Culture
Entretien

Cinéma : "Art College 1994" de Liu Jian, quand la jeunesse chinoise rêvait d'Occident

Le film d'animation "Art College 1994" de Liu Jian se penche sur la jeunesse chinoise post-Tian'anmen. (Crédits : Nezha Bros. Pictures Company Limited Beijing Modern Sky Culture Development CO, LTD.)
Le film d'animation "Art College 1994" de Liu Jian se penche sur la jeunesse chinoise post-Tian'anmen. (Crédits : Nezha Bros. Pictures Company Limited Beijing Modern Sky Culture Development CO, LTD.)
Artiste peintre devenu réalisateur de films d’animation, Liu Jian s’est fait connaître du grand public en 2017, lorsque son deuxième long métrage Have a nice day, a été sélectionné à la 67ème édition du festival du film de Berlin. Ce polar déjanté aux couleurs vives, portrait sombre de la violence sociale en Chine, avait marqué par un style graphique unique. Véritable bourreau de travail, Liu Jian avait réalisé ce film presque seul, travaillant à partir de photographies prises en repérages, puis animant ses personnages de façon minimaliste. Six ans plus tard, auréolé d’une belle notoriété, celui qui est devenu professeur d’université revient avec un nouveau film, Art College 1994, qui dépeint les années étudiantes du réalisateur en pleine période d’ouverture de la Chine sur le monde occidental. Invité par le Forum des images lors de la 20ème édition du Carrefour du cinéma d’animation, Liu Jian a répondu aux questions de Gwenaël Germain.

Entretien

Né en 1969 dans la province côtière chinoise du Jiangsu, Liu Jian fait ses études à l’Académie des beaux-arts de Nankin dans les années 1990. C’est le point de départ de son parcours artistique qui fit d’abord de lui l’un des artistes emblématiques du mouvement post-1989 dit « Gaudy Art ». Pourtant, c’est en tant que réalisateur de films d’animation qu’il acquière une renommée internationale avec ses films, Piercing I sorti en 2010, suivi de Have a Nice Day en 2017. Ce dernier, en dressant un sombre portrait de la Chine contemporaine, avait connu quelques difficultés avec les autorités chinoises qui avaient empêché, dans un premier temps, que le film ne soit diffusé au Festival d’Annecy en 2017. Son dernier opus, Art College 1994, sorti en 2023, est inspiré des années étudiantes à Nankin de son réalisateur. Sélectionné à la Berlinale 2023, ainsi qu’au Festival international du film d’animation d’Annecy 2023, le film se penche sur la période d’ouverture de la Chine et de l’entrée des idéaux occidentaux dans les universités chinoises.

