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Rafale, Scorpène, frégates : l'Indonésie en pleine frénésie d'achats

Le ministre indonésien de la Défense Prabowo Subianto et la ministre française des Armées Françoise Parly à Jakarta, le 10 février 2022. (Source : Knowledia)
Le ministre indonésien de la Défense Prabowo Subianto et la ministre française des Armées Françoise Parly à Jakarta, le 10 février 2022. (Source : Knowledia)
Qu’est-ce qui fait courir Prabowo ? Le ministre indonésien multiplie les contrats d’armement : 42 avions de combat Rafale et deux sous-marins Scorpène achetés à la France le 10 février dernier, 6 frégates multi-missions achetées au constructeur italien Fincantieri en juin 2021.

Des avions

* »Prabowo Subianto » est le nom personnel du ministre. L’usage en Indonésie est d’utiliser le premier nom : dans l’état-civil, le nom de famille n’existe pas. Le frère de Prabowo s’appelle Hashim Djojohadikusumo, son père Soemitro Djojohadikoesoemo (avec le « oe » néerlandais et non le « u ») et son grand-père Margono Djojohadikoesoemo.
Dans un communiqué du 10 février dernier, le ministère français des Armées annonçait que « le déplacement [à Jakarta du 9 au 10 février 2022] de la ministre des Armées avait été l’occasion d’officialiser l’acquisition par l’Indonésie de 42 avions de combat Rafale, après plusieurs mois de négociations dans un contexte particulièrement compétitif ». De son côté, le ministre indonésien de la Défense Prabowo Subianto* expliquait qu’il s’agissait d’un premier achat de six unités et que 36 autres viendraient ensuite.
*Dans plusieurs armées de l’air, l’escadron (squadron en anglais, skadron udara, « escadron aérien » en indonésien) est l’unité opérationnelle de base. Elle comprend de 12 à 24 appareils. **En 2003, l’achat de 4 premiers Sukhoi, dans lequel le gendre de la présidente Megawati avait été impliqué, avait défrayé la chronique (cf. François Raillon, « Indonésie 2003 : L’obsession sécuritaire », in Archipel, 67, 2004).
La question du nombre des avions mérite explication. À l’origine, il y a l’annonce en 2014 par le ministre de la Défense de son intention de remplacer les vieux Northrop F-5 américains qui équipaient un escadron* de l’armée de l’air indonésienne basé dans l’est de Java, mentionnant le Sukhoi Su-35 comme une des possibilités. L’armée de l’air possédait en effet déjà seize Su-27 et Su-30** équipant un escadron basé dans le sud de l’île de Célèbes, et dont le Su-35 était un développement. En outre, le ministre avait déclaré en 2010 que l’Indonésie avait comme objectif d’acquérir 180 chasseurs Sukhoi sur les quinze à seize années à venir. Le choix du Su-35 paraissait donc cohérent avec cette vision. Le nombre initial était de seize avions, qui avait finalement été réduit à onze. En 2018, le secrétaire américain à la Défense de Donald Trump assurait que les États-Unis ne sanctionneraient pas l’Indonésie d’un embargo si celle-ci achetait du matériel russe, y compris des Sukhoi Su-35.
Mais en 2018, Trump lui-même faisait pression sur l’Indonésie pour qu’elle renonce à l’achat des chasseurs russes. Un haut responsable du ministère indonésien de la Défense avait alors laissé entendre que l’Indonésie serait intéressée à acquérir le F-35 du constructeur Lockheed Martin, le plus récent des avions de combat américain. L’Indonésie avait essuyé un refus.
En décembre 2020, la ministre française des Armées Florence Parly annonçait sur BFM TV une vente « très bien avancée » de 36 à 48 Rafale. Mais en mai 2021, le groupe britannique Janes Information Services révélait que le programme du Rafale ne figurait pas dans le calendrier du ministère indonésien du Plan (BAPPENAS) et n’avait pas été publié par le ministère des Finances pour la nouvelle année fiscale. La première tranche de seulement six appareils mentionnée dans le communiqué du ministère des Armées est donc vraisemblablement liée à la question du financement.
*Aux États-Unis, depuis 1962, les avions militaires, quel que soit le constructeur (en principe américain), doivent en théorie suivre un système de désignation comportant un préfixe de 1 ou 2 lettres désignant la fonction de l’appareil, et un numéro d’ordre chronologique de la date du projet (même si l’avion n’est finalement pas construit). Le F-15 est ainsi un chasseur (F pour fighter) construit par McDonnell Douglas (société depuis absorbée par Boeing) et le F/A-18 du même McDonnell Douglas un chasseur ayant une capacité d’attaque au sol (A pour attack).
Revenons en décembre 2020, une semaine à peine après l’annonce de Françoise Parly pour les Rafale, les États-Unis avaient proposé à l’Indonésie le F-15 et le F-18* au lieu du F-35 qu’ils lui avaient refusé en 2018. Le 11 février dernier, soit le lendemain de l’annonce du contrat des Rafale par le ministère français des Armées, on apprend que le gouvernement américain approuve la vente de trente-six F-15 à l’Indonésie.
Cette succession d’annonces ne doit pas faire oublier qu’en 2010, l’Indonésie avait signé un accord avec la Corée du Sud par lequel elle s’engageait a prendre une participation de 20% dans un projet de développement d’un nouvel avion de combat, le KFX. L’Indonésie devait injecter un montant total de 1,46 milliard de dollars mais avait cessé ses versements en 2017, invoquant des difficultés financières. Jakarta souhaiterait voir sa part ramenée à 15%.

