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Russie-Inde-Chine : quand les amis de mes amis sont mes ennemis

Le président russe Vladimir Poutine, le Premier ministre indien Narendra Modi et le président chinois Xi Jinping, lors du sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019. (Source : The Print)
Le président russe Vladimir Poutine, le Premier ministre indien Narendra Modi et le président chinois Xi Jinping, lors du sommet du G20 à Osaka, le 28 juin 2019. (Source : The Print)
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Inde et la Russie aiment afficher leur proximité historique et leur rapprochement commercial. Mais un troisième acteur vient compliquer leur relation : la Chine. Si la Russie rêve d’une triple alliance eurasiatique, l’Inde prend soin de garder un pied dans le bloc occidental. Ses relations turbulentes avec la Chine ne montrent aucun signe d’apaisement.
C’est sur la lune que la Russie et l’Inde ont failli se croiser récemment. À deux jours d’intervalle, les deux pays ont tenté d’atterrir sur le satellite de la Terre. Pour la Russie, il s’agissait de prouver qu’elle est toujours une puissance spatiale après un alunissage réussi à l’époque de l’URSS il y a plus de 50 ans. Pour l’Inde, il s’agissait de prouver qu’elle est devenue une puissance spatiale, après un alunissage raté en 2019. Le 19 août dernier, la mission la mission lunaire russe s’est terminée précipitamment par un crash de son engin à la surface après en avoir perdu le contrôle. Pour l’Inde c’est, une réussite : sa mission a touché le pôle sud de la lune le 23 août. « Un grand pas dans l’exploration de l’espace et d’un témoignage des progrès impressionnants réalisés par l’Inde dans les domaines de la science et de la technologie », a jugé, beau joueur, Vladimir Poutine.
Les deux pays prennent soin d’exposer aux yeux du monde une relation inébranlable, fondée sur une confiance mutuelle et une histoire partagée. Il n’empêche : le symbole est cruel pour la Russie qui avait prévu d’arriver avant l’Inde mais n’est finalement… pas arrivée du tout. D’autant plus cruel que Moscou, à l’époque soviétique, a contribué au progrès du programme spatial indien. L’épisode illustre en tout cas une des dynamiques à l’œuvre dans la relation russo-indienne : le passage d’une relation à sens quasi unique de la Russie vers l’Inde, a une relation plus opportuniste, d’égal à égal.
Autre symbole intéressant, l’élargissement, historique, du groupe des BRICS. Un groupe qui a fini de se constituer en 2010 sur la base de pays émergents à forte croissance mais dont la portée et les ambitions évoluent. D’abord parce que le trio de tête Chine, Inde, Russie a creusé l’écart avec le Brésil et l’Afrique du Sud. Ensuite parce que l’arrivée annoncée le 23 août de nouveaux membres, à savoir l’Argentine, l’Égypte, l’Iran, l’Éthiopie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, accentue la mue des BRICS. Beaucoup estiment que cet élargissement reflète le passage d’une ligne économique, les émergents, a une ligne politique portée par la Chine. Un groupe défini par sa rivalité avec le G7, l’Occident, le dollar ou encore par la remise en cause de l’ordre établi après 1945. Une ligne que la Russie porte aussi à travers le monde.
La rivalité avec l’Occident est une des lignes fédératrices, et en même temps une des lignes de division entre la Russie et l’Inde. Moscou assume la confrontation à 100 % depuis la guerre en Ukraine qui a exacerbé son divorce avec les Occidentaux. New Delhi cultive sa position non alignée, soucieuse de s’afficher à la fois aux côtés du « Sud Global » et du bloc occidental, et de pouvoir continuer à le faire. D’ailleurs, jusqu’à la dernière minute, le soutien de l’Inde à cet élargissement n’était pas assuré. La candidature du Pakistan, par exemple, était une ligne rouge pour New Delhi.

