Culture
Entretien

Cinéma taïwanais : "Gaga" de Laha Mebow, une réalisatrice aborigène au sommet

"Gaga" de la réalisatrice taïwanaise Laha Mebow, nous plonge dans une famille aborigène qui se lance à la course aux élections locales. (Crédits : Laha Mebow)
"Gaga" de la réalisatrice taïwanaise Laha Mebow, nous plonge dans une famille aborigène qui se lance à la course aux élections locales. (Crédits : Laha Mebow)
Le 19 septembre dernier, la grande salle du Forum des images à Paris était pleine à craquer pour assister à la cérémonie d’ouverture du dernier cycle proposé : « Les femmes de Taïwan font des vagues ». À l’affiche, le film récompensé du prix de la meilleure réalisatrice au Golden Horse 2022 : Gaga de la réalisatrice taïwanaise Laha Mebow. Première cinéaste aborigène de l’archipel, Laha Mebow, quarante-sept ans, se consacre depuis des années à faire découvrir la culture Atayal, la tribu aborigène taïwanaise dont elle est originaire. Dans Gaga, elle met en scène la confrontation entre les traditions ancestrales et le système démocratique à travers l’histoire d’une famille aborigène dont le chef décide de se présenter aux élections locales. Entre rires et larmes, Gaga est un film poignant sur la réalité aborigène taïwanaise. Rencontre avec une réalisatrice convaincue.

Entretien

Née le 5 décembre 1975 à Nan’ao, sur la côte nord-est de Taïwan, Laha Mebow est une réalisatrice, scénariste et productrice taïwanaise d’origine Atayal, devenue la première femme réalisatrice et productrice indigène de l’archipel. Elle a débuté sa carrière après avoir obtenu un diplôme en cinéma de l’Université Shih Hsin, une filière qu’elle suit d’abord par défaut avant de s’y intéresser plus intensément et de travailler pour une station indigène. En 2011, elle fait ses débuts en tant que réalisatrice avec le film Finding Sayun, qui met en lumière l’histoire contemporaine du peuple Atayal à Yilan. Son deuxième film, Hang in There, Kids ! (2012), raconte l’histoire de trois enfants autochtones grandissant dans une région isolée. Le film a été largement acclamé et fut proposé par Taïwan pour l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. En 2017, elle a réalisé le documentaire Ça fait si Longtemps, qui explore les interactions musicales entre les autochtones de Taïwan et les musiciens kanaks et colons en Nouvelle-Calédonie. En 2022, son troisième long métrage, Gaga, a remporté le prix du Meilleur Réalisateur aux 59èmes Golden Horse Awards, faisant d’elle la première femme indigène taïwanaise à recevoir cet honneur. Son travail cinématographique, centré sur la culture et l’identité autochtones, reflète son désir de découvrir et de partager sa culture avec le monde, tout en donnant une voix et une visibilité aux tribus autochtones de Taïwan.