Des sous-marins

Le 10 février dernier, jour de l’annonce officielle de l’achat des Rafale, l’entreprise étatique de construction navale PT PAL Indonesia et le constructeur français Naval Group ont signé un accord préliminaire pour coopérer dans la construction de deux sous-marins français de la classe Scorpène.
La marine indonésienne avait acheté deux sous-marins conventionnels allemands du Type 209 en 1981. En 2006, elle annonçait son intention d’acquérir des sous-marins russes. Vladimir Poutine s’était rendu en Indonésie en 2007, la première visite d’un chef d’État russe depuis une cinquantaine d’années, pour signer différents contrats d’achat, dont des sous-marins. L’achat de sous-marins russes était encore d’actualité en 2015 mais l’année suivante, on apprenait que PT PAL et la DCNS (renommée Naval Group) avaient formé un groupe de travail pour étudier les besoins de la marine indonésienne en matière de sous-marins.
*Selon l’Encyclopædia Britannica, une corvette au sens moderne est un bâtiment de 500 à 1 000 tonnes de déplacement.
L’Indonésie prenait livraison d’un sous-marin sud-coréen de la classe Chang Bogo, une amélioration du Type 209 allemand, en 2017, d’un deuxième en 2018 et un troisième construit en collaboration avec PT PAL en 2019. Mais en 2020, de passage à Paris pour rencontrer Françoise Parly, Prabowo exprimait un intérêt pour l’achat de quatre Scorpène et deux corvettes* de la classe Gowind. « La France, expliquait-il, pouvait devenir un partenaire stratégique pour aider l’Indonésie à renforcer l’équipement de son armée et accélérer le développement de l’industrie de défense nationale [de l’Indonésie]. » Quelques mois plus tard, on apprenait que le gouvernement de Jakarta envisageait la possibilité de revoir un contrat avec la Corée du Sud pour trois autres sous-marins. En avril 2021, le sous-marin Nanggala, un des deux achetés à l’Allemagne en 1981, disparaissait en mer au nord de l’île de Bali. Ce drame n’a pu manquer d’influencer le choix de l’Indonésie en matière de sous-marins.

Des frégates

*Toujours selon l’Encyclopædia Britannica, une frégate au sens moderne est un bâtiment de 3 000 tonnes ou plus. Dans la marine américaine, à partir de 8 000 tonnes, le bâtiment est désigné comme un destroyer.
À l’heure actuelle, les plus gros bâtiments de la marine indonésienne sont six frégates* de la classe Van Speijk, construites dans les années 1960 pour la Marine royale néerlandaise, modernisées à la fin des années 1970 et transférées à l’Indonésie à la fin des années 1980. Ces frégates de 2 940 tonnes de déplacement doivent être progressivement retirées du service et être remplacées par des frégates un peu plus petites (2 365 tonnes) de la classe Martadinata, construites aux Pays-Bas et dont l’Indonésie a reçu deux exemplaires en 2014 et 2016.
*La zone économique exclusive (ZEE) est une bande de mer ou d’océan située entre les eaux territoriales et les eaux internationales, sur laquelle un État riverain (parfois plusieurs États dans le cas d’accords de gestion partagée) dispose de l’exclusivité d’exploitation des ressources.
En décembre 2019, une trentaine de bateaux de pêche battant pavillon chinois escortés par un garde-côtes chinois pénétraient la zone économique exclusive* indonésienne autour des îles Natuna situées en mer de Chine du Sud. Pékin considère en effet que la mer de Chine du Sud fait partie de ses eaux territoriales, ce que le droit international ne reconnaît pas. Cet incident amène l’Indonésie à envisager l’acquisition de navires de guerre d’un tonnage plus important. Une délégation se rend au Danemark et visite une frégate danoise de la classe Iver Huitfeldt, qui a un déplacement de 6 645 tonnes.
En avril 2021, Prabowo était à Tokyo pour discuter de l’achat de huit frégates de la classe Mogami (5 500 tonnes de déplacement). En juin, le constructeur italien Fincantieri annonce qu’il fournira six frégates multi-missions (FREMM) de 6 000 tonnes. Cette annonce est qualifiée en France de « coup de tonnerre » : Naval Group n’avait en effet pas déposé d’offres. Enfin en septembre 2021, PT PAL signe avec la firme britannique Babcock International un contrat par lequel l’entreprise indonésienne construira sous licence deux frégates du type Arrowhead 140, inspiré de la classe Iver Huitfeldt danoise.

