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À propos des Indonésiens qui approuvent l’invasion de l’Ukraine par la Russie

Des Indonésiens protestent contre l'invasion russe de l'Ukraine devant l'ambassade de Russie à Jakarta, le 4 mars 2022. (Source : Jakarta Globe)
Des Indonésiens protestent contre l'invasion russe de l'Ukraine devant l'ambassade de Russie à Jakarta, le 4 mars 2022. (Source : Jakarta Globe)
L’Indonésie fait partie des 141 pays sur 193 qui ont voté une condamnation de l’invasion de l’Ukraine lors d’une assemblée générale des Nations Unies le 2 mars dernier. Dès le 24 février, premier jour de l’attaque, par la voix du porte-parole de son ministère des Affaires étrangères, le gouvernement indonésien avait condamné l’intervention russe. Le lendemain du vote des Nations Unies, l’ambassade d’Ukraine à Jakarta demandait le soutien de l’Indonésie « et de parler fort et d’oser prendre la défense de ce pays d’Europe de l’Est ». Mais condamner la Russie ne semble pas un sentiment partagé par tous les Indonésiens.
Le 3 mars, Tamalia Alisjahbana, spécialiste de l’histoire de l’archipel, évoquant la lutte de l’Indonésie indépendante contre l’ancienne puissance coloniale de 1945 à 1949, écrivait dans l’hebdomadaire anglophone indonésien Independent Observer : « Comment les cœurs des Indonésiens pourraient-ils ne pas être émus face au grand courage
et à la détermination des Ukrainiens, combattant désespérément pour leur liberté et leur démocratie ? »
Le 4 mars, une poignée de jeunes Indonésiens et Ukrainiens manifestaient devant l’ambassade de Russie.
Mais condamner la Russie ne semble pas un sentiment partagé par tous les Indonésiens. Gabrielle Maréchaux de RFI invoque un « engouement musulman » pour Vladimir Poutine. L’islam est certes la religion déclarée de 87,2 % des Indonésiens mais n’est certainement pas le facteur déterminant dans un pays qu’on ne peut réduire à sa religion majoritaire. Le quotidien musulman Republika note d’ailleurs que les pays musulmans sont divisés sur cette question. Le 26 février, au troisième jour de l’attaque russe, Yahya Cholil Staquf, président de la plus grande organisation musulmane d’Indonésie, la Nahdlatul Ulama, parle d’une « invasion de l’Ukraine par la Russie » . « Yahya dit que l’invasion de l’Ukraine par la Russie peut affecter le monde musulman. » Même le très conservateur Conseil des oulémas d’Indonésie (Majelis Ulama Indonesia), créé en 1975 par le régime Soeharto, parle d’une « agression militaire de la Russie ».
Dans un article du South China Morning Post du 8 mars, Johannes Nugroho, un commentateur politique indonésien, explique que chez certains Indonésiens d’origine chinoise ont postés de nombreux messages soutenant la Russie sur Weibo, le Twitter chinois. En outre, nombre d’entre eux n’apprécient pas les attaques américaines contre la Chine depuis la pandémie du Covid-19, ce qui suscite un sentiment anti-américain et par extension, un soutien à la Russie. Ce sentiment n’est évidemment pas propre aux Indonésiens d’origine chinoise. En particulier, pusieurs Indonésiens musulmans ont un regard cynique sur la politique américaine au vu des campagnes en Afghanistan, en Iraq et en Syrie, perçues comme anti-musulmanes, alors que la Russie est au contraire perçue comme pro-musulmane.
Radityo Dharmaputra, qui enseigne à l’université d’État Airlangga de Surabaya, deuxième ville d’Indonésie, identifie plusieurs raisons au parti que prennent de nombreux Indonésiens pour la Russie. La première est le sentiment anti-américain, voire anti-occidental, suscité par ce qui est perçu comme un « deux poids, deux mesures », notamment eu égard à la question palestinienne. Une deuxième raison, selon Radityo, serait une préférence pour les « dirigeants forts », comme l’ont montré les élections présidentielles de 2014 et 2019 dans lesquelles Prabowo Subianto, ex-gendre de Soeharto et ancien commandant des forces spéciales de l’armée indonésienne, avait été le « candidat malheureux », selon l’expression consacrée. Une troisième raison pourrait être la religion.
Pour Radityo, l’absence de médias crédibles capables d’envoyer des journalistes sur le terrain et le manque de spécialistes de la Russie et de l’Europe orientale dans le monde universitaire indonésien fait que les Indonésiens n’ont pas accès à une information crédible, des analyses argumentées et des points de vue clairs sur la guerre en Ukraine. En l’occurrence, l’enjeu est donc d’avoir des chercheurs indonésiens compétents sur la Russie et l’Europe orientale.
Il est vrai que le sort de l’Ukraine ne mobilise pas les foules en Indonésie, comme le montrent des photos publiées par le quotidien de langue anglaise Jakarta Globe . Cette indifférence est attristante face à des Ukrainiens qui s’intéressent à l’Indonésie. Yuliia Mykulych, qui prépare un doctorat en études indonésiennes à l’université nationale Taras Shevchenko de Kyiv, déclare ainsi : « Comme le peuple indonésien qui luttait pour l’indépendance en 1945, à présent tous les Ukrainiens luttent pour l’indépendance. Libre ou mort, il n’y a pas d’autre voie. » La jeune Ukrainienne fait allusion au cri « Merdeka atau mati ! » des combattants indonésiens durant le conflit de 1945 à 1949 entre la jeune République d’Indonésie, qui avait proclamé son indépendance, et les Néerlandais qui voulaient récupérer leur colonie.

