. Il faut admettre que la confusion – qui est devenue un désaccord insupportable – causée par le « discours d’acceptation » de Liu Shaoqi lors de la conférence est probablement l’un des éléments déclencheurs ayant mené à la Révolution Culturelle, et de fait, à la purge de Liu.
*Par exemple, si on avait forcé Xi à laisser de la place à Li Keqiang.
Pourquoi faire cette comparaison sommaire avec la situation actuelle ? Le « retour » de Li Keqiang s’explique, semble-t-il, davantage par la situation économique en Chine plutôt que par des luttes intra-Parti*. Aussi Li agit-il à la faveur de Xi Jinping et ne doit pas dépasser certaines limites – comme ne jamais dire du mal du « Zéro Covid ». Aussi, en nous basant sur cette stratégie maoïste, le fait de laisser Li prendre la relève et corriger le tir pourrait être une tentative déguisée de démasquer les « double-face » (双面人) qui se cachent dans les hautes instances du Parti. Par le biais du « Mouvement d’éducation socialiste », Mao, en poussant les contradictions intra-Parti à leur paroxysme, voulait forcer la direction du PCC à prendre position, entre les pro-réformes et les révolutionnaires pro-lutte des classes. Cel qui lui a permis d’identifier les cadres prêts à suivre Liu et Deng. Alors que s’intensifient les luttes intra-Parti à l’approche de l’Université d’été du PCC à Beidaihe et du XXème Congrès, Xi Jinping cherche-t-il à faire la même chose avec Li et le « Zéro Covid » ? Il pourrait ainsi identifier les soutiens de Li et ceux qui se rangent derrière le « Zéro Covid ».
*Dans l’optique de savoir si Li pourra demeurer au Comité permanent, en tant que remplaçant de Wang Yang ou de Li Zhanshu, ou encore s’il devra se retirer « nu » comme Hu Jintao.
Xi Jinping a aussi peut-être délibérément poussé Li Keqiang sur le devant de la scène pour qu’il soit associé à la situation économique du pays. Dans tous les cas, il y a fort à parier que Li ne se trouve pas dans une position confortable : il ne peut pas se permettre d’échouer, il en va de son avenir politique*. Cela dit, ce sursis et cette visibilité sont également un cadeau empoisonné : si Li échoue, ce sera devant tout le monde.
Mais Li peut-il vraiment réussir ? Dans la mesure où il doit composer avec le « Zéro Covid », il est peu probable qu’il arrive à faire dévier à temps le paquebot qu’est le Parti-État. Il faudrait des réformes de fond et des mesures plus ambitieuses pour stabiliser la situation de la Chine et, surtout, rassurer les investisseurs étrangers. Sans vouloir être trop alarmiste, le « retour de Li » risque d’être aussi utile que le retour des réformateurs Liu Shaoqi et Deng Xiaoping durant l’interlude 1963-1966, entre le Grand Bond et la Révolution culturelle.

Une simple manipulation ?

*En référence au « quartier général prolétaire » (无产阶级司令部) et « bourgeois » (资产阶级司令部) durant la Révolution Culturelle ; le quartier général bourgeois étant représenté par Liu et Deng et le prolétaire, par Mao.
Pour l’heure, les questions économiques sont revenues au premier plan au sein du Parti. Mais il ne faut pas se méprendre : il n’existe pas « deux quartiers généraux »* ni même « deux voies ». Il existe cependant « deux crises » : une situation économique des plus désastreuses et une épidémie qui déstabilise le Parti. Oui, certains se sont insurgés contre le PCC : par exemple, les étudiants de certains ont tenté de tenir tête aux mesures de confinement disproportionnées. Cependant, les doléances publiques ne possèdent pas un haut niveau de cohésion, demeurent isolées, et donc, facilement contrôlables par le Parti.