Des choix politiques

Pour le magazine américain Foreign Policy, l’incident de décembre 2019 avait amené progressivement la Chine et l’Indonésie vers un conflit armé. Il n’était pourtant pas le premier incident grave dans le secteur des Natuna. En 2010, un garde-côtes chinois avait braqué une mitrailleuse lourde sur un patrouilleur indonésien qui avait capturé un bateau de pêche chinois, et l’avait forcé à le relâcher. En 2013 encore, un garde-côtes chinois avait forcé un patrouilleur indonésien à relâcher des pêcheurs chinois qu’il détenait pour pêche au chalut illégale. Le vice-amiral d’escadre Desi Albert Mamahit, patron du Bakamla, l’agence indonésienne des garde-côtes, considère que la question de la mer de Chine du Sud est une menace pour l’Indonésie. De fait en 2016, une corvette indonésienne tire des coups de semonce à l’intention de dizaines de bateaux de pêche chinois qui refusaient de quitter les eaux territoriales indonésiennes.
Mais depuis l’incident de décembre 2019, les relations entre les deux pays se sont réchauffées. L’aide chinoise dans le contexte de la pandémie de Covid-19 y a largement contribué. Par ailleurs, la Chine, premier partenaire commercial de l’Indonésie, finance et construit des infrastructures dans l’archipel dans le cadre de ses « Nouvelles routes de la Soie ».
C’est dans ce cadre que s’explique la frénésie d’achat de Prabowo. L’Indonésie d’aujourd’hui n’est pas une grande puissance militaire, face aux besoins de sécurité d’un archipel de plus de 16 000 îles s’étendant sur plus de 5 000 km d’Ouest en Est et près de 2 000 km du Nord au Sud. Le site Global Firepower la met en 15ème position pour 2022, derrière l’Iran et devant l’Allemagne. D’après le CIA World Factbook, en 2021, ses dépenses militaires représentaient 0,8 % de son produit intérieur brut (PIB), à comparer à la Malaisie (1 %) et à la Thaïlande (1,25 %). Lors d’une conférence en 2011 à la Nanyang Technological University de Singapour intitulée « Transforming the Indonesian Armed Forces », le politologue Juwono Sudarsono, qui avait été ministre de la Défense sous le président Susilo Bambang Yudhoyono (2004-2009), avait expliqué la nécessité pour l’Indonésie de bâtir une « force minimale essentielle » (« minimum essential force »).
*Pour rappel, c’est un client français de Joko Widodo, qui possède une fabrique de meuble à Solo dans le centre de Java, Bernard Chêne, qui a inventé ce surnom. L’usage javanais aurait été de l’appeler simplement « Joko ».
En 2021, le bureau de la présidence a révélé un plan de modernisation de l’armée d’un montant de 125 milliards de dollars pour la période de 2020 à 2045. Pour 2022, le budget de la défense est de 9,3 milliards de dollars, soit à peine plus de 0,7 % d’un PIB prévu de 1 270 milliards de dollars pour la même année. Mais le président Joko Widodo a signé un décret par lequel il alloue seulement 2,06 milliards à la défense pour le même exercice. Il ne semble donc pas y avoir de cohérence entre Jokowi, comme on appelle le président*, et son ministre de la Défense.
Cela dit, lors de la visite que Florence Parly à faite à Jokowi, ce dernier a exprimé le souhait que la coopération militaire entre l’Indonésie et la France ne se limite pas à l’achat d’armes. Il faut aussi qu’elle englobe un développement et une production conjointe, un transfert de technologie et un investissement dans les industries d’armement. Jokowi espère en outre que les négociations sur un accord de partenariat économique global (Comprehensive Economic Partnership Agreement ou CEPA) entre l’Indonésie et l’Union européenne pourront avancer sous la présidence française. Le président indonésien a également demandé le soutien de la France à la présidence indonésienne du G20. Enfin, Jokowi a discuté de la coopération sur l’Indo-Pacifique, évoquant son accord avec Emmanuel Macron pour faire de cette région « une aire de paix, de stabilité et de prospérité », ce qui demande une coopération économique.
À la fin de son entretien avec la ministre française des Armées, le président indonésien a demandé le soutien de la France pour que l’art martial indonésien pencak silat puisse figurer comme démonstration lors des Jeux olympiques de Paris en 2024. Par ailleurs, lors d’une visite de Françoise Parly à son ministère, la chef de la diplomatie indonésienne Retno Marsudi a évoqué ce qu’elle voit comme une « discrimination » de l’huile de palme par l’Union européenne.
Comme l’a déclaré le président indonésien, le Rafale va renforcer le partenariat entre l’Indonésie et la France. Finalement, une coopération entre les deux pays est possible.
Par Anda Djoehana Wiradikarta

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A propos de l'auteur
Anda Djoehana Wiradikarta est enseignant et chercheur en management interculturel au sein de l’équipe « Gestion et Société ». Depuis 2003, son terrain de recherche est l’Indonésie. Ingénieur de formation, il a auparavant travaillé 23 ans en entreprise, dont 6 ans expatrié par le groupe pétrolier français Total et 5 ans dans le groupe indonésien Medco.