Culture
Entretien

Cinéma coréen : "Remember our Sister" de Jo Hayoung ou la tragédie des "Camp Towns"

Extrait du film "Remember our Sister" de Jo Hayoung. Corée du sud, 1980, la petite Hong travaille dans un village dédié au plaisir des soldats américains. (Crédits : Jo Hayoung)
Extrait du film "Remember our Sister" de Jo Hayoung. Corée du sud, 1980, la petite Hong travaille dans un village dédié au plaisir des soldats américains. (Crédits : Jo Hayoung)
Un drame méconnu. Dès les années 1950 en Corée du Sud, des villages regroupaient des bordels et autres lieux de « repos » pour les soldats américains. Leur nom : Camp Towns. Ils étaient directement organisés par le gouvernement sud-coréen qui, en dehors, interdisait la prostitution. Ils ont vu passer des dizaines de milliers de jeunes femmes forcées de se prostituer. Coréennes d’abord, puis venues de toute l’Asie, elles ont vécu un calvaire accepté de tous jusque dans les années 2000. Leur sacrifice protégeait soi-disant la population civile des crimes sexuels qu’auraient pu commettre les soldats américains. De cette histoire tragique, la réalisatrice Jo Hayoung, 25 ans, en a tiré un moyen métrage poignant, Remember our Sister. Cette comédie musicale filmée à hauteur d’enfant a remporté en 2022 le prix du meilleur court métrage au Festival du Film Coréen à Paris (FFCP). Il a été rediffusé cette année lors d’une séance spéciale nommée « Fly Asiana ». Rencontre avec une jeune cinéaste aux convictions féroces et au talent indéniable.

Entretien

Née à Séoul en 1998, Jo Hayoung a grandi à Daejeon en dévorant les pages des Misérables de Victor Hugo. Diplômée de l’institut des Arts et média de Dong-A et toujours étudiante en cinéma à l’université nationale coréenne des arts (KNUA), elle s’intéresse particulièrement aux lieux chargés de mémoires, d’histoires de vies et d’émotions. En 2018, elle signe un premier court-métrage documentaire, Sister’s Room qui traite du déménagement de sa sœur dans un nouveau quartier alors qu’elle-même s’inquiète et doit affronter les violences sexuelles faites aux femmes dans l’espace public. Brillant par son dispositif, sa sensibilité et son interrogation sur l’espace réservé aux femmes, Sister’s room se rapproche d’une version coréenne moderne du livre féministe écrit en 1929 par Virginia Woolf, Une chambre à soi. En 2022, Jo Hayoung poursuit son exploration des lieux chargés d’histoires en réalisant Remember our Sister, une comédie musicale de 29 minutes qui dévoile, à travers les yeux d’une enfant, le quotidien sordide des Camp Towns, ces maisons de prostitution mises en place par le gouvernement coréen au service de l’armée américaine. Présenté dans divers festivals en Corée du Sud, le film remporte en 2022 le prix Fly Asiana du meilleur court métrage au Festival du Film Coréen à Paris (FFCP), permettant à sa réalisatrice d’être invitée lors l’édition 2023 et de projeter ses différents films au public parisien lors d’une séance dédiée. Outre ces deux films, la séance était complétée par Kids Land (2023) de la réalisatrice Kim Wonwoo, projet sur lequel Jo Hayoung a été assistante réalisatrice et où participait la jeune Yoon Bo-youn, l’actrice jouant la petite servante nommée Hong de Remember our Sister.