Pourquoi l’Inde ne lâche pas la Russie

Depuis le 24 février 2022, la relation Inde-Russie est sous le feu des projecteurs. Qu’une partie du monde, dont le pays de Narendra Modi, refuse de condamner l’agression russe nous semble aujourd’hui un fait acquis. Mais au moment où s’écrit ce nouveau chapitre de la guerre, tout est encore ouvert. Pour arrêter ou raisonner Vladimir Poutine, l’Occident compte sur la communauté internationale. La parole de l’Inde, qui entretient des liens diplomatiques, commerciaux, historiques et militaires avec le bloc occidental mais aussi avec la Russie, est attendue. D’ailleurs, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a écrit au Premier ministre indien Narendra Modi seulement deux jours après l’invasion, le 26 février, pour demander le soutien de l’Inde face à l’agression de la Russie, devant les Nations Unies. [/asl-article-text]
Les espoirs de Zelensky, de l’Europe et des États-Unis, vont vite être douchés. Narendra Modi fait état de sa « profonde angoisse » face à la perte de vies humaines et appelle à « l’arrêt immédiat de la violence », mais refuse de condamner la Russie. Cette position va par la suite être invariablement celle de l’Inde aux Nations Unies. Elle va s’abstenir lors de tous les votes incriminant de près ou de loin la Russie. Lors de rencontres bilatérales, les dirigeants du Japon ou de la France tenteront bien des appels du pied et des communiqués communs avec l’Inde, sans succès.
En décembre 2022, lors d’un coup de fil de Narendra Modi à Vladimir Poutine, le Premier ministre indien finit au sommet de Samarcande par déclarer que « l’heure n’est pas à la guerre ». C’est une petite évolution de forme puisque l’Inde refusait au départ, comme la Russie, d’employer le mot « guerre ». Mais avec cet échange un peu mis en scène, il s’agit de donner des gages aux Occidentaux plus que de changer de ligne. Avec la présidence indienne du G20 en 2023, on prédit que l’Inde va adopter une ligne plus tranchée. D’ailleurs la diplomatie indienne promet de se poser en médiateur et des avancées. Il n’en sera rien.
L’équation est simple : la Russie et la Chine s’opposent à un communiqué commun et même à l’emploi du mot « guerre », et l’Inde ne veut pas les contredire. Depuis un an et demi, New Delhi se borne donc à des formules qui ne mangent pas de pain, comme par exemple : « Nous ne sommes pas neutre, nous sommes pour la paix ». Avec ce refus de prendre parti entre Russie et Ukraine, l’Inde interroge. Pourquoi cette timidité ? Beaucoup d’analystes et de médias soulignent, à juste titre, que l’Union indienne entretient une dépendance sur le plan historique et une quasi-dette envers la Russie sur les plans militaire et géopolitique.
En 1971, l’actuel Bangladesh, à l’époque nommé « Pakistan oriental », veut faire sécession du « Pakistan occidental ». Pour diverses raisons, l’Inde soutient cette séparation entre les deux Pakistans, mais elle est isolée. La Chine, les États-Unis ou le Royaume-Uni sont pour le régime en place. L’Inde signe alors un accord de défense avec l’URSS qui lui permet d’assurer ses arrières et de s’engager militairement pour l’indépendance du Bangladesh. En 1998, New Delhi sera soutenue par Moscou lorsqu’elle réalise ses premiers essais nucléaires, malgré un moratoire théorique et des sanctions des États-Unis.
La Russie aidera par la suite au développement du programme nucléaire indien, par exemple en fournissant de l’uranium. L’Inde, à l’époque de la guerre froide, refuse de se ranger dans un bloc ou dans l’autre : le fameux non-alignement porté par Nehru. Reste que l’URSS (puis la Russie) a soutenu l’Inde lors de moments charnières de sa constitution en tant que nation indépendante. Moscou est, assez logiquement, le fournisseur historique et principal d’armement de New Delhi : près de 80 % de son matériel militaire. Sur le plan diplomatique, mais aussi dans le cœur de beaucoup d’Indiens, la Russie est donc un partenaire à part, qu’on ne peut pas laisser tomber du jour au lendemain pour une guerre qui apparaît, vu d’ici, lointaine et européenne.