La réalisatrice taïwanaise Laha Mebow lors de la cérémonie d'ouverture du cycle "Les femmes de Taïwan font des vagues" au Forum des images à Paris, le 19 septembre 2023. (Crédits : Gwenaël Germain)
La réalisatrice taïwanaise Laha Mebow lors de la cérémonie d'ouverture du cycle "Les femmes de Taïwan font des vagues" au Forum des images à Paris, le 19 septembre 2023. (Crédits : Gwenaël Germain)
Quel est votre premier souvenir de cinéma ?
Mon premier souvenir, c’est la caméra portative qu’avait mon père. Mon père était un policier et quand j’ai eu quatre ans, il a pu acquérir une caméra avec laquelle il a commencé à filmer des souvenirs de famille. Il nous filmait petits, il filmait des mariages… Et donc, l’un des premiers souvenirs de cinéma que j’ai eu, ce sont les projections de ces films. On faisait ça dans des espèces d’entrepôts, il n’y avait pas de son. On entendait juste le bruit de la caméra : ta, ta, ta, ta, ta. Et sur l’écran, on me voyait courir petite.
Avez-vous grandi dans la campagne au milieu de la tribu Atayal ?
Je suis née effectivement au sein de ma tribu, mais j’ai grandi dans un milieu citadin. Ce qui fait que j’avais très peu de connexions et de connaissances de ma culture. C’est au fur et à mesure, surtout à partir de l’âge de 30 ans, que j’ai commencé à m’y intéresser de manière plus précise. À ce moment-là, je travaillais pour une radio dédiée au public aborigène et c’est comme ça que, petit à petit, j’ai pu approcher d’un peu plus près ma culture. C’est aussi à cette époque que j’ai appris que mon nom dans ma langue natale, c’était Laha. Cependant, c’est surtout avec le cinéma que j’ai appréhendé ma culture, que j’ai commencé à la comprendre et que je l’ai investie.
Comment présenteriez-vous la culture Atayal ?
La tribu Atayal est une des seize tribus aborigènes de Taïwan. Nous vivons principalement dans les montagnes et, à l’origine, nous nous peignions le visage comme le font les Maoris – même si aujourd’hui cette pratique n’existe plus vraiment car elle avait été interdite sous l’occupation japonaise [Taïwan a subi la domination japonaise de 1895 à 1945, NDLR]. En tant que population aborigène, nous faisons parti des peuples les plus anciens de l’île. Ce qui signifie que nous avons dû régulièrement nous adapter à des environnements nouveaux, qu’il s’agisse de la culture japonaise ou de la culture chinoise. De nous jours, bien que les choses évoluent, nous pouvons dire que nous ressentons une certaine forme de stigmatisation de la part des Taïwanais qui, dans un certain sens, nous considèrent comme moins évolués, même si on ne le dit pas dans ces termes-là. Je pense que le cinéma est un bon moyen de mettre un coup de projecteur sur ces populations aborigènes et de donner à voir les réalités humaines de ces tribus.
Dans "Gaga" de la réalisatrice taïwanaise Laha Mebow, les membres de la famille portent parfois les marques des anciens tatouages traditionnels. (Crédits : Laha Mebow)
Dans "Gaga" de la réalisatrice taïwanaise Laha Mebow, les membres de la famille portent parfois les marques des anciens tatouages traditionnels. (Crédits : Laha Mebow)
Bien que votre film parle essentiellement de la famille, vous avez pris comme cadre une campagne politique puisque le chef de famille que vous dépeignez décide de se présenter à une élection pour être élu maire du village. Pourquoi ce choix ?
Au-delà de l’aspect familial, je voulais également que ce film parle d’une certaine forme de déliquescence des règles ancestrales que l’on appelle les « gagas ». Depuis toujours, ces règles présidaient au vivre-ensemble de la tribu. Les élections sont un élément purement exogène qui, peu à peu, contribue à faire voler en éclats toutes ces règles. Ces dernières étaient les garantes d’une certaine forme de cohésion, d’unité et d’harmonie. Les élections, ce n’est pas du tout un système que nous connaissions avant qu’il ne nous soit imposé. Il y avait un chef de tribu et les chefs nommaient leurs successeurs. La tribu était dans son ensemble une même famille et personne ne remettait cette décision en question car tout le monde avait une pleine confiance dans ce système de désignation du successeur. Je ne voulais donc pas parler de politique dans ce film mais plutôt des répercussions sur le vivre-ensemble que peut avoir un système imposé.
Vous dépeignez également l’existence d’une forme de corruption durant les élections…