La réalisatrice sud-coréenne Jo Hayoung, lauréate du prix du meilleur court métrage du Festival du Film coréen à Paris 2022. (Crédits : Jo Hayoung.)
La réalisatrice sud-coréenne Jo Hayoung, lauréate du prix du meilleur court métrage du Festival du Film coréen à Paris 2022. (Crédits : Jo Hayoung.)
Qu’avez-vous ressenti en apprenant, l’an dernier, que vous aviez gagné le prix du meilleur court-métrage du FFCP ?
Jo Hayoung : Je n’avais pas du tout imaginé recevoir ce prix et j’étais très étonnée. Au moment où je l’ai appris, j’étais avec une amie et on s’est mise à crier toute les deux. On était super contentes. Je me suis dit ensuite que le public parisien avait aimé mon film et ça m’a rendue très heureuse. Cela m’a servi de moteur pour pouvoir réaliser mes projets suivants.
Quel est votre premier souvenir de cinéma ?
Mon premier souvenir est un souvenir assez plaisant. C’était en CM2, il n’y avait pas de smartphone à l’époque et j’avais pris un vieux caméscope à la maison pour tourner un premier film. Comme je n’avais pas non plus de logiciel de montage, à chaque fois que je faisais une prise, j’appuyais sur le bouton stop, et on enchaînait avec le plan suivant. [Rires] C’était un film d’horreur qui parlait de la violence à l’école. On y suivait l’histoire d’une « Gwishin » [sorte de fantôme coréen, NDLR] dans une histoire de revanche et c’est moi qui jouais son rôle ! J’avais les cheveux complètement détachés et j’apparaissais d’un coup devant la caméra. [rires].
Quelles sont vos influences de cinéma ?
Mon réalisateur préféré est japonais, il s’appelle Nakashima Tetsuya [Kamikaze girls (2004), Memories of Matsuko (2006), The world of Kanako (2014), NDLR]). J’aime aussi beaucoup Michel Gondry.
Au cours du festival, votre premier documentaire a été projeté : Sister’s Room. Quelle est la genèse de ce film ?
Il ne s’agissait pas d’un projet fait pour l’école. Cela partait d’une idée, de l’envie de parler de mon espace et de l’espace des femmes.
Dans ce premier film, on sent une grande influence des thématiques de l’époque. Vous l’avez tourné après un féminicide perpétré à la station Gangnam en 2016, qui avait beaucoup ému en Corée du Sud. À quel point cet événement tragique a-t-il influencé votre travail ?
Comme je vis en Corée, je suis forcément influencée par ce qui se passe dans la société et je ne me pose la question de savoir dans quel espace je vis.
Vous semblez beaucoup vous inquiéter de la sécurité du quartier où votre sœur emménage. En particulier, vous revenez beaucoup sur la présence de Love Hotels. Existe-t-il un risque particulier à habiter près de ces endroits ?
On dit que la sécurité en Corée n’a rien à envier à celle des pays étrangers. On dit même souvent que nous sommes mieux lotis en matière de sécurité dans l’espace public. Mais lorsque l’on voit les actualités en tant que femme, on porte un autre regard. Ce n’est pas tant que les motels soient particulièrement dangereux, c’est plutôt que les quelques violences ou harcèlements sexuels que j’ai subis se sont déroulés au contraire dans des espaces familiers de notre quotidien, dans les métros ou les bus. Ce sont des endroits où j’ai vraiment vécu ce genre de choses et comme c’est arrivé dans des endroits du quotidien, je crois que ces lieux nous effraient encore plus. Comme les quartiers de motels, qui nous sont moins familiers. Par ailleurs, ma sœur n’emménageait pas seulement dans un quartier avec des motels, mais aussi non loin d’une gare. La station Gangnam accueille en permanence énormément de monde. Pourtant, c’est là que ce meurtre a eu lieu. Cela peut nous amener à penser que la société coréenne présente malgré tout une part de danger pour les femmes.
"Sister’s Room" de la réalisatrice Jo Hayoung est un documentaire sur les espaces de vie des femmes sud-coréennes. (Crédits : Jo Hayoung)
"Sister’s Room" de la réalisatrice Jo Hayoung est un documentaire sur les espaces de vie des femmes sud-coréennes. (Crédits : Jo Hayoung)
Le film date de 2018 et depuis, le mouvement #MeToo a fait son chemin. Pensez-vous que la situation ait changé sur les questions de violences sexuelles en Corée du Sud ?
Oui. Je pense que ce qui a changé surtout, ce sont les mots que nous utilisons. Il s’est produit un énorme changement au sujet des violences et du harcèlement sexuel. Avant le Covid, on a énormément parlé de #MeToo et cela a eu une résonance incroyable. Mais après la période de Covid, en reprenant les transports en commun, je n’ai jamais vécu de nouveau cette forme de harcèlement sexuel. Je trouvais ça assez étonnant. Depuis la pandémie, j’ai la sensation que les personnes qui ont le pouvoir, les hommes comme les femmes, font très attention à ce qu’ils disent. Ils se soucient beaucoup plus de la discrimination sexuelle et donc ils font attention à leurs mots. Et ça, c’est un réel changement.
La question du féminisme semble également avoir changé. On a l’impression que le terme même de « féminisme » est moins assumé, moins porté par la nouvelle génération par rapport à 2018 ?
Je crois que cela fait parti d’un courant, d’un flux qui suit son cours. Parce qu’en 2016, au moment du meurtre de Gangnam, on ne savait pas exactement ce qu’était le féminisme. On en était un peu au début. Donc, le mot lui-même était un peu repoussant. C’était presque considéré comme une insulte et on avait du mal à exprimer ce que l’on voulait dire. À partir de 2018 et du mouvement #MeToo, je crois qu’il y a eu une volonté sincère de s’exprimer et on a pu s’emparer du mot. Aujourd’hui, je pense que l’on a appris ce qu’est le féminisme et il y a eu un peu d’ordre dans tout ça. Ce qui fait que l’on regarde maintenant les choses différemment.
Vous avez participé à une association de défense des droits des femmes. Pourriez-vous nous en parler ?
À Séoul, il existe un quartier chaud que l’on appelle le « quartier rouge ». Avec une association qui milite pour les droits des femmes, on leur apportait des objets dont elles avaient besoin et on les rencontrait pour leur demander comment les aider dans un programme qui s’appelle « How to reach ». J’ai commencé à m’intéresser au cercle vicieux qui exploitait ces femmes et c’est ainsi que l’idée du film Remember our Sister a germé.
Extrait du film "Remember our Sister" de la réalisatrice Jo Hayoung. La sœur de Hong est prostituée au Jasmine, un club pour soldats américains. (Crédits : Jo Hayoung)
Extrait du film "Remember our Sister" de la réalisatrice Jo Hayoung. La sœur de Hong est prostituée au Jasmine, un club pour soldats américains. (Crédits : Jo Hayoung)
Le sujet des Camp Towns dure sur presque 60 ans. Pourquoi avoir choisi de placer le film dans les années 1980 et pourquoi avoir tourné sur les lieux même d’un ancien Camp Town ?
Le film se déroule dans les années 1980 mais le Camp Town de Dongducheon où nous avons tourné s’est développé dans les années 1960-70. Par rapport à notre budget et à nos possibilités de décors, il était trop compliqué de situer le film dans les années 1960. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes concentrés sur les années 1980. Au début, nous nous posions la question de savoir si nous devions construire des décors mais comme les différentes bases américaines de Séoul sont fermées ou déplacées, cet endroit était vide et il était beaucoup plus facile pour nous de demander à utiliser les lieux. Je pense aussi que la force du cinéma réside dans la capacité à archiver les espaces et à les montrer tels qu’ils sont. C’est pour ça que nous avons décidé de tourner les espaces extérieurs sur place. C’est la même chose pour le cabaret Jasmine puisque nous avons tourné dans un ancien club qui est maintenant fermé. On l’a un peu remodelé et restauré pour les besoins du film. On a même trouvé un petit cimetière où étaient ensevelies les anciennes prostituées. Mais on trouvait que ce n’était pas très moral de tourner sur les tombes et donc, on a construit un petit cimetière derrière l’école.
Par ailleurs, si on me demande pourquoi j’ai choisi de raconter une histoire du passé plutôt qu’une histoire plus actuelle, c’est parce qu’il existe encore de nombreuses guerres dans le monde. Les deux Corées sont toujours officiellement en guerre. Nous n’avons pas signé d’armistice bien qu’il y ait eu un cessez-le-feu. Les choses peuvent encore se répéter. À travers ce film, je voulais rappeler aux gens que cela avait existé et que cela peut revenir de nouveau. Nous avons tendance à oublier cette partie de l’histoire.
Voir la bande annonce du film Remember our sister :
Quel était le quotidien de ces jeunes femmes ?
Cela n’apparaît pas dans mon film mais je voudrais parler des tests pour les maladies vénériennes. Les femmes qui travaillaient dans ces Camp Towns étaient régulièrement testées pour les maladies sexuellement transmissibles. Si le test était positif, elles étaient alors amenées dans ce qu’on appelait les « Monkey house » [Les « maisons des singes », sortes de centres carcéraux de quarantaine rudimentaires, NDLR]. Là, les femmes étaient forcées à recevoir des injections de pénicilline et beaucoup d’entre elles mourraient sous le choc. Les hommes de l’armée américaine n’étaient pas testés et les MST n’étaient pas contrôlées. Les femmes étaient donc infectées de façon répétée et mourraient. Beaucoup d’argent était dépensé dans les Camp Towns en Corée mais les femmes y étaient exploitées sexuellement et ne pouvaient pas échapper à la pauvreté. Ce sont les proxénètes et l’État qui se sont enrichis. Des mineures étaient enlevées et exploitées sexuellement, de nombreuses femmes y ont été tuées mais la Corée du Sud et les États-Unis toléraient cela. Récemment, et pour la première fois, un jugement a été rendu reconnaissant les dommages causés aux femmes des Camp Towns. Toutefois, la sécurité des femmes dans les quartiers rouges n’est toujours pas garantie, quand elles ne sont pas tout simplement expulsées vers d’autres rues dans le cadre de plan de réaménagement du territoire.
Quel sont vos projets ?
Actuellement, j’ai pour projet de raconter une histoire à la fois sous la forme d’un film et de l’adapter également sous la forme d’une pièce de théâtre. Je prépare également deux courts-métrages, un sur l’environnement et le second sur l’identité de la famille qui change à cause de la baisse drastique de la natalité en Corée.
Propos recueillis par Gwenaël Germain
Traductrice-interprète : Kim Yejin

Contexte

Le 18ème Festival du Film Coréen à Paris (FFCP) s’est déroulé du 31 octobre au 7 novembre 2023 au cinéma Publicis. Chaque année, le festival présente aux spectateurs français une sélection des meilleurs films coréens de l’année, aussi bien de films commerciaux à grand spectacle que des films indépendants à la fibre artistique ou sociétale plus prononcée. En parallèle de la sélection des longs métrages, le FFCP se distingue par une compétition de courts-métrages qui fait la part belle à la créativité et à la vivacité des jeunes cinéastes et qui permet de prendre le pouls de la société sud-coréenne. Le Festival est également l’occasion pour le public français de rencontrer de nombreux cinéastes coréens lors de séances de questions-réponses après les séances.

Exceptionnellement et pour quelques semaines, Remember Our Sister est visible en sous-titres anglais sur la chaine YouTube de la réalisatrice :

G.G.

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.