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Tibet : le grand oublié

Le Dalaï-lama, le 21 janvier 2023 à New Delhi. (Source : Dalailama.com)
Le