Politique
Analyse

La Chine et l'Ukraine : de la convergence sino-russe au front anti-occidental

Le président chinois Xi Jinping avec son homologue russe Vladimir Poutine. (Source : LA Times)
Le président chinois Xi Jinping avec son homologue russe Vladimir Poutine. (Source : LA Times)
À ce jour, Pékin n’a toujours pas condamné l’invasion russe de l’Ukraine. La Chine continue d’utiliser des éléments de langage russe, à savoir « opération militaire spéciale ». À elle seule, cette posture donne à comprendre la politique étrangère chinoise et l’articulation singulière entre la Chine et la Russie. Sans être ouvertement aligné sur Moscou, d’une part le régime de Pékin soutient implicitement la Russie dans la guerre en Ukraine, d’autre part intensifie ses choix stratégiques en direction des pays de l’ex-Tiers-Monde, à mesure de la dégradation des liens avec l’Europe, les États-Unis ou encore le Japon et l’Asie-Pacifique des démocraties. La guerre en Ukraine signe notre changement de siècle, historiquement et stratégiquement. Pékin reste observateur lointain et garde le temps de l’évolution de la guerre pour lui, restant à l’affût d’opportunités pour gagner en influence, alors même que la situation interne chinoise n’est pas favorable.

La guerre en Ukraine révèle et amplifie la convergence sino-russe jusqu’à sa vassalisation

