Politique
Tribune

Frontières avec l'Inde : la Chine ou l’art du contrepied

Un soldat chinois et un militaire indien à la frontière Nathu La entre l'Inde et la Chine, le 10 juillet juillet 2008. (Source : Foreign Policy)
Un soldat chinois et un militaire indien à la frontière Nathu La entre l'Inde et la Chine, le 10 juillet juillet 2008. (Source : Foreign Policy)
C’est sans doute l’une des raisons de l’absence du président chinois Xi Jinping au sommet du G20 qui se déroule ces samedi 9 et dimanche 10 septembre à New Delhi. La tension diplomatique est remontée entre Pékin et New Delhi, lorsque la Chine a publié sa nouvelle carte officielle.
C’est à peu de chose près ce que d’aucuns nommeront une terrible « douche froide ». D’autres plus courroucés, du côté de New Delhi notamment, opteront pour une tournure plus dure, en évoquant un énième exemple de duplicité, sinon d’agressivité pékinoise assumée. Retour en arrière sur une chronologie serrée, alternant ces dernières semaines les promesses, pour mieux asséner in fine une réalité plus brutale, apurée de toute préoccupation diplomatique.
*Environ 200 km au sud-est de Leh, la capitale du Ladakh indien. **Times of India, 29 août 2023. ***
Le 15 août, dans la foulée d’une réunion des commandants de corps des forces armées indiennes et chinoises organisée à la frontière sino-indienne (région de Chushul-Moldo*) – la 19e du genre** depuis les graves incidents survenus en mai 2020 au Ladakh, dans la vallée de Galwan, opposant troupes indiennes et chinoises –, un bref communiqué de presse conjoint consultable sur le site internet des ministères indien et chinois des Affaires étrangères se montrait à la fois apaisant et conventionnel : « Les deux parties ont eu une discussion positive, constructive et approfondie sur la résolution des questions en suspens le long de la LAC [Line of Actual Control***] dans le secteur occidental. Conformément aux orientations données par les dirigeants, elles ont échangé leurs points de vue d’une manière ouverte et tournée vers l’avenir. Elles sont convenues de résoudre rapidement les questions en suspens et de maintenir la dynamique du dialogue et des négociations par les voies militaires et diplomatiques. Dans l’intervalle, les deux parties sont convenues de maintenir la paix et la tranquillité sur le terrain dans les zones frontalières. »
*Un groupe au format souple de type forum diplomatique né une douzaine d’années plus tôt (2011) réunissant jusqu’alors 5 pays membres (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) qui, lors de ce sommet organisé en Afrique du Sud, approuva l’intégration de 6 nouveaux États membres (Arabie saoudite, Argentine, Égypte, Émirats arabes unis, Éthiopie, Iran). **Brève et plutôt rare de fait entre Xi et Modi, à l’instar de leur courte discussion en marge du G20 de Bali, en novembre 2022.
Un contenu somme toute assez neutre et conforme aux sessions précédentes, ponctué qui plus est de repères aimables et rassurants (« dynamique du dialogue et des négociations », « maintenir la paix et la tranquillité sur le terrain dans les zones frontalières »). Rien non plus qui invite il est vrai à un quelconque sur-optimisme en la matière, pour qui est familier de la lecture de ces communiqués de presse conjoints généralement plus prompts à dessiner des courbes flatteuses qu’à mettre en exergue les points hérissant. Une dizaine de jours plus tard, le 24 août, à l’occasion du 15ème Sommet des BRICS* organisé à Johannesburg, le président chinois Xi Jinping et le Premier ministre indien Narendra Modi ont eu le loisir d’une courte interaction en tête-à-tête** en marge de l’événement, décrite peu après par le ministère chinois des Affaires étrangères comme un « échange de vue franc et profond sur les relations actuelles Chine–Inde » lors duquel le chef de l’État chinois souligna que « l’amélioration des rapports Chine-Inde sert les intérêts communs des deux pays et de leur population respective. Les deux parties doivent garder à l’esprit l’intérêt général de leurs relations bilatérales et traiter correctement la question de la frontière afin de préserver conjointement la paix et la tranquillité dans la région frontalière. »
Pourtant, quatre jours à peine après avoir formulé ces belles assurances sur l’avenir des relations sino-indiennes et la gestion de leur délicat contentieux frontalier, changement de cap aussi brutal qu’impromptu des autorités chinoises. Ou comment sciemment déconstruire le lundi 28 août ce qui venait d’être poliment exposé le jeudi précédent. Peut-être eut-il été bon de se remémorer que quatre mois plus tôt la Chine décidait de boycotter une réunion du G20 dédiée au tourisme du 22 au 24 mai organisée à Srinagar, la capitale d’été du Jammu-et-Cachemire indien. Et comment se montrer aujourd’hui surpris de l’absence de Xi Jinping au sommet des dirigeants du G20 organisé ce samedi 9 et dimanche 10 septembre dans la capitale indienne, se faisant remplacé par son Premier ministre Li Qiang ?

Courroux et émoi

*En l’espèce, la nouvelle mouture considère comme territoire chinois les parties orientales de la mer de Chine du Sud se trouvant dans la ZEE philippine (la mer des Philippines occidentales, selon Manille).
Lundi 28 août, le ministère chinois des Ressources naturelles publiait une version actualisée de la carte officielle nationale (« Standard map ») et des délimitations frontalières du quatrième pays le plus étendu du globe, telles que les conçoivent naturellement les autorités politiques pékinoises. Une interprétation cartographique sino-chinoise pour le moins partiale, particulière et sur-mesure (au sens le plus strict du terme), très loin d’être du goût de divers voisins de l’ex-empire du Milieu, de l’Inde aux Philippines*, à la Malaisie et l’Indonésie, dans la très disputée mer de Chine méridionale. « De l’Inde à la Russie en passant par Taïwan, la nouvelle carte officielle de la Chine revendique les territoires de ses voisins », résume parfaitement un article cinglant du magazine Géo du 31 août.
À New Delhi, comme il est aisé de l’imaginer, le courroux et l’émoi sont au plus haut face aux prétentions territoriales du voisin du Nord. Du reste, le gouvernement comme la population ont toujours à l’esprit les incidents armés déplorés ces deux dernières années dans des périmètres frontaliers sensibles : en décembre dernier, des accrochages frontaliers entre troupes indiennes et chinoises avaient notamment eu lieu dans la région de Tawang, dans le nord-ouest de l’Arunachal Pradesh indien. En janvier 2021, les troupes frontalières des deux pays avaient également eu maille à partir près de Naku La, au Sikkim indien.
*En avril dernier déjà, le ministère chinois des Affaires civiles publiait les coordonnées d’une douzaine de sites (zones résidentielles, rivières, sommets) situés dans l’Arunachal Pradesh, ainsi que leurs noms en caractères chinois, en tibétain et en pinyin. Dans un souci de normalisation de « la partie méridionale du Xizang [Tibet] » selon Pékin. **Évoquant pour sa part un territoire appelé « Tibet du Sud » à Pékin, le gouvernement chinois considère la totalité de l’Arunachal Pradesh comme sien. ***37 000 km² ; une région de haut plateau, peu peuplée, située dans le nord-ouest du plateau tibétain, aux confins de l’Inde, de la Chine et du Pakistan. Sous contrôle chinois, la souveraineté de ce périmètre sensible est disputée par l’Inde.****Times of India, 29 août 2023.
Plus outrés que surprises, les autorités indiennes et la population font donc bloc face à cette énième* manifestation de velléité chinoise de souveraineté sur l’Arunachal Pradesh indien – un État du Nord-Est indien de 84 000 km² au fort potentiel hydroélectrique notamment**, avec pour capitale Itanagar – et l’Aksai Chin***. Des visées pour le moins hardies suscitant notamment la réaction du chef de la diplomatie indienne S. Jaishankar : « La Chine a publié des cartes avec des territoires [qui] ne sont pas les siens. C’est une vieille habitude. Le fait de publier des cartes avec des parties de l’Inde ne change rien à la situation. Notre gouvernement est très clair sur la nature de notre territoire. Ce n’est pas en faisant des revendications absurdes que l’on s’approprie les territoires d’autrui. »****
Il y a trois ans, de graves incidents avaient donné lieu aux premières victimes officielles depuis près d’un demi-siècle. Ils avaient opposé dans la Galwan valley (région du Ladakh) les troupes frontalières et chinoises. Aujourd’hui, la presse indienne révèle, photos satellites à l’appui, que la Chine a significativement renforcé ses infrastructures et positions en Aksai Chin entre décembre 2021 et août 2023, les autorités chinoises, loin de toute volonté de contrition ou de sentiment de gêne, se bornent à cette heure à inviter leurs homologues indiennes à accepter le fait accompli, à se cantonner à la plus grande réserve. Et le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères de livrer sans sourciller à New Delhi – mais aussi à Manille, Taipei, Jakarta et Kuala Lumpur -, le conseil suivant : « Nous espérons que les parties concernées resteront objectives et calmes, et qu’elles s’abstiendront de surinterpréter la question. » Sinon quid ?
Par Olivier Guillard

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.