Offensive de charme russe en Inde

Il va rapidement apparaître, cependant, que l’Inde ne se contente pas de rester équidistante par respect pour un partenaire historique. Suite aux sanctions du bloc occidental, la Russie cherche de nouveaux acheteurs pour son gaz et son pétrole, quitte à le brader. Quelques jours après le déclenchement des hostilités, l’Inde se porte volontaire. Sur les décennies précédentes, elle se fournissait surtout en pétrole auprès des pays du Moyen-Orient. Beaucoup de ses raffineries ne sont d’ailleurs pas adaptées au pétrole russe. C’est donc autant un geste politique envers Moscou qu’une opportunité économique.
En un an, l’Inde va devenir le principal acheteur d’hydrocarbure russes. Cela ne contrevient pas directement aux sanctions, mais irrite évidemment les États-Unis. D’avril 2022 à mars 2023, la Russie et l’Irak sont les principaux fournisseurs de l’Inde avec une part de 21 % chacun. La part de marché de la Russie s’est faite au détriment de celle des pays arabes du Golfe, qui est tombée à 54 %. Au total en 2022, l’Inde et la Russie ont échangé pour plus de 32 milliards d’euros de marchandises. Un record. Cette somme, deux fois et demie plus élevée qu’en 2021, est largement liée à la vente de pétrole bon marché à l’Inde.
L’Inde s’affiche par ailleurs sans complexe dans des partenariats avec la Russie. Elle s’engage aux côtés de Téhéran et de Moscou pour la construction du corridor commercial dit « Nord-Sud », qui doit relier les ports russes de la mer Caspienne à l’Iran, puis à l’Inde par la mer. En juin 2022, elle participe aux côtés de la Chine et de pays africains au sommet de Saint-Pétersbourg boycotté par l’Occident. Elle prend part à des olympiades guerrières à Moscou aux côtés de la Chine et de l’Iran.
L’Inde invite à de nombreuses reprises sur son sol le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov ou des émissaires de Moscou lors de forums économiques ou géopolitiques. Les diplomates russes rivalisent de charme pour continuer à bénéficier du soutien de l’Inde et pour développer les relations commerciales… Il faut dire que dans les faits, la guerre en Ukraine retarde les livraisons d’armes et que l’Inde s’engage dans de nouveaux partenariats de défense, avec les États-Unis et la France notamment. La Russie pousse aussi à de nouveaux mécanismes bancaires alors qu’elle a été exclu du système de paiement Swift. L’Inde a ouvert sur son sol plusieurs comptes dits « Vostro », que les banques russes peuvent utiliser pour facturer en roupie.
On a finalement l’impression que c’est la Russie qui cherche à charmer l’Inde plutôt que l’inverse. Roman Babushkin, vice-ambassadeur russe en Inde, n’a récemment pas hésité à évoquer sous un jour plaisant pour New Delhi le conflit frontalier de l’Inde avec la Chine ou encore les liens entre New Delhi et Washington. « L’amitié entre l’Inde et la Russie est historique et elle est là pour rester, a-t-il insisté. La Russie veut garder à l’esprit les progrès de l’Inde dans chaque décision qu’elle prend. La Russie ne veut jamais tirer des avantages politiques des tensions frontalières entre l’Inde et la Chine. L’Inde est une puissance mondiale qui mène une politique étrangère diversifiée en fonction de ses intérêts nationaux. Dans cette perspective, son partenariat avec les États-Unis est naturel pour de nombreuses raisons. »

Un nouvel axe Russie-Inde-Chine ?