La relation sino-russe est encore parfois qualifiée d’alliance. Ce qui est faux. En témoigne l’absence de soldats chinois sur le sol de l’Ukraine en guerre. Les qualificatifs les plus idoines seraient coordination, collusion et convergence d’intérêts entre les deux États, membres du Conseil de Sécurité des Nations Unies, puissances nucléaires, puissances diplomatiques, mais très asymétriques dans leurs relations et poids dans le système international. À mesure de l’intensification des relations sino-russes ces deux dernières décennies (en particulier depuis 2012, arrivée au pouvoir de Xi Jinping et Poutine de nouveau président), la Chine a connu une montée en puissance géopolitique, surtout économique, commerciale et technologique, alors que la Russie accuse un effritement, voire une dislocation de certaines structures économiques et technologiques. Ainsi, le partenariat est très inégal : si un temps, la Chine prenait pour exemple l’URSS, aujourd’hui, c’est Pékin qui pourrait dicter la relation bilatérale.
Si la relation entre la Chine et la Russie est ancienne, elle repose aujourd’hui à la fois sur une balance commerciale déséquilibrée – la Chine importe beaucoup de matières premières : gaz, pétrole, bois ou minerais, tandis que la Russie importe des biens manufacturés – et sur une convergence politique internationale pour contrer la puissance américaine. En ce sens, Pékin parle de partenariat stratégique exemplaire pour qualifier la relation bilatérale, puis au moment des Jeux olympiques d’hiver en février 2022, de « partenariat sans limites ». Malgré cette proximité accrue, en coulisse plusieurs divergences demeurent. Mais ce qui marque la relation depuis dix ans au moins, c’est l’asymétrie et le poids croissant de la Chine dans la sphère d’influence russe (politique, économique et stratégique), et ce, dans tous les domaines, y compris sécuritaire. Faut-il rappeler l’importance démographique et économique chinoise en Sibérie orientale et les velléités de revendications territoriales du lac Baïkal à Vladivostok.
En amont de l’invasion russe de l’Ukraine, ce partenariat stratégique s’est illustré lors de la visite d’État de Poutine à Pékin pour l’ouverture des JO d’hiver, où les deux dirigeants ont très explicitement affiché leur ambition et le vocable qui l’entoure. En ce sens, la visite de Poutine en Chine précédant l’invasion n’est pas anodine mais vient confirmer une forme renforcée de coordination tactique sino-russe pour densifier des fronts contre l’Occident.
*Le journal Politico a publié une série d’enquêtes, ici, ici et , démontrant les livraisons d’équipements et d’armes (non lourdes) depuis la Chine à la Russie.
Sans surprise, Pékin joue la corde longue dans le soutien implicite à la Russie dans la guerre en Ukraine, précisément parce que le partenaire russe est stratégiquement trop important pour être délaissé dans la rivalité avec Washington. Par conséquent, la Chine déploie plusieurs équipements militaires et de sécurité intérieure pour appuyer le Kremlin dans l’effort de guerre sans pour autant franchir la limite de l’armement lourd. Plusieurs médias d’investigation, dont Politico*, ont montré comment des drones chinois (aux usages divers), des armes automatiques, des gilets et autres équipements transitaient depuis la Chine vers la Russie via des pays tiers avec autant de sociétés intermédiaires.
En visite en Europe mi-février dernier, le ministre des affaires étrangères Wang Yi a déclaré lors d’une rencontre à Paris avec son homologue que « la Chine ne livrait pas d’armes à la Russie ». Déplacement et déclaration à remettre dans la perspective de la dégradation des relations entre Pékin et Washington : la diplomatie chinoise cherche précisément un appui en Europe contre les États-Unis.
Plus encore, c’est le facteur commercial et technologique qui souligne le soutien implicite et indirecte. En 2021, le commerce bilatéral était de 135 milliards de dollars, il atteint 190 milliards de dollars pour l’année 2022. Les derniers chiffres des douanes chinoise permettent d’anticiper un chiffre record au-dessus de 200 milliards de dollars pour l’année 2023. L’augmentation du commerce bilatéral est surtout le fait d’une hausse des importations de matières premières russes vers la Chine à des prix plus bas, imposés par Pékin. En retour, la Chine exporte des biens de consommation, dont certains sont détournés pour servir l’effort de guerre – composants électroniques, par exemple.
Récemment, au début 2024, la désignation par Kiev de plus d’une dizaine d’entreprises chinoises comme « soutiens internationaux » de la guerre, témoigne d’une clairvoyance certaine des autorités ukrainiennes sur les enjeux et les collusions sino-russes à différents niveaux. Ces déclarations viennent renforcer les mises en garde de nombreux États, notamment européens. Fin 2023, l’ancienne chef de la diplomatie française Catherine Colonna disait compter sur la « vigilance » des autorités chinoises « pour qu’aucune structure en Chine, notamment privée, ne contribue à l’effort de guerre illégal de la Russie ».
*Conférence de presse du 17 mars 2023 tenue par le porte-parole du ministère des Affaires étrangères Wang Wenbin
À l’ONU, Pékin a dès la fin février 2022 orientée sa supposé neutralité. La République populaire de Chine (RPC) s’est abstenue de voter à trois reprises des résolutions portant sur la condamnation de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En premier lieu, la résolution au Conseil de sécurité, puis les résolutions de l’Assemblée générale de début et fin mars 2022. Par la suite, Pékin n’a pas modifié cette posture. La diplomatie chinoise rappelle régulièrement que « la Chine maintiendra une position objective et équitable sur la crise ukrainienne et jouera un rôle constructif dans la promotion des pourparlers de paix. »*
*Les deux dirigeants se sont rencontrés physiquement une quarantaine de fois depuis 2012. **Depuis, ce personnage a fait l’objet d’une purge à l’été 2023.
Enfin, dans l’équation stratégique, la présence récurrente de la Corée du Nord (visite diplomatique ou armements) rappelle la triangulation renforcée entre Pékin-Moscou-Pyongyang. La proximité des régimes chinois et nord-coréen est telle que ce dernier est utile à la fois à Pékin et à Moscou pour renforcer le face-à-face avec Washington. En témoigne la rencontre entre Kim Jong-un et Vladimir Poutine en septembre 2023, suite à la visite du ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou portant sur des convergences stratégiques et livraisons d’armes, équipements, technologies et de main-d’œuvre. S’inscrivent dans cette politique étrangère, les visites de Xi Jinping* (trois jours) à Moscou venant confirmer à la fois le déséquilibre bilatéral, mais aussi le front sino-russe contre l’Occident, d’une part, et d’autre part la visite de six jours entre la Russie et la Biélorussie de Li Shangfu, alors ministre chinois de la Défense** (sous sanctions des États-Unis), marquant l’articulation stratégico-militaire sino-russe. La vassalisation de la Russie par la Chine est en marche forcée.
Enfin, il est apparu à Moscou une possibilité d’un éloignement de Pékin quant à ses déclarations de « pourparlers » et de « médiation » depuis février 2023. Le diplomate Li Hui, en charge d’une supposée « médiation » chinoise effectue une visite d’abord à Moscou puis à Kiev et en Europe. Cette visite diplomatique ne changera pas le cours de la guerre, mais exposera Pékin à l’échelle internationale comme acteur limité des discussions, surtout pour séduire les Européens contre Washington. Mais la visite de Xi Jinping à Moscou en mars 2023, puis la succession des visites chinoises en Russie et inversement, russes à Pékin ont montré la convergence et le renforcement des liens bilatéraux et dissipé l’idée d’un glissement du soutien de Pékin vers Kiev. Cette temporalité s’inscrit désormais en écho des purges au plus haut niveau du régime communiste chinois et de l’État. L’hypothèse que Moscou ait averti Pékin de taupes au sein de l’appareil du Parti-État chinois n’est pas étranger à la disparition des ministres Qin Gang et Li Shangfu, ou encore d’autres personnalités de haut rang.