La situation dans son ensemble est plus complexe qu’il n’y paraît. Surtout lorsque l’on tient également compte de la constante volonté de nuire de la part des « mécontents ». Ceux-ci sont toujours à l’affût d’occasions de semer le doute ou de créer des « fuites » dans la presse étrangère. Les groupes qui s’opposent à Xi utilisent depuis des années déjà ce genre de pratiques, d’opérations de propagande, afin de le faire basculer ou simplement reculer. En ce sens, tout le brouhaha entourant le « retour de Li » tient de la pensée magique et ne devrait pas être pris pour argent comptant.
*La mesure des Unes de journaux peut paraître réductrice et arbitraire. Mais mesurer l’importance d’une problématique, d’un individu ou d’une rencontre en passant par ce type d’indicateur informe sur l’opinion du Parti. Si soudain Li et la rencontre avaient fait la Une un peu partout, cela aurait pu être un signe que les hautes instances du Parti – qui contrôlent l’appareil médiatique – soutenaient les efforts de Li, au détriment de Xi.
Pour le moment, Li et Xi envoient des messages contradictoires. Tous deux ont clairement des priorités différentes. Ce qui crée de la confusion tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Chine. Les investisseurs étrangers veulent être rassurés, tandis que les cadres locaux s’inquiètent de savoir à qui plaire pour éviter d’être punis. En regardant les premières pages des quotidiens provinciaux du 26 mai, soit le lendemain de la vidéoconférence historique, on remarque un message centré autour de Xi Jinping. Nous avons pris le temps de vérifier les journaux régionaux officiels de 13provinces et municipalités. Dans le Dazhong Daily (大众日报) au Shandong, la mention du rapport de Li Keqiang apparaît en page 5, en dessous d’un article dont le titre s’apparente à une insulte déguisée. Au Sichuan, le rapport est relégué au milieu de la page 7 et le nom de Li Keqiang n’apparaît nulle part. À Tianjin, on ne parle pas du rapport avant la page 2. À Shanghai, le rapport de Li fait la Une, juste en dessous d’un article de Li Qiang sur l’importance de mettre en place les mesures de prévention pour contenir la pandémie et qui ne parle pas du rapport de Li. À Pékin, selon le discours de Chen Jining durant la vidéoconférence portant sur le travail économique, l’épidémie doit être contenue et l’économie stabilisée. Le politique passe ici en premier. Bref, la première page de ces quotidiens mettait l’accent sur la rencontre de Xi avec les représentants du système de la sécurité publique ainsi que sur d’autres sujets connexes (mesure de contrôle de la pandémie [Fujian], suivre les instructions de Xi en matière d’économie [Guizhou, Jiangxi et Hubei], civilisation écologique [Liaoning], etc.) sans toutefois mettre vraiment en avant l’importance de la rencontre du 25 mai et l’urgence de la situation économique du pays. En ce sens, il serait préférable ne pas trop porter attention à la rumeur d’un « Xi qui descend, Li qui monte » (习下李上)*.
Les contradictions entre le président et le Premier ministre perturbent grandement la possibilité d’une relance. D’autant qu’elles se cumulent avec trois phénomènes écrasants en ce moment : la politique « Zéro Covid », le secteur étatique qui progresse tandis que le privé recule, les relations chaotiques de Pékin avec les pays occidentaux. Mais, rien de tout cela ne changent la logique interne du Parti, ni son mode de gouvernance.
Cette dissonance au sommet semble particulièrement intéresser les observateurs occidentaux. Elle pourrait inciter encore plus de cadres locaux à « faire la planche » (tangping) : éviter de se mettre à dos l’un ou l’autre des dirigeants du gouvernement central. Parions que d’ici août, l’appareil médiatique se tournera de plus en plus vers Xi afin de parler de sa famille (avec la commémoration récente de son père). Histoire de faire oublier cette brève parenthèse et de se concentrer sur le XXème Congrès et la reconduction probable du numéro un chinois.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.