Comme je le disais, les élections nous ont été imposées de l’extérieur. Pourtant, comme les élections impliquent une forme de compétition, nous avons voulu nous aussi les gagner. C’est aussi cette compétition qui a eu une incidence sur notre façon de vivre. Finalement, la corruption est arrivée avec le système et nous, nous n’avons pu faire autre chose que de suivre la marche du système pour gagner.
Votre film met en scène de nombreux personnages féminins très forts. Quelle est la place des femmes dans la société Atayal ?
Lorsque l’on regarde le film, on peut imaginer que chez nous, les hommes s’occupent de ce qui est dehors et des affaires publiques tandis que les femmes restent à la maison et s’occupent des corvées domestiques. Mais en fait, je ne vois pas du tout les choses comme ça. Pour moi, il s’agit juste d’une répartition des tâches qui est entendue au sein du couple. Cela ne veut pas dire pour autant que les femmes sont faibles ou soumises. Ce n’est pas du tout un signe de faiblesse. Pour moi, les femmes de ma tribu sont très résilientes, très fortes. On peut même dire qu’à la maison, ce sont quand même les femmes qui portent la culotte et que les maris écoutent ce que leurs femmes leurs disent.
Quelles sont les difficultés à tourner un tel film au sein des tribus ? Votre travail est-il facilement accepté ?
Oui, en fait les aborigènes ne sont vraiment pas compliqués, donc ça se passe très bien, l’entraide fait aussi partie du « gaga » de la tribu. Nous avons donc fait beaucoup de communications pour expliquer ce que nous allions faire et nous sommes rapidement devenus très amis avec les personnes avec lesquelles nous avons travaillé sur place. Mis à part du froid et de la neige, l’équipe ne s’est plainte de rien. Ils n’étaient pas habitués à un tel froid [Rires].
Vous avez travaillé avec beaucoup d’acteurs non professionnels pour ce film…
Oui, je fais souvent le choix de travailler avec des acteurs non professionnels parce qu’ils sont comme des pages blanches. J’adore travailler avec des nouvelles personnes. Je trouve que cela me laisse plus d’espace. Avec le temps, j’ai su me bâtir un certain nombre de méthodes pour diriger des personnes qui ne sont pas du métier. Je sais faire. Je passe beaucoup de temps à les observer et à identifier les singularités de chacun pour les mettre en valeur.
L’an dernier, vous avez remporté avec ce film la plus haute distinction du cinéma taïwanais, le Golden Horse de la meilleure réalisatrice. Qu’est-ce que cela a changé pour vous ? Avez-vous de nouveaux projets ?
Pour moi, je crois que remporter ce prix m’oblige désormais à rendre ce que l’on m’a donné. Je pense que c’est d’abord ce sentiment que l’on a lorsque l’on remporte un prix, que l’on soit une cinéaste aborigène ou non. J’ai le sentiment désormais de devoir aider, comme un juste retour des choses. Concernant mes projets futurs, je suis en train de travailler sur un nouveau scénario centré sur deux personnages féminins de la tribu Atayal. Il s’agit de deux femmes qui appartiennent à deux époques différentes. Elles font toutes les deux un rêve dans lequel apparaît la même figure légendaire, une espèce de géant avec un très long zizi qui à la fois aide les femmes, mais aussi qui les kidnappe. Cela sera donc un mélange d’histoires, de légendes mais aussi de fantastique.
Par Gwenaël Germain

Le Women Make Waves International Film Festival

Créé en 1993, le Taiwan International Women’s Film Festival, est le tout premier festival consacré entièrement aux films de femmes en Asie. Directement inspiré par le Festival International de Films de Femmes de Créteil (FIFF), il a accompagné, par son action pionnière, l’évolution de la société taïwanaise en faveur de la reconnaissance des droits des femmes, de la parité et de la mixité des genres et de nombreux autres débats de société. Rebaptisé par la suite Women Make Waves International Film Festival, il fête cette année ses 30 ans à Taïwan. Pour l’occasion, il s’est délocalisé à Paris au Forum des Images du 19 septembre au 8 octobre. Au programme, une rétrospective de 30 films représentant le travail de 30 réalisatrices taïwanaise, mais aussi huit réalisatrices invitées, deux tables rondes, un workshop et une exposition photographique qui retrace l’histoire du mouvement féministe à Taïwan depuis les années 1970.

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.