Le réalisateur chinois Liu Jian. (Crédits : Gwenaël Germain)
Le réalisateur chinois Liu Jian. (Crédits : Gwenaël Germain)
Vous avez réalisé vos deux premiers films en travaillant presque intégralement seul. Avez-vous changé de méthode pour Art College 1994 ?
Liu Jian : Il y a eu effectivement des changements mais je ne crois pas que cela soit lié à ma carrière ou au fait que je sois devenu plus visible. ce relève beaucoup plus des besoins même du film. Il est vrai que j’avais réalisé mes deux précédents films majoritairement seuls. Cette fois, le noveau film a nécessité une équipe plus nombreuse parce qu’il est beaucoup plus long, qu’il a beaucoup plus de personnages et qu’il a bénéficié d’un investissement beaucoup plus généreux. Il s’agit d’une petite équipe d’une vingtaine de personnes qui ont travaillé sur toute la création du film, de l’animation au doublage, en passant par les personnages et la narration.
Était-ce libérateur de ne plus travailler seul ou bien frustrant de ne plus pouvoir tout contrôler ?
On ne peut pas dire que j’étais plus détendu. C’était en fait beaucoup plus compliqué parce que lorsqu’on travaille seul, on peut le faire avec son propre style. Mais lorsqu’il faut travailler en coopération, il faut aussi aligner les différents styles. Rien que cela nous a pris environ six mois pour que les styles soient à peu près homogènes entre nous et c’est seulement à partir de là que l’équipe a pu trouver sa synergie et a pu réellement s’exprimer. C’est aussi ce qui nous a permis de surmonter des difficultés que j’aurais eu du mal à surmonter seul au niveau de l’animation et de l’expression des différents personnages. Je pense qu’il ne vous aura pas échappé que celui-ci est très différent dans le traitement de l’animation et des images, qui sont beaucoup plus détaillées que dans les deux films précédents.
Vos deux précédents films étaient plus violents et avaient certaines caractéristiques thriller. Dans Art College 1994, vous revenez sur vos années d’études et sur votre propre jeunesse. D’où est venue cette idée ?
En fait, Art College 1994 est peut-être une œuvre plus ancienne que les autres parce qu’il s’agit de l’adaptation d’un roman que j’avais écrit dans les années 1995-96. Je l’ai écrit en même temps que je réalisais Piercing I, mais comme Art College 1994 était beaucoup plus difficile à réaliser, je n’ai pas voulu m’y atteler tout de suite. Après avoir réalisé mes deux précédents films, grâce à mon gain d’expérience et la possibilité d’avoir plus de moyens aussi bien humains que financiers, j’ai enfin pu réunir les conditions pour réaliser ce film. On peut considérer ces trois films comme une trilogie dont Art College 1994 serait la première partie.
Voir la bande-annonce du film d’animation « Art College 1994 » de Liu Jian :
Votre dernier film est parsemé de citations de référence à la culture de l’Occident, de Nietzsche à Nirvana, en passant par Dostoïevski. Est-ce à dire qu’à l’époque, les étudiants chinois étaient bercés de références occidentales ?
J’étais étudiant en 1994 et ces années-là ont réellement vu la pénétration en Chine de la philosophie occidentale. Les cibles, en tout cas, les réceptacles les plus directs étaient les étudiants. Pour eux, cette pensée occidentale apportait une véritable fraîcheur par rapport à ce qu’ils avaient étudié jusque-là. Il en est né un réel sentiment de sécurité et un fort enthousiasme, ce qui a conduisait les étudiants à avoir des débats très enlevés sur ces questions de philosophie et de pensées occidentales. Les professeurs également se montraient très enthousiastes au contact de ces nouvelles idées et ce sentiment de fraîcheur poussait les professeurs et les étudiants, aussi bien au sein des cours que de la sphère privée, à discuter de tout cela. Il y avait des débats très animés avec des polémiques, des prises de positions très tranchées. C’était en fait très à la mode. C’était une espèce de posture que tout le monde ou presque avait adopté, et que ce soit en philosophie, en littérature, mais aussi en art contemporains, on aimait citer les personnages les plus en vues de l’époque, ceux que vous avez cités mais on peut ajouter Kundera et des tas d’autres artistes contemporains. Il y avait là un sentiment d’identification, du moins de recherche d’identification et c’était devenu une telle posture que parfois c’était aussi un faire-valoir.
Quelles étaient à l’époque vos propres positions et aussi vos influences dans ces débats ?
Pour ma part, j’étudiais l’art classique chinois et cette ouverture sur l’art contemporain mondial n’a pas touché tout le monde de la même manière. Les sensibilités étaient très variées mais j’avais été particulièrement sensible à cette influence. J’ai voulu faire des essais en m’appuyant sur des outils traditionnels chinois, comme les pinceaux, le papier, dans une tentative de réaliser des œuvres beaucoup plus contemporaines. Ce qui m’a valu des échanges assez nourris avec mes professeurs parce que certains considéraient que c’était dénaturer l’art chinois tandis que d’autres étaient plus ouverts. De mon côté, j’essayais de les convaincre, en tout cas de les amener à l’ouverture. On était aussi beaucoup dans la reproduction d’œuvre.
Extrait de "Piercing I", premier film d’animation de Liu Jian. (Crédits : Liu Jian)
Extrait de "Piercing I", premier film d’animation de Liu Jian. (Crédits : Liu Jian)
Quel regard portez-vous sur la jeunesse actuelle ?
Il y a six ans, j’ai commencé à intervenir et à donner des cours à l’université et il est vrai que j’ai eu beaucoup d’interactions avec les étudiants. Alors bien sûr, les étudiants d’aujourd’hui et d’hier ne sont pas les mêmes, parce que l’état d’esprit a changé, parce que l’environnement dans lequel ils évoluent est très différent de celui des années 1990. Toutefois, ils conservent certains points communs qui sont inhérents au processus de croissance propre à la jeunesse. Des préoccupations éternelles comme l’amour, comme les interrogations sur la vie ou les incertitudes de la société sont toujours les mêmes.
Quelles questions vous posent vos étudiants ?
Il y a énormément de différence entre la génération des années 1990 et la génération d’aujourd’hui. Dans les années 1990, la Chine n’était pas aussi développée et tout le confort matériel ne ressemblait en rien à celui d’aujourd’hui. Nous étions donc beaucoup plus portés sur des questions liées à la littérature, à la philosophie, des choses peut-être un peu plus intellectualisées. Aujourd’hui, les étudiants sont les purs produits d’une génération internet mais aussi les purs produits d’une société de consommation, d’une société de confort matériel. Donc, leurs interrogations, leurs soucis, sont essentiellement liés à ce confort matériel. Je crois qu’ils ont beaucoup plus de pression que nous dans les années 90. La Chine s’est développée de manière très rapide et pour ces étudiants, il n’y a pas eu le temps d’adaptation nécessaire. Quand je parle de soucis matériels, c’est la pression d’avoir les moyens de s’acheter une maison, c’est la pression d’avoir une vie confortable dans tous les domaines. C’est aussi la raison pour laquelle il y a moins d’espace pour la spiritualité ou les débats d’idées car les jeunes sont beaucoup plus accaparés par ces difficultés. Je ne suis pas en train de dire qu’il y a une époque meilleure qu’une autre. Il s’agit juste de deux époques différentes en raison de l’évolution de la société. Le point positif concernant les jeunes d’aujourd’hui, c’est qu’ils apprennent vraiment à avoir une pensée autonome et qu’ils ont du respect pour leur propre pensée et leur façon de voir. Je crois que ce dernier point est une différence majeure avec mon époque des années 90.
Extrait de "Have A Nice Day", deuxième long métrage du réalisateur Liu Jian. (Crédits : 2017 Nezha Bros Pictures Company Limited, Le joy Animation Studio)
Extrait de "Have A Nice Day", deuxième long métrage du réalisateur Liu Jian. (Crédits : 2017 Nezha Bros Pictures Company Limited, Le joy Animation Studio)
Un autre sujet dans Art College 1994 qui n’apparait pas dans vos autres films, c’est la place des femmes au sein du film lui-même. Étaient-elles aussi présentes dans le livre que vous aviez écrit ?
Non, les femmes n’étaient pas autant présentes dans mon roman à l’origine. Mais il est vrai que dans Art College 1994, et il s’agit d’une différence majeure avec mes précédentes réalisations. Les personnages féminins représentent à peu près la moitié du total des personnages. Il faut préciser qu’il y a eu de profonds ajustements par rapport au roman d’origine. Cela ne veut pas dire que dans les années 90 on accordait une attention plus particulière aux femmes. Mais c’est surtout que j’essaie de représenter à travers ce film la vie du campus de l’époque et les femmes y étaient autant présentes que les hommes. J’essaie donc de décrire les difficultés et les préoccupations des femmes de l’époque. Cette présence accrue des personnages féminins a eu un impact sur le film notamment sur la couleur et le traitement de l’image. Mais je ne pense pas avoir eu un traitement différent pour les personnages féminins des personnages masculins. Il s’agit vraiment de personnages qui sont le produit de mes souvenirs, particulièrement vivaces, de ces années universitaires. Je crois d’ailleurs que c’est le cas de tout le monde : les souvenirs de jeunesse restent toujours très présents dans la mémoire.
Vous avez dit que vos trois films précédents représentaient une trilogie. Qu’allez-vous faire désormais ? Qu’est-ce qui vous intéresse dans la Chine d’aujourd’hui ?
La Chine est une société vraiment très complexe et il est compliqué d’en faire un résumé dans des termes simplistes. En un même temps, il peut se passer une foultitude de choses dont les répercussions peuvent être très différentes à des niveaux très différents. J’essaie d’expliquer, à travers mon art, ma réflexion sur la Chine d’aujourd’hui et sur le monde dans son ensemble. En tant que Chinois continental, je suis de très près tout ce qui se passe au jour le jour parce qu’il se passe beaucoup de choses qui ont à la fois une incidence sur notre passé mais aussi sur l’avenir que l’on a envie de voir éclore. Pour moi, ce qui a le plus de valeur, c’est de proposer un éclairage qui pourra conduire à une évolution favorable.
Propos recueillis par Gwenaël Germain
Interprète : Lénaïck Le Peutrec