Les autres fronts intensifiés depuis 2022 et le rôle de médiation

Malgré la poursuite de la politique « zéro-Covid » en 2022 et la préparation du XXème Congrès du PCC, Pékin a initié de manière discrète ce qui serait l’ouverture de l’année 2023, à savoir une offensive diplomatique tous azimuts, en particulier en direction des mondes non occidentaux. D’une part, Pékin cherchait à relancer la machine économique, très à la peine après de longues années de pandémie et à séduire de nouveau le monde. D’autre part, la perception stratégique chinoise des États-Unis et de l’Europe confirme la polarisation forte de ces derniers sur le conflit en Ukraine, ce qui lui laisserait les mains libres pour mener une offensive sur divers fronts.
Renouant puissamment avec la politique de Mao, Pékin se voit toujours plus comme le leader des pays émergents et en développement, plus globalement, les sphères non occidentales. Ainsi, les efforts de l’offensive diplomatique chinoise marqueront, dans l’ombre de la guerre en Ukraine, le lustre donné au sommet de l’OCS en Ouzbékistan. Ce fut la première sortie du territoire chinois de Xi Jinping (via une visite au Kazakhstan en amont du sommet) après le début de la pandémie de Covid. Puis, le sommet du G20 en Indonésie en novembre 2022, considéré à Pékin comme l’arrière-cour sinisée de l’Asie insulaire et le sommet des BRICS en août 2023 ont montré la convergence des États non occidentaux pour peser davantage dans les affaires du monde. Précisément, la Chine joue un rôle important dans ce processus en appuyant les chancelleries avec lesquelles les liens diplomatico-commerciaux, voire stratégiques se sont renforcés depuis une à deux décennies.
Citons à ce titre les relations avec les principaux acteurs du Moyen-Orient : Iran, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, mais également en Afrique (Égypte, Éthiopie) ou en Amérique Latine (Brésil, Argentine), le poids économique et l’influence diplomatique de la Chine sont renforcés. Deux temps diplomatiques en attestent : le rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite scellé à Pékin au lendemain de la confirmation du renouvellement de Xi Jinping, président de la RPC (mars 2023) et l’élargissement des BRICS à cinq pays candidats (tous dans l’orbite géoéconomique et diplomatique de la Chine : Iran, Arabie saoudite, EAU, Égypte, Éthiopie, moins l’Argentine).
Fin février 2023, Pékin, dans une logique de communication diplomatique, diffuse via divers canaux (diplomatique officiel et médias articulés au régime) un supposé plan de paix en douze points, dénommé : « Position de la Chine sur le règlement politique de la crise ukrainienne ». À ce titre, notons le refus chinois d’utiliser le mot « guerre » et de choisir le mot « crise ». Rappelons que jamais le terme « paix » n’apparait dans les mots en chinois. Il s’agit bien là d’une opération de communication, voire de « Psy ops » (opération psychologique) montrant que la Chine, malgré l’éloignement géographique de l’Ukraine est une puissance responsable et en mesure de peser plus que d’autres dans la médiation et la résolution du conflit armé.
Lors de diverses réunions diplomatiques, notamment en Arabie saoudite à Djeddah début août 2023, à l’appel du prince Mohammed Ben Salmane, la Chine affirme sa présence afin de renforcer l’aspect médiateur putatif à son influence et à sa puissance. En coulisse, peu nombreux sont les acteurs lui donnant ce crédit.