En mars dernier, Moscou publie une nouvelle stratégie de politique étrangère désignant les États-Unis et l’Occident comme étant à l’origine de « menaces existentielles ». Avec cette nouvelle doctrine, la Russie plaide pour une alliance tripartite avec l’Inde et la Chine contre l’ordre occidental. À New Delhi, on ne réagit pas : il est impossible de prendre une position aussi radicale. D’autant que l’Inde est membre du forum indopacifique Quad contre la Chine. Les tensions frontalières dans l’Himalaya, la rivalité commerciale de l’Inde avec la Chine empêchent de se rallier à cette position.
Si une triple alliance entre Inde, Chine et Russie relève du fantasme, on ne doit pas sous-estimer leur proximité idéologique. Sur le fond, les trois puissances partagent beaucoup. Au-delà de leurs différends géopolitiques, elles sont liées par des revendications ou des rancunes, communes, se considérant comme de grandes nations flouées à un moment ou à un autre par l’Occident. La Russie a perdu la guerre froide et éprouve un sentiment complexe de rivalité et d’infériorité par rapport à ses voisins occidentaux. La Chine n’a jamais pardonné les guerres de l’opium et les humiliations commerciales. L’Inde a connu la plus longue domination coloniale parmi les pays asiatiques et se trouve aujourd’hui dominée par des nationalistes qui prétendent revenir à l’âge d’or.
La position indienne n’est donc pas simplement pragmatique mais également idéologique. Il suffit de parler aux Indiens dans les rues pour comprendre que l’Occident n’est pas vu comme un acteur crédible lorsqu’il s’agit de leçons sur le droit international. Une hypocrisie d’autant plus visible que l’Europe achète du pétrole raffiné à l’Inde, qui passe par la Russie. Le ministre indien des Affaires étrangères, S. Jaishankar, l’exprime sans détour : « L’Europe doit cesser de penser que ses problèmes sont les problèmes du monde, mais que les problèmes du monde ne sont pas les problèmes de l’Europe. »
Jaishankar fait référence à une autre position commune des trois pays : la remise en cause de l’ordre né de 1945. L’Inde revendique depuis longtemps une place au conseil de sécurité de l’ONU. Les trois puissances partagent ce sentiment que les vainqueurs se sont partagés le monde de façon néo-coloniale, ce qui est d’ailleurs moteur dans la dynamique des BRICS. L’anti-occidentalisme en Inde a pris des proportions inédites. Dans les faits, on trouve bien plus de déclarations de l’Inde contre l’Europe ou l’Ouest que contre la Chine. La position indienne sur la guerre en Ukraine n’est d’ailleurs pas propre aux nationalistes hindous. Rahul Gandhi, principal opposant à Narendra Modi, a déjà prévenu que la diplomatie indienne ne connaîtrait pas de révolution sur ces questions en cas d’alternance.
Ce nouvel axe Russie-Inde-Chine inquiète mais reste pour l’instant un fantasme occidental. Dans les faits, et malgré les appels du pied de la Russie à un rapprochement entre Inde et Chine, on en est très loin. Et la puissance qui bloque, c’est justement l’Inde. Car c’est l’une des contradictions qui traversent le groupe des BRICS récemment élargi. Ses deux principales puissances, l’Inde et la Chine, ne sont d’accord sur pas grand-chose, à commencer par le tracé de leurs frontières dans l’Himalaya. En 2020, vingt soldats indiens ont trouvé la mort lors d’affrontements dans la vallée disputée du Galwan sur le « toit du monde ». Depuis, les échanges entre les deux pays sont rares et n’ont pas permis une désescalade militaire dans la zone.
Sur le papier, un rapprochement Inde-Chine serait payant. Mais c’est sous-estimer le fait que les deux géants d’Asie ont, quelque part, intérêt au statu quo. Côté indien, taper sur Pékin est toujours payant électoralement. Des lois choc contre les applis ou le matériel chinois sont régulièrement adoptées. Le politique qui se risquerait à prôner l’apaisement perdrait immédiatement la confiance du peuple. Et tant pis si l’Inde importe en réalité pour 77 milliards d’euros de biens et services de plus qu’elle n’exporte en Chine, un déficit commercial qui va grandissant. Côté chinois, la domination militaire et économique reste assurée et ne pousse pas au compromis, bien au contraire. Pékin vient ainsi de publier une nouvelle carte de la Chine comprenant de larges parties du territoire indien. À travers l’Inde, le message s’adresse au monde entier : il n’y aura aucun compromis sur nos revendications.
Aux yeux de l’opinion publique indienne, la Chine est paradoxalement invoquée comme raison à un rapprochement avec l’Occident mais aussi avec la Russie. L’Occident pour ancrer l’Inde dans une alliance de taille à dissuader la Chine de l’attaquer. La Russie pour éviter que cette dernière ne soit jetée dans les bras de Pékin ! La position indienne est-elle habile ou illisible ? L’Inde protège-t-elle ses intérêts ou prend-elle le risque de fâcher ses alliés à terme ? Autant de questions ouvertes et propres au multilatéralisme à l’indienne.
Par Côme Bastin

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A propos de l'auteur
Côme Bastin est reporter en Inde, basé à Bangalore depuis 2019. Il travaille avec Radio France Internationale, Ouest-France, Mediapart et Marianne. Il chérit les longs reportages et les analyses sur le sous-continent et ses multiples facettes. Auparavant, il était reporter en France et en Europe (We Demain, Socialter, Radio Nova, RFI).