Jakarta contre les sanctions et l’exclusion de la Russie du G20

Dès le premier jour de l’attaque russe, l’Indonésie avait déclaré qu’elle n’imposerait pas de sanctions à Moscou. Cette position place le président indonésien devant un choix difficile pour le sommet du G20, dont l’Indonésie assure la présidence, en novembre prochain à Bali. Car si la Russie est présente, 15 pays, États-Unis en tête, risquent de ne pas venir. Selon John McBeth du média hongkongais Asia Times, la réticence de l’Indonésie serait due à des projets pétroliers entre la société d’État Pertamina et son équivalent russe Rosneft. L’importance de tels projets pour l’Indonésie tient à ce que non seulement le pays a une consommation pétrolière qui dépasse sa production et doit donc importer du pétrole brut, mais il doit également importer des carburants comme l’essence, le gazole et le mazout.
Alex Lo, qui tient une chronique dans le South China Morning Post, voit une autre motivation dans le refus de l’Indonésie de prendre parti dans la question ukrainienne. Les pays qui soutiennent l’Ukraine contre la Russie sont l’Allemagne, l’Australie, l’Argentine, le Canada, la Corée du Sud, les États-Unis, l’Union européenne, la France, l’Italie, le Japon et le Royaume-Uni, des pays développés sauf l’Argentine. Outre l’Indonésie, ceux qui préfèrent ne pas prendre parti sont l’Afrique du Sud, l’Arabie saoudite, le Brésil, la Chine, l’Inde et le Mexique, pour lesquels le thème du sommet du G20 – « Recover Together, Recover Stronger » – importe plus que la guerre en Ukraine. Pour Alex So, le sommet devrait se concentrer sur le redressement économique.
*Le nazisme dans la civilisation, éditions L’artilleur, 2018.
Pour l’heure, l’Indonésie essaie de ne pas polariser le G20 et refuse d’exclure la Russie du sommet de Bali. Face aux pays développés, son principal atout est d’avoir à ses côtés la Chine, deuxième économie mondiale, et les puissances économiques en devenir que sont le Brésil et l’Inde, et qui sont comme l’Indonésie des pays démocratiques. Pour le philosophe français Jean-Louis Vullierme*, « ce qui caractérise spécifiquement la position antagoniste est de se construire, non en vue d’une finalité propre et en contraste naturel avec des concurrences, mais en opposition primaire à des groupes humains représentant pour elle une altérité insurmontable qu’elle doit d’abord combattre avant de poursuivre d’autres projets. » Le G20 est un groupe à vocation financière, créé pour impliquer les pays émergents dans des discussions qui auparavant, n’avaient lieu qu’entre les sept pays développés et démocratiques du G7.
* »De l’anglais governance, art de gouverner indépendant de l’autorité étatique », selon le Larousse en ligne. ** »Le concept de gouvernance », in Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2010/2.
Une gouvernance* mondiale est nécessaire. Elle ne peut exclure des pays qui ne respectent pas la Charte des Nations Unies, même si ces pays l’ont signée. Comme l’écrit l’écologiste belge John Pitseys**, « les procédures de décision mises en place par la gouvernance représentent d’elles-mêmes un travail de sélection et d’interprétation de sens, et organise la manière dont les acteurs entrent en interaction et organisent donc leur communication intersubjective. […] L’échange, la compréhension, la comparaison, l’évaluation et – dans le meilleur des cas – la délibération entre les acteurs contribuent eux-mêmes au processus de visibilisation et de compréhension de l’information politique. » On peut boycotter les Jeux olympiques sans rompre des échanges et une compréhension politiques. Couper le G20 en deux aurait de tout autres conséquences.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.