Taiwan et l’écho ukrainien

Sur un autre front du système international, la guerre en Ukraine a considérablement renforcé la réflexion stratégique autour de Taïwan et de l’éventualité d’un scénario similaire d’usage de la force par la Chine contre Taipei. Si le parallèle a pu être évoqué par certains observateurs, le contexte stratégique n’est pas le même, les équilibres géopolitiques encore moins. En revanche, l’hypothèse d’une action violente contre Taïwan (blocus, invasion, coup de force ponctuel) est de plus en plus intégrée par les opinions et les décideurs politiques et économiques.
Aussi bien à Pékin qu’à Taipei, les milieux stratégiques suivent de près le cours de la guerre en Ukraine dans son ensemble. Ce sont autant d’enseignements en anticipation d’un plausible usage de la force. Enfin, la guerre et sa médiatisation ont induit une sensibilisation toujours plus importante au sein de l’opinion et de la société civile taïwanaises. La mobilisation et l’organisation de la société est davantage tournée vers l’hypothèse d’un risque de guerre. La formation au maniement des armes, des premiers soins ou de l’environnement informationnel sont de réels facteurs qui animent la société taïwanaise. La question de la mobilisation internationale et la pluralité des acteurs du système international, notamment privés (ONG ou médias) sont là aussi de plus en plus intégrées à Taipei.

La Chine, acteur de l’après-guerre ?

Alors que passaient par l’Ukraine et la Biélorussie plusieurs axes du programme chinois des « Nouvelles routes de la soie » (ou communément appelé Belt and Road Initiative, BRI), la guerre a mis un coup d’arrêt aux flux, y compris par voie de mer. Derrière les intentions cachées chinoises en Ukraine et son rôle dans « l’après », la compétition avec les consortiums industriels européens, américains, israéliens ou japonais (voire sud-coréens) est déjà présente. Xi Jinping présidant le sommet BRI en octobre prévoit de donner un nouvel élan, dont l’Ukraine et une partie de son environnement pourraient être l’objet (question du Caucase, de la mer Noire et du Danube).
D’un point de vue diplomatique et politique, Pékin a cherché à consolider sa posture de puissance mondiale, tant bien que mal, malgré ses fragilités internes et discrédits externes (difficultés de financement des projets, diplomatie contre-productive des « Loups Combattants », l’exposition médiatique d’un diplomate qui a définitivement révélé sa duplicité structurelle, ou encore le ralentissement économique général). À court terme, Pékin cherche à sécuriser ses approvisionnements en céréales (et ses participations dans les ports ukrainiens), alors que les importations ont augmenté depuis 2022. En 2023, la RPC est devenue le premier acheteur mondial de blé (ce qui contribue fortement à la hausse de prix), avec deux sources majeures d’approvisionnements : la Russie et l’Ukraine.
Renouant avec ses priorités stratégiques immédiates (Asie et rivalités avec les États-Unis) de toujours, Pékin n’entend, à ce stade, pas jouer un rôle trop important, mais accorder seulement un soutien discret et allusif à la Russie pour stratégiquement poursuivre sa vassalisation.
Par Emmanuel Véron
Ce texte est une version remaniée d’un article initialement publié dans la revue Défense Géopolitique et sécurité de l’UNION-IHEDN, n°217, décembre 2023-janvier 2024.

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Emmanuel Véron est docteur en géographie, spécialiste de la Chine contemporaine et de relations internationales. Il est associé à l'UMR IFRAE, enseignant-chercheur associé à l'Inalco et à l'Ecole navale. Il conseille des entreprises et institutions sur les questions internationales liées à l'Asie.