Culture
Entretien

Cinéma : "Smugglers" ou le retour de Ryoo Seung-wan, maître des films d'action sud-coréens

Dans "Smugglers" du réalisateur Ryoo Seung-wan, des "haenyeo" ou plongeuses sud-coréennes, s'adonnent à la contrebande pour survivre. (Crédits : DR)
Dans "Smugglers" du réalisateur Ryoo Seung-wan, des "haenyeo" ou plongeuses sud-coréennes, s'adonnent à la contrebande pour survivre. (Crédits : DR)
Le public français le connaît pour Battleship Island et les amateurs de cinéma coréen pour ses chefs-d’œuvre Crying Fist ou Veteran. Cette année encore, et pour la troisième fois, Ryoo Seung-wan était invité au Festival du Film Coréen à Paris (FFCP), son « festival préféré au monde », selon le réalisateur. Après plusieurs films plus politiques et engagés, dont l’excellent Escape from Mogadishu, inspiré de faits réels où le personnel des ambassades de Corée du Nord et de Corée du Sud doivent collaborer pour quitter une Somalie en pleine guerre civile, Ryoo Seung-wan revient avec Smugglers, un pur film de divertissement à l’ambiance très seventies. Exit l’Afrique et ses ambassadeurs, place au village de Guncheon où des plongeuses coréennes s’adonnent à la contrebande pour subsister et viennent se frotter à des gangsters à la petite semaine. Entre No Blood, No tears et Les dents de la mer, rencontre avec le spécialiste des comédies d’actions, le réalisateur Ryoo Seung-wan, accompagné de sa productrice et épouse, Kang Hye-jung.

Entretien

Ryoo Seung-wan est l’un des quatre cinéastes majeurs du cinéma contemporain sud-coréen aux côtés de Park Chan-wook (Old Boy), Bong Joon-ho (Parasite) et Kim Jee-woon (J’ai rencontré le diable). Né en 1973, Ryoo débute comme assistant de Park Chan-wook, sur Saminjo (1997). Rapidement, il se fait rapidement remarquer grâce à l’énergie et à la colère de ses premiers courts-métrages. Il les rassemble bout à bout pour signer en 2000 son premier long métrage, Die Bad, qui suit l’évolution de jeunes hommes au sein de la mafia locale. S’ensuivront plusieurs films qui permettent à Ryoo Seung-wan d’affirmer son style et d’explorer toutes les facettes du cinéma d’action. Dans No blood, no tears (2002), deux jeunes femmes tentent de faire un gros coup en dérobant l’argent de gangsters. Arahan (2004) se rapproche des productions hongkongaises mêlant arts martiaux et fantastique. Dans l’un de ses chefs-d’oeuvre, Crying Fist (2005), un film de boxe plus intimiste et social souvent comparé à Rocky, l’acteur Choi Min-sik joue l’un de ses plus beau rôles de cinéma. Son exploration du film d’action se poursuit en 2006 avec le très visuel City of Violence, puis avec Crazy Lee Agent (2008), un pastiche de James Bond. En parallèle, Ryoo Seung-wan mène une vie d’acteur qui va peu à peu s’arrêter.

Au début des années 2010, il entame la seconde phase de sa carrière en proposant des films au scénario plus abouti et dont la réalisation n’a plus rien à envier au cinéma américain : exemples avec The Unjust (2010) et The Agent (2013), deux films entre polar et espionnage. Jouissant déjà d’une certaine renommée, il voit sa popularité exploser en Corée en 2015 grâce à Veteran (13 millions d’entrées), toujours inédit en France, mais aussi Battleship Island (2017) puis Escape from Magadishu (2021). Ces trois films d’actions aux accents de comédies marquent par leurs thèmes socio-historiques : l’impunité des grandes entreprises sud-coréennes dans le premier, la colonisation japonaise dans le second et un épisode peu connu de la guerre civile somalienne où le personnel des ambassades nord-coréenne et sud-coréenne ont dû s’entraider pour échapper à une ville s’enfonçant dans l’horreur. Pour son douzième long-métrage, Smugglers (« Contrebandiers ») sorti en salle en Corée en juillet dernier, Ryoo Seung-wan revient à ses premiers amours en proposant une comédie d’action moins politique mais plus groovy, qui plonge le spectateur en pleines années 1970.

