Politique
Analyse

Les tensions sino-américaines toujours fortes avant le sommet Xi-Biden à San Francisco

Le président chinois Xi Jinping et son homologue américain Joe Biden au G20 de Bali, le 14 novembre 2022. (Source : Ny1)
Le président chinois Xi Jinping et son homologue américain Joe Biden au G20 de Bali, le 14 novembre 2022. (Source : Ny1)
Les tensions entre les États-Unis et la Chine demeurent fortes à l’approche d’un sommet à la mi-novembre entre les présidents Joe Biden et Xi Jinping. Pékin et Washington s’efforcent de rebâtir un minimum de confiance mutuelle, mais la tâche s’avère compliquée dans un environnement international plus volatile que jamais.
La Maison Blanche l’a annoncé mercredi 1er novembre : un accord a été trouvé avec la Chine pour la tenue de ce sommet en marge de la tenue de l’APEC, le Forum de Coopération économique Asie-Pacifique du 11 au 17 novembre dont les États-Unis assurent cette année la présidence à San Francisco. Mais à moins de deux semaines de ce rendez-vous, tant la Chine que les États-Unis campent sur leurs positions. Les deux géants font montre d’intransigeance face à une rivalité bien trop profonde pour qu’un tel sommet puisse régler quoi que ce soit sur le fond, au-delà d’un engagement mutuel à poursuivre un dialogue considéré comme nécessaire mais bien fragile.
Illustration de sa fermeté sur le dossier chinois, la Maison Blanche a annoncé ce même mercredi le choix de Kurt Campbell, l’architecte de la politique chinoise de Joe Biden, comme futur numéro deux de la diplomatie américaine. Il reste désormais au Sénat, où le président dispose d’une très mince majorité, de confirmer ce spécialiste de l’Asie au poste de secrétaire d’État adjoint.
À l’heure où l’exécutif américain est en première ligne face à la guerre en Ukraine et au conflit entre le Hamas et Israël, sa nomination est un signal fort : la rivalité avec Pékin reste, malgré tout, l’axe prioritaire de la politique étrangère du président Biden. Kurt Campbell a plusieurs fois dit qu’il voulait livrer à la Chine une concurrence acharnée, qu’elle soit idéologique, stratégique, économique ou technologique, tout en évitant que cette compétition ne se transforme en conflit ouvert.
La politique prescrite par ce diplomate chevronné s’est traduite par une activité diplomatique acharnée des États-Unis pour approfondir et élargir les alliances de l’Amérique en Asie tous azimuts. Le Japon d’abord, la Corée du Sud aussi, mais également les Philippines, le Vietnam récemment, sans oublier l’Indonésie et l’Inde. Tout cela avec un certain succès. Cette politique a en effet largement porté ses fruits alors que l’agressivité diplomatique de la Chine s’est, quant à elle, soldée par une attitude de plus en plus rétive, sinon hostile, de ses principaux voisins en Asie de l’Est et du Sud-Est.
Déjà très tendues, les relations entre les deux superpuissances se sont encore détériorées au début 2023, après le survol du territoire américain par un ballon espion chinois qui a mis en lumière l’étendue de l’espionnage multiforme mené par les services de Pékin. Ces relations prennent une tournure d’autant plus explosif à la lumière de la guerre menée par Israël contre le Hamas depuis le 7 octobre et dont les conséquences peuvent être profondes et durables en termes de divisions entre l’Occident et les pays du Sud. Après une période de gel entre Pékin et Washington dû principalement au fait que le régime chinois avait perdu la face, les contacts avaient toutefois repris ces deux derniers mois. résultat; Joe Biden aura finalement un tête-à-tête avec son homologue Xi Jinping à San Francisco, le premier entre les deux hommes depuis celui de Bali en Indonésie à l’automne 2022 en marge du G20.
Kurt Campbell a fait son apparition sur le devant de la scène diplomatique et politique pendant la présidence de Barack Obama, articulant ce qui avait ensuite été qualifié de « pivot » vers l’Asie de la politique étrangère des États-Unis. C’était là le début pour l’Amérique d’une réorientation de ses priorités vers l’Asie de l’Est que Washington considère aujourd’hui comme la principale zone de développement mais aussi de fracture du monde de demain. C’est d’ailleurs le titre de l’un des nombreux livres publiés par le diplomate. Personnalité incontournable sur la scène des think tanks de politique étrangère à Washington, fondateur d’une société de conseil, Kurt Campbell a sillonné la région Asie-Pacifique pendant plusieurs années et en a retiré la conviction que les États-Unis devaient prendre davantage au sérieux les ambitions chinoises.
Ce natif de Californie, qui est allé étudier la musique et la philosophie politique à Erevan quand l’Arménie était une république soviétique, est considéré par conséquent comme le représentant d’une ligne dure face à la Chine. Ce qui lui vaut, au-delà du camp démocrate, quelques sympathies chez les républicains. Kurt Campbell, qui comme de nombreux hauts fonctionnaires américains a fait des allers-retours entre le public et le privé tout au long de sa carrière, est l’époux de Lael Brainard, également une personnalité qui compte dans l’administration Biden. Elle préside le Conseil économique national, c’est-à-dire l’équipe de conseillers économiques de la Maison Blanche.

« Intimidation militaire »

Avec l’engagement de l’armée américaine au Moyen-Orient depuis l’attaque terroriste menée par le Hamas contre Israël le 7 octobre s’est ouvert pour l’Amérique un troisième front, outre ceux de l’Ukraine et de l’Asie de l’Est. Ce qui n’a pas manqué de susciter des inquiétudes à Taïwan. Mais la Maison Blanche a discrètement rassuré les autorités taïwanaises, selon des sources bien placées à Taipei. Laura Rosenberger, ancienne conseillère sur la Chine et Taïwan auprès du président américain Joe Biden, aujourd’hui présidente de l’Institut américain à Taïwan – de facto l’ambassade américaine à Taipei -, a transmis un message de Washington qui promet que l’engagement de l’armée américaine au Moyen-Orient ne se fera pas au détriment de Taïwan.
Pékin, pour sa part, maintient la pression sur Taïwan qui a dénombré pas moins de 43 avions militaires chinois autour de l’île en l’espace de 24 heures mardi 31 octobre, a annoncé mercredi le ministère taïwanais de la Défense. Sur ce nombre, « 37 avions ont franchi la ligne médiane – une démarcation non officielle entre la Chine et Taïwan que la première ne reconnaît pas – et sont entrés dans la zone d’identification de la défense aérienne (Adiz) du sud-ouest et du sud-est » de Taïwan, a précisé la même source. Pékin a intensifié ses menaces et les pressions politiques et économiques sur Taïwan depuis l’arrivée au pouvoir en 2016 de la présidente Tsai Ing-wen, issue d’un parti prônant une déclaration d’indépendance formelle de l’île. Pour le seul mois d’octobre, la défense taïwanaise a détecté un total de 358 intrusions de chasseurs et de bombardiers chinois à proximité des côtes de l’ancienne Formose, dont 142 ont franchi la ligne médiane.
Selon ce même ministère, la Chine a intensifié son « intimidation militaire » depuis le début de l’année en faisant voler un nombre toujours plus grand d’avions de guerre autour de l’île et en accélérant le déploiement de missiles balistiques. Taipei met en garde contre « ce harcèlement militaire continu de Pékin », susceptible de « conduire facilement à une forte escalade des tensions et menacer la sécurité régionale ».
En avril, Pékin avait mené des exercices militaires simulant un encerclement de l’île, après une rencontre entre la présidente taïwanaise et le président de la Chambre des représentants américaine Kevin McCarthy en Californie. Au cours de ces exercices, la Chine avait simulé des bombardements ciblés contre l’île autonome et un encerclement de Taïwan, dont les autorités avaient détecté 12 navires de guerre chinois et 91 avions au dernier jour des opérations.
La semaine dernière, le ministère chinois de la Défense a accusé le Parti démocratique progressiste (PDP) au pouvoir à Taïwan d’entraîner l’île vers une « situation de guerre dangereuse », après des informations selon lesquelles Taipei envisage d’acheter des milliers de drones militaires au cours des quatre prochaines années. Jeudi 2 novembre, la Chine a déclaré être « en permanence à un niveau d’alerte élevé » au lendemain du passage dans le détroit de Taïwan de deux navires militaires, l’un canadien et l’autre américain, pour la deuxième fois en deux mois. L’USS Rafael Peralta, un destroyer de classe Arleigh Burke, et la frégate canadienne HMCS Ottawa ont effectué mercredi un transit de routine à travers le détroit, selon la marine américaine. « Les troupes présentes restent constamment en état d’alerte et protégeront avec détermination la souveraineté et la sécurité nationales, ainsi que la paix et la stabilité régionales », a déclaré le colonel Shi Yi, porte-parole du commandement du théâtre oriental de la Chine, dans un communiqué.
Washington et ses alliés occidentaux multiplient les transits à travers ce détroit dans le cadre de la « liberté de navigation » des navires de guerre, afin de rappeler qu’il s’agit de voies navigables internationales, ce qui a suscité la colère de Pékin. La VIIème Flotte américaine a déclaré dans un communiqué que le transit s’était fait conformément au droit international et « par un corridor dans le détroit situé au-delà de la mer territoriale de tout État côtier ». Le ministère taïwanais de la Défense a indiqué avoir surveillé ce passage dans la nuit de mercredi à jeudi mais affirmé que « la situation était normale ».
Washington fait en outre état d’un nombre toujours croissant de manœuvres aériennes dangereuses de la part de la chasse chinoise à proximité d’appareils américains au large des côtes chinoises en mer de Chine du Sud. La semaine dernière, un chasseur chinois s’est ainsi approché à moins de 3 mètres d’un bombardier B-52 américain dans cette zone, suscitant des accusations réciproques de trajectoires irresponsables et dangereuses.
« L’appareil militaire américain qui a traversé la moitié du globe jusqu’à s’aventurer à proximité de la Chine est la démonstration d’où se trouve la source des risques et des dangers pour la paix et la sécurité régionale », a réagi vendredi 3 novembre Mao Ning, une porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères. Le Pentagone avait peu auparavant dénoncé un acte « dangereux et non professionnel » de la part du pilote chinois.

Un sommet pour rien ?

Mais en dépit de ces tensions militaires, l’atmosphère à Taïwan est celle d’une très grande sérénité sinon même d’une quasi-indifférence. Nulle trace de nervosité dans les rues de Taipei et encore moins de panique. Les campagnes d’intimidation menées par Pékin ne font pas la Une des journaux ni celle des chaînes de télévision, a constaté l’auteur de ces lignes.
Détail troublant, le 26 octobre, l’ancien chef du Hamas Khaled Mashal a affirmé dans une interview que la Chine considérait l’attaque du Hamas du 7 octobre comme un « exemple éblouissant » et envisageait désormais de lancer un assaut similaire contre Taïwan. Dans cet entretien avec Sada El-Balad, un média égyptien, l’ancien dirigeant du Hamas a expliqué que l’attaque du 7 octobre serait « enseignée dans les académies militaires » en Chine et en Russie comme un exemple à suivre. « Les Chinois envisagent de mettre à exécution un plan pour Taïwan » en s’inspirant des méthodes du Hamas en Israël, a-t-il expliqué, soulignant que la Russie tirait profit des événements du 7 octobre du fait que les Etats-Unis devaient désormais aider Israël sur le plan militaire au détriment de l’Ukraine.
Pékin n’a pas réagi à ces propos et a d’autre part exprimé une nouvelle fois sa proximité avec Moscou lors d’une visite dans la capitale chinoise du ministre russe de la Défense Sergei Shoigu dans le cadre de la tenue annuelle du Xiangshan Security Forum. À cette occasion, Zhang Youxi, premier vice-président de la Commission militaire centrale (dont le président n’est autre que Xi Jinping) a, lui, exprimé le souhait de la Chine d’approfondir la coopération avec la Russie dans le domaine militaire. « La Chine se tient prête à travailler activement avec la Russie afin de répondre à des menaces sécuritaires variées et des défis afin de sauvegarder ensemble l’équilibre et la sécurité stratégiques globales », a-t-il lancé, cité par l’agence officielle Chine Nouvelle. S’agissant de Taïwan où se tiendra le 13 janvier un scrutin présidentiel pour désigner qui succédera à la présidente Tsai Ing-wen, Zhang a ajouté : « Peu importe qui souhaite séparer Taïwan de la Chine de quelque façon que ce soit, l’armée chinoise ne l’acceptera jamais. »
La semaine dernière, le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi s’était rendu à Washington pour préparer le sommet Xi/Biden. Reçu par le président américain, les deux responsables ont discuté des moyens de « gérer la concurrence dans les relations [sino-américaines] de façon responsable », a indiqué la Maison Blanche. Wang Yi, qui est aussi le responsable des affaires étrangères du Parti communiste chinois, a assuré que Pékin souhaitait « mettre fin au déclin et stabiliser » les liens entre la Chine et les États-Unis, selon un communiqué du ministère chinois des Affaires étrangères.
Qu’attendre de ce sommet ? À l’évidence, les griefs nourris de part et d’autre sont trop nombreux et trop profonds pour en espérer autre chose que l’affirmation à Pékin et Washington de la volonté partagée de renouer un dialogue propice à rebâtir le chemin de la confiance mutuelle. Mais même dans ce registre, l’exercice est très compliqué et délicat tant pour le régime chinois que pour l’administration américaine. Cette dernière ne peut en effet que constater la poursuite de l’agressivité chinoise en Asie de l’Est avec la militarisation persistante de la Mer de Chine du Sud. Les autorités de Pékin ne manqueront pas de constater, quant à elles, la volonté des États-Unis d’endiguer la montée en puissance de la Chine sur la scène internationale.
Pour Joe Biden, la ligne de crête est étroite : parvenir à convaincre Xi Jinping de sa volonté sincère d’apaiser durablement l’atmosphère avec la Chine, mais sans réellement rien lâcher sur le fond. Car la fermeté avec Pékin est un mot d’ordre partagé tant par les démocrates que les conservateurs à un an des élections présidentielles aux États-Unis. Pour Xi Jinping, toute faiblesse lui est aussi interdite au risque sinon de perdre son crédit au sein de l’appareil communiste chinois à un moment où l’économie du pays traverse des turbulences inédites en plus de quarante ans et où sa gestion catastrophique de la pandémie du Covid-19 lui vaut, semble-t-il, des critiques jusqu’au sommet du Parti. L’essentiel pour les deux dirigeants les plus puissants de la planète sera donc de parvenir à s’entendre sur les moyens à mettre en œuvre et sur les outils de communication pour éviter que la rivalité entre la Chine et les États-Unis ne dégénère en conflit ouvert, dont les conséquences seraient alors imprévisibles, mais potentiellement gravissimes.
Pour Masahiro Okoshi, chef du Bureau de Washington du média japonais Nikkei Asia, il serait illusoire pour les États-Unis d’attendre de ce sommet un changement de stratégie du régime chinois à l’égard de l’Amérique. « Côté américain, l’un des objectifs de ce sommet est de corriger le narratif chinois selon lequel l’Amérique est un pays en déclin. L’administration Biden aime à décrire les relations sino-américaines comme une « compétition ». Mais la compétition est une pratique des affaires, pas une stratégie, écrit-il dans les colonnes du journal dans son édition de jeudi. Comprendre l’autre partie est entièrement différent que de sympathiser avec elle. Le plus important pour les États-Unis et la Chine serait que la rencontre entre Biden et Xi puisse permettre à l’un et l’autre de comprendre réellement où se trouve la position de chacune des deux parties. Ce serait probablement plus important que de procéder à des annonces fracassantes. »
Par Pierre-Antoine Donnet

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).