Le Carrefour de l'animation

Depuis 20 ans, le Carrefour du cinéma d’animation est le festival parisien incontournable pour les amateurs de films animés. De Gobelins à Ghibli, de Nankin à Madrid, le festival organisé par le Forum des images s’attache à faire connaître le cinéma d’animation d’où qu’il vienne. Pour cet anniversaire particulier, le festival a permis au public de rencontrer pas moins de quinze invités du 22 au 28 novembre dernier, à commencer par Liu Jian et Benoît Chieux, réalisateur de l’ambitieux Sirocco et le royaume des courants d’air. Outre nombre de courts-métrages, le festival fut également l’occasion de découvrir le Pinocchio de Del Toro sur grand écran, le dernier projet du réalisateur de Funan, Donnie Do, La Forêt de Mademoiselle Tang ou encore de revoir des grands films du cinéma d’animation japonaise comme le magnifique The Tunnel to Summer, the Exit of Goodbyes de Tomohisa Taguchi ou encore Cowboy Bebop, le film de Shin’ichirō Watanabe.

G.G.

Le Carrefour du cinéma d'animation s'est déroulé au Forum des Images à Paris, du 22 au 28 novembre 2023. (Crédits : Benoît Chieux)
Le Carrefour du cinéma d'animation s'est déroulé au Forum des Images à Paris, du 22 au 28 novembre 2023. (Crédits : Benoît Chieux)

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.