La productrice Kang Hye-jung et le réalisateur Ryoo Seung-wan. (Crédits : DR)
La productrice Kang Hye-jung et le réalisateur Ryoo Seung-wan. (Crédits : DR)
En prenant du recul, qu’est devenu le jeune réalisateur de Die Bad ?
Ryoo Seung-wan : C’est une question très difficile, la personne qui a fait Die Bad à l’époque n’existe plus vraiment car énormément de choses ont changé depuis. Quand j’ai fait ce film, j’avais la vingtaine, j’étais plein d’une énergie et d’une colère qui n’existe plus aujourd’hui. Par contre, j’ai conservé mes goûts en matière de cinéma. Si une chose a réellement changé, c’est peut-être le fait que dans le passé, j’étais assez sensible à ce que l’on disait de mes films et je prenais en compte les remarques lorsque je tournais les suivants. Désormais ce ne sont plus des choses qui me touchent vraiment. J’essaie juste d’être fidèle à moi-même, à qui je suis aujourd’hui parce que dans le fond, peut-être que le Ryoo Seung-wan que connaît le public et le vrai Ryoo Seung-wan sont un peu différents. C’est la même chose avec le cinéma parce que j’ai finalement compris que si un film original est composé de sons et d’images, il existe autant de versions d’un film qu’il y a de spectateurs.
Smugglers fait beaucoup penser à l’un de vos premiers films, No Blood, No Tears. Ces deux comédies d’action se déroulent dans le milieu de la pègre. Ce sont aussi vos deux seuls films avec un casting majoritairement féminin…
R.S :Ce n’était pas quelque chose de conscient dès le début. Néanmoins, il est vrai que j’avais pas mal de regrets après avoir terminé No Blood, No Tears. Et j’avais gardé en moi l’idée de réaliser de nouveau un film sur des femmes sans savoir que ce serait celui-là. À la réflexion, c’est vrai que les deux films peuvent se ressembler.
Les héroïnes de "Smugglers" ont maille à partir avec la pègre. (Crédits : DR)
Les héroïnes de "Smugglers" ont maille à partir avec la pègre. (Crédits : DR)
Qu’est-ce qui change avec un casting féminin en majorité, dans la réalisation comme dans la production ?
R.S :Si l’on regarde la performance au box-office et le nombre d’étapes dans le financement, il y a effectivement une réalité différente entre un film porté par des stars masculines et un autre porté par des stars féminines. Ici, je parle plutôt du côté industrie, gros sous, mais en tant que réalisateur, travailler avec un acteur ou une actrice est exactement la même chose. Pour ce film en particulier, la différence par rapport à d’autres tournages est qu’il y avait vraiment une très bonne alchimie entre actrices et acteurs. Je ne sais pas comment dire : il y avait une ambiance un peu différente par rapport aux films dont le casting n’est composé que d’acteurs. Il y avait une joie sur le plateau, il y avait toujours des événements, des choses heureuses qui se passaient, tout le monde bavardait. Il y avait vraiment une bonne ambiance.
Kang Hye-jung : De façon objective, les professionnels de l’industrie du cinéma connaissent bien le travail de Ryoo Seung-wan et ils sont confiants dans le résultat, donc nous n’avons pas connu de difficultés particulières d’investissement parce qu’il y avait des actrices. Cependant, nous avons vraiment essayé de rationaliser au maximum le planning et de respecter le budget donné. Je ne sais pas comment cela se passe en France, mais en Corée du Sud et à Hollywood, il y a toujours beaucoup de débats sur la différence de cachets entre les stars féminines et masculines. Dans l’industrie du cinéma, on a en tout cas une énorme variation au box office selon que le film est porté par des acteurs ou par des actrices. Il vrai que les occasions sont rares de montrer des actrices qui portent des films. On peut se dire que c’est parce que le public a moins l’habitude. Mais il existe toujours ce préjugé tenace qui laisse à penser que lorsque des héroïnes sont à l’écran, le film aura moins de succès.
Au-delà des actrices, dans l’industrie du cinéma, les femmes occupent souvent des rôles moins exposés médiatiquement, comme ceux de productrices ou de scénaristes et que les rôles de réalisateurs ou de chefs opérateurs sont majoritairement tenus par des hommes. Est-ce générationnel ? Est-ce toujours le cas en Corée ?
K.H. : Dans l’industrie du cinéma, lorsque l’on regarde le nombre de femmes et d’hommes qui y travaille, on peut dire que le paysage a beaucoup changé par rapport au moment où j’ai commencé il y a trente ans. Il y a désormais de plus en plus de femmes au sein des équipes sur les plateaux. Il y a aussi beaucoup de productrices et de réalisatrices qui réussissent. Et d’ailleurs, on en voit de plus en plus. Mais cela démontre seulement leurs performances personnelles. On met toujours beaucoup en avant le succès des femmes qui réussissent mais, quand on scrute le problème, on voit que dans la majorité des cas, ce sont encore les hommes qui prennent les grandes décisions et que les femmes n’ont pas vraiment leur mot à dire. Toutefois, comme la Corée du Sud est un pays très actif, très dynamique, les femmes ont pu se lancer dans l’industrie du cinéma et obtenir le fruit de leur labeur plus que dans d’autres pays comme le Japon. Mais le succès de certaines est un peu un trompe-l’œil par rapport à la réalité du milieu.
Voir la bande-annonce du film Smugglers de Ryoo Seung-wan :

Quelle est la situation du cinéma sud-coréen post-Covid ? comment voyez-vous son avenir ?
R.S. : Avant même de parler du futur du cinéma coréen, je ne sais même pas quel est le futur de mes propres films [Rires]. De toute manière, il n’y a que trois perspectives pour le cinéma coréen : soit il sera mauvais, soit il sera meilleur, soit il sera comme maintenant. Cependant, comme nous parlions des femmes, en ce moment en Corée, cela fait quelque temps qu’elles accomplissent une grande percée. Les stars féminines coréennes sont de plus en plus nombreuses tout comme les films indépendants coréens réalisés par des femmes qui ont été acclamés par le public. Surtout, la culture populaire, à travers les dramas, est vraiment portée par des autrices coréennes, sans oublier le succès international de Black Pink.
Pour revenir aux inégalités entre les femmes et les hommes, tout au long de l’humanité, les femmes ont dû lutter pour leurs droits. Et c’est un combat qui est toujours en cours. Mais le gros problème actuel du cinéma coréen n’est pas tant une question de sexe qu’une question de génération. Rares sont les stars qui ont la vingtaine en Corée. La plupart des réalisateurs qui commencent à percer sont au milieu de leur trentaine. Or il est très important qu’il y ait plus de jeunes qui apportent leur dynamisme au milieu du cinéma. Malheureusement, je constate une fuite de talents vers autre chose que le cinéma. Ceux-ci sont beaucoup plus attirés par les nouveaux médias et les réseaux sociaux. Beaucoup de pays ont retrouvé leur situation d’avant le Covid mais la Corée est un peu lente. Comme les mesures pour contrer le Covid ont été très strictes pour les salles de cinéma pendant trois ans, beaucoup de jeunes n’y ont pas mis les pieds durant cette période. Il est devenu très normal de regarder des films sur son écran d’ordinateur, sa tablette ou sur son smartphone. En fait, le concept même du cinéma a complètement changé. C’est donc vraiment difficile de parler du futur du cinéma quand le concept lui-même est complètement différent. Jusqu’à récemment, j’étais assez pessimiste sur l’avenir du cinéma. Mais avant de venir, j’ai vu le dernier film de Martin Scorsese, Killer of the flower moon, et après l’avoir vu, je me sui senti d’un coup apaisé et je me suis dit que le cinéma survivrait.
K.H. : En Corée, il y a une expression qui dit que l’on ne peut jamais mettre le pied dans la même eau, c’est-à-dire que le passé est passé et qu’on ne peut rien y faire. On verra ce que l’avenir nous réserve mais j’ai en ma possession les moyens pour réussir à l’avenir. Que ce soit les cinéastes amateurs ou les grands maîtres du cinéma, je crois qu’il faut que l’on se remette en question, que l’on regarde ce que l’on a accompli, que l’on réfléchisse sur ce qu’est le cinéma et se dire que le futur sera différent, même indépendamment d’événements comme le Covid et la fermeture des salles.
L'affiche du film "Smugglers" sorti en Corée le 26 juillet 2023. (Crédits : DR)
L'affiche du film "Smugglers" sorti en Corée le 26 juillet 2023. (Crédits : DR)
Qu’en est-il de vos futurs films ? Où en sont la suite de Veteran et celle éventuelle de The agent ?
R.S. :Le tournage de Veteran 2 est terminé et je suis actuellement en post-production. Il sortira sûrement l’hiver prochain. Concernant The Agent, comme la fin est ouverte, cela laisse croire aux gens qu’il peut y avoir une suite. Mais il est très difficile pour moi de réfléchir à ce que pourrait être la vie du personnage après ces événements. Cependant, je ne dirais pas à non à retrouver l’univers de ce genre de film d’actions et d’espionnages.
Lors de la séance d’ouverture, vous avez dit que le FFCP était le meilleur festival au monde. Est-ce vraiment le cas ?
R.S. : [rires] Il est difficile de dire qu’il s’agit du meilleur festival au monde parce qu’il y en a beaucoup, mais en tout cas pour moi c’est le plus précieux parce que c’est le plus « pur », le plus désintéressé, le moins pollué par les intérêts financiers. Ce que je veux dire par là, c’est que le but de ce festival est totalement dénué de tout intérêt économique. C’est vraiment un festival créé par des étudiants animés par l’amour du cinéma et qui n’avaient pas d’autres buts que de montrer des films. Et toujours aujourd’hui, les programmateurs et toute l’équipe du festival sont bénévoles et c’est quelque chose qui est très rare de nos jours. Cela tient du miracle que le FFCP ait pris cette dimension-là. C’est vraiment très rare de voir un évènement où tout le budget est totalement réinjecté dans l’organisation du festival lui-même. En tout cas pour moi, c’est l’un des festivals que j’affectionne particulièrement et puis quand je vois tout ce public qui attend à l’extérieur pour voir des films qui viennent de l’autre bout du monde, qui restent après les séances pour débattre des films, je me dis que c’est vraiment un public de cinéphiles. En plus, j’ai beaucoup de fans dans ce festival donc pour moi c’est vraiment tout bénéf’ ! À quoi bon aller dans un super grand festival si personne ne m’aime ? Cela ne sert à rien [Rires]. Pour moi, le meilleur festival c’est celui où j’ai le plus de fans.[Rires]
Propos recueillis Gwenaël Germain
Traductrice-interprète : Kim Yejin

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.