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Chine : que penser de la mort subite de Li Keqiang ?

L'ancien Premier ministre chinois Li Keqiang lors du sommet de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) à Phnom Penh, le 11 novembre 2022. (Source : Politico)
L'ancien Premier ministre chinois Li Keqiang lors du sommet de l’Association des nations du Sud-Est asiatique (ASEAN) à Phnom Penh, le 11 novembre 2022. (Source : Politico)
Le décès à 68 ans de l’ancien Premier ministre chinois laisse des questions en suspens. Comment se fait-il qu’un dignitaire de son rang au sein du Parti communiste n’ait pas été sauvé d’une attaque cardiaque ? Quelles peuvent être les conséquences politiques de sa mort subite ?
Selon la version officielle, Li Keqiang a été victime d’une crise cardiaque à Shanghai ce jeudi 26 octobre. Les médecins n’ont pas réussi à le sauver et Li a été déclaré mort vendredi à minuit 10. D’après les médias étatiques, il prenait du repos dans le « Paris de l’Orient ». Mais les raisons qui justifiaient un tel repos ne sont pas claires. Par ailleurs, rapportent certaines rumeurs, l’ancien chef du gouvernement séjournait à l’hôtel Dongjiao (东郊宾馆, Dongjiao Bingguan), à seulement une demi-heure de route de l’hôpital Zhongshan de Shanghai (上海中山医院心). Or au cours des deux dernières décennies, le centre Zhongshan a soigné plus de 10 000 patients atteints d’infarctus du myocarde avec un taux de réussite de 96 %. Pourquoi Li n’y a-t-il pas été immédiatement hospitalisé ? Sa mort reste donc encore difficile à expliquer.
*Habituellement, le Parti n’est pas très enclin à annoncer immédiatement le décès d’un responsable de si haut niveau. Dans le cas de Li, le retard n’a été que de huit heures. Le Parti préfère néanmoins normalement mettre les choses au clair pour organiser la commémoration et coordonner les revues de presse avant que le décès ne soit rendu public.
Cette disparition soudaine intervient dans un climat politique pour le moins tendu. Plusieurs dirigeants du Parti et de l’Armée populaire de libération (APL) sont en pleine tourmente à cause de la purge en cours au sein de la Force des missiles et du Département de développement des équipements de l’APL. Rappelons aussi qu’il y a moins d’un an, Li Keqiang était forcé de quitter le Politburo durant le XXème Congrès du PCC. Sans surprise, la mort subite de l’ex-Premier ministre et la rapidité avec laquelle elle a été rendue publique* ont déclenché un raz-de-marée de thèses conspirationnistes et de théories assez intéressantes, attisées par l’opacité du fonctionnement du Parti et de ses luttes intestines. Pour être juste envers certaines de ces rumeurs, les anciens cadres de rang ministériel bénéficient d’un accès à des soins préventifs et palliatifs complets, ce qui rend la mort subite de Li quelque peu étrange. De plus, les anciens membres du Comité permanent du Politburo disposent généralement de médecins à plein temps au sein de leur garde rapprochée.

Li n’est pas Hu Yaobang

Quelles seront les conséquences politique de la mort prématurée de Li Keqiang ? Il ne fait aucun doute qu’il restera comme l’un des derniers grands réformateurs. Mais ses relations avec Xi Jinping étaient mauvaises et le numéro un chinois ne devrait pas afficher la mine défaite des deuils profonds. Il devrait tout de même s’appliquer à ne pas froisser les sentiments de la population au sein de laquelle Li Keqiang jouissait d’une bonne réputation. Surtout dans le climat politique actuel.
Cependant, il est important de le souligner : Li Keqiang n’est pas Hu Yaobang. Le décès le 15 avril 1989 de l’ex-secrétaire général du Parti a symbolisé la fin de l’espoir de plus amples changements politiques pour toute une génération. Rien de comparable avec Li Keqiang. Ce dernier représentait davantage une vision plus pragmatique, un mode de gouvernance différent de celui de Xi Jinping. Il est donc peu probable que la mort de l’ancien Premier ministre mène à des soulèvements populaires qui pourraient conduire à des affrontements entre les citoyens et les étudiants d’une part et les forces de la police armée d’autre part. Pourtant, même si Li n’a pas le même prestige que Hu, quelle sera la suite des événements dans les jours et les semaines à venir ? Cela dépendra largement de la façon dont le Parti décidera de rendre hommage à Li Keqiang. Mieux vaut donc, pour l’instant, ne pas sous-estimer les effets potentiels de sa mort sur la population.
Pour l’heure, le décès de Li a déjà suscité de nombreuses réactions sur les réseaux sociaux chinois. L’Administration du cyberespace chinois (CAC) travaille d’arrache-pied, depuis le 27 octobre, pour supprimer les messages d’éloges jugé « excessifs » ou qui soulèvent des incohérences entourant les circonstances de la mort de Li.
Cela pourrait être une occasion en or pour certaines forces politiques d’utiliser la mort de Li dans le but de répandre davantage de rumeurs sur son décès. Et en raison de la colère persistante provoquée par les récentes mesures de confinement, de telles rumeurs pourraient non seulement trouver des oreilles attentives, mais aussi pousser certains à commettre des actions subversives.
Enfin, la mort de Li, à tout le moins, refaçonnera les luttes internes au sein du Parti pour le reste du troisième mandat de Xi Jinping. Ceux qui croient à la conspiration devront ajuster leurs stratégies en fonction des « nouvelles règles », choisir de se ranger ou bien faire monter les enchères.
Cela dit, Xi n’est pas non plus né de la dernière pluie. Même s’il donne peu de crédit à Li Keqiang en tant que dirigeant, il a pu constater par trois fois comment le décès de certains hauts dignitaires du Parti – Zhou Enlai en 1976, Mao la même année, et bien entendu Hu Yaobang en 1989 – pouvait non seulement mener à de l’instabilité, mais aussi entraîner des changements politiques importants. C’est probablement ce qui explique pourquoi l’appareil de maintien de la stabilité sociale du PCC (维稳系统) tourne à plein régime et pourquoi Xi Jinping voudra sans doute limiter les activités commémoratives qui pourraient se retourner contre le Parti. Il faut donc prévoir des cérémonies soigneusement orchestrées par le Parti afin de ne pas déclencher trop de sympathie pour la personne de Li Keqiang ni pour ce qu’il représente en matière d’orientation politique. Sans toutefois chercher à le dénigrer inutilement.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.