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Tribune

Chine : l’assaut méthodique contre le bouddhisme tibétain

Le Dalai-lama lors d'une prière au Temple tibétain de McLeod Ganj, en banlieue de Dharamsala, le 5 avril 2023. (Source : NPR)
Le Dalai-lama lors d'une prière au Temple tibétain de McLeod Ganj, en banlieue de Dharamsala, le 5 avril 2023. (Source : NPR)
La polémique suscitée par une vidéo virale du Dalaï-lama diffusée via des comptes chinois sur les réseaux sociaux, cache mal le silence médiatique au sujet de la répression méthodique menée par la Chine contre le peuple tibétain, sa culture, sa religion et ses droits humains, souligne Olivier Guillard dans cette tribune.
*Le 10 mars 1959, une « révolte populaire anti-chinoise et anti-communiste » enfiévrait Lhassa, la capitale du Tibet, lorsque plusieurs dizaines de milliers de Tibétains se massaient autour du palais d’été du Dalaï-lama pour prévenir son arrestation par les troupes communistes chinoises, au prix de milliers de victimes.
C’était il y a un trimestre. À l’approche de la date sensible du 10 mars*, la population tibétaine, sur les hauts plateaux et à l’étranger, s’apprêtait à célébrer – dans une discrétion imposée par l’extrême sévérité des autorités chinoises – le 64e anniversaire du soulèvement tibétain de Lhasa contre le troupes communistes de Pékin. Nous constations alors la disparition ces dernières années de la question tibétaine dans le débat public et les médias occidentaux.
*Le gouvernement tibétain en exil ou Central Tibetan Administration (CTA).
Aujourd’hui, à la faveur d’une actualité plus dense sur le sujet, il aura paradoxalement beaucoup été question du château d’eau de l’Asie, de ses autorités religieuses et politiques et de leurs démêlés divers avec le gouvernement chinois, avec qui toute recherche de solution équitable a disparu depuis au moins 2010. À la place, une implacable politique de sinisation se déploie sans relâche, à grands renforts d’interdictions, de sanctions et de répressions. Elle reformate le quotidien des 6 millions de Tibétains, jette le discrédit sur leurs autorités politiques* et religieuses (à commencer par le Dalaï-lama), s’attaque à leur foi, le bouddhisme tibétain que l’ex-empire du milieu souhaiterait ardemment remodeler « à la chinoise ».
Fait suffisamment rare et inspiré pour être relevé, signalons ici la visite à Dharamshala, terre d’asile du gouvernement tibétain en exil depuis 1959, d’une délégation de sénateurs français du groupe d’amitié France–Tibet, auxquels le prix Nobel de la paix 1989 accorda le 24 avril au matin une audience dans sa résidence. Cette visite sans fanfare ni médiatisation particulière d’un quatuor d’élus de la République insuffla certainement davantage de reconnaissance de la part de la communauté tibétaine que le séjour chinois du chef de l’État français intervenu deux semaines plus tôt.
L’avant-veille à Paris et dans d’autres grandes démocraties occidentales, la communauté tibétaine en exil et diverses entités de la société civile se mobilisaient dans le calme pour afficher leur soutien au Dalaï-lama, aux prises depuis quelques jours avec une déplaisante controverse née de la diffusion virale d’une vidéo depuis des réseaux sociaux chinois.
*Cf. Global Times du 13 et du 17 avril 2023. **Lors d’une réunion de la commission des droits de l’homme et de l’aide humanitaire, du ministère allemand des Affaires étrangères.
De toute évidence, ces mêmes réseaux sociaux et la presse d’État* de la deuxième économie mondiale ont en revanche été moins promptes à reprendre divers autres faits récents concernant pourtant au premier chef le passé, le présent et l’avenir de la région autonome du Tibet et de sa population. Notamment la préoccupation du gouvernement allemand le 19 avril au sujet de la détérioration croissante de la situation des droits de l’homme au Tibet : « Dans le cadre de leur politique d’assimilation dirigée contre la langue, la culture et la religion tibétaines, les autorités chinoises ont systématiquement violé les droits de l’homme. Les méthodes utilisées comprenaient des campagnes de rééducation, des détentions arbitraires et un vaste programme de réinstallation forcée. »**

Le Tibet moins libre que la Corée du Nord, selon Freedom House

*T. Obokata, A. Xanthaki, Saad Alfarargi, F. de Varennes, K.P. Ashwini et S. Mullally. **AL CHN 14/2022 du 6 février 2023 mais rendue publique deux mois plus tard conformément aux procédures de confidentialité.
Pareillement, lorsque le 11 avril, six Rapporteurs spéciaux* de l’ONU adressent une communication** au gouvernement chinois dans laquelle ils expriment leurs « vives inquiétudes quant aux graves violations des droits de l’homme au Tibet », les médias et réseaux sociaux chinois ne se saisissent guère de cette information.
*Quant à la République populaire de Chine, comme en 2022, Freedom House lui attribue la note de 9 sur 100, synonyme de classement dans la catégorie des pays et territoires « non libres ».
Idem en mars quand l’ONG Freedom House publie sa traditionnelle étude annuelle « Freedom in the World 2023 » sur les libertés politiques et les droits civils dans le monde. Ainsi qu’elle le fit déjà en 2022 et 2021, elle attribue au Tibet* la note de 1 sur 100, une note catastrophique figurant parmi les trois plus mauvaises attribuées des 210 pays et territoires inclus dans le champ de cette étude. Même la Corée du Nord et sa dictature héréditaire kimiste (note de 3 sur 100) bénéficient d’un meilleur classement… Et l’institution américaine de notamment déplorer en appui de son classement : « Le gouvernement chinois a utilisé [en 2022] sa politique « zéro Covid » pour poursuivre sa campagne de répression à l’encontre des Tibétains. Les épidémies de Covid-19 survenues au cours de l’année auraient entraîné le transfert massif de milliers de personnes dans des centres d’isolement surpeuplés et insalubres. »
*Le Premier ministre indien Narendra Modi participa quant à lui à l’inauguration de cet événement.
Dans un registre voisin, notons que certains autres événements récents touchant directement le sort de la communauté tibétaine, ses croyances, ses projets, son futur, ont suscité bien peu d’écho du côté de Pékin. Ainsi, hormis peut-être la presse indienne, peu nombreux ont été les médias internationaux à informer leurs lecteurs de l’organisation le 20 et le 21 avril à New Delhi du Global Buddhist Summit 2023, auquel participa notamment le Dalaï-lama*.
Bien entendu, un vide sidéral sur les réseaux sociaux – sinon pour se montrer d’une agressivité et d’une partialité qui n’honoreront guère leurs auteurs -, dans les grands médias d’État chinois quand il fut question le 10 mars de relayer au lectorat domestique le détail de la commémoration officielle organisée à Dharamshala par le gouvernement tibétain en exil du 64ème anniversaire du soulèvement de Lhasa. Lors de cet événement annuel cher à la population tibétaine, tout en continuant à privilégier une solution mutuellement acceptable pour discuter du futur statut du Tibet sur la base de la « politique de la voie médiane », les représentants du gouvernement tibétain en exil – rejoints pour l’occasion par un parterre de parlementaires étrangers d’une trentaine de pays – invitèrent notamment le gouvernement de Pékin à « cesser immédiatement sa politique erronée d’éradication de l’identité tibétaine. Des rapports extrêmement préoccupants faisant état de disparitions forcées et d’emprisonnements extrajudiciaires d’écrivains, d’intellectuels, de défenseurs des langues, de militants des droits de l’homme et de l’environnement, ainsi que de personnes luttant contre l’abattage d’animaux, continuent de nous parvenir du Tibet. »
Cette fermeté n’exclue pas une main toujours tendue en direction des autorités chinoises : « À cet égard, nous sommes prêts à nous engager avec le gouvernement de la République populaire de Chine sur la base de l’égalité et de l’amitié afin de rechercher une solution durable et mutuellement bénéfique », assure à cette occasion Penpa Tsering, le Sikyong [président, NDLR] du gouvernement tibétain en exil, par ailleurs actuellement en visite officielle au Royaume-Uni, en Norvège, au Danemark et en Allemagne du 21 avril au 9 mai.

Confiance ébranlée

Une opportunité à saisir pour Pékin ? Et pourquoi pas après tout. Ces derniers jours, c’était au tour de la Chine – et notamment de son ambassadeur en France Lu Shaye – d’être au centre d’une délicate controverse effilochant l’image déjà ténue de la République populaire en Occident. « Les propos de l’ambassadeur de Chine en France sur la Crimée provoquent un tollé en Europe », tonne Le Monde le 24 avril, réagissant aux propos tenus par Lu Shaye vendredi 21 avril remettant notamment en question le caractère ukrainien de la péninsule de Crimée annexée par les troupes russes en 2014, et la légalité des pays appartenant autrefois à l’URSS.
Si le gouvernement central chinois n’a guère tardé à se désolidariser des propos douteux de son représentant à Paris, leur toxicité a instantanément fait son œuvre, jetant une ombre malaisante sur la vision du monde (de l’Europe en l’occurrence) et des équilibres stratégiques internationaux contemporains de Pékin.
*Le soutien de Pékin au régime russe englué dans son aventurisme militaire en Ukraine, sa politique agressive autant qu’inquiétante vis-à-vis de Taiwan mais également de Hong Kong, du Xinjiang et du Tibet ou encore en mer de Chine méridionale, pour ne citer que quelques dossiers délicats et contentieux, nourrissent dans l’opinion publique occidentale (et ailleurs en Asie) un certain malaise, voire une franche appréhension.
Il faudra du temps à la Chine pour effacer les conséquences de ces propos fort maladroits, et à un Occident déjà quelque peu sino-sceptique* pour rétablir une confiance ébranlée. Dans cette configuration nouvelle et actuellement défavorable, les autorités chinoises pourraient à court terme agir de diverses manières, sur divers leviers pour tenter d’inverser la tendance. En amendant par exemple leur politique à l’endroit du Tibet, en réhumanisant leurs rapports avec une population tibétaine privée de tout droit ou presque, en mettant un terme aux répressions et interdictions tous azimuts se multipliant depuis une quinzaine d’années, en redonnant un peu de sens aux notions éreintées de libertés fondamentales et de respect des droits de l’homme, en cessant de siniser à outrance et contre la volonté de la population un bouddhisme tibétain, certes résilient, mais désireux de retrouver un peu de sa sérénité d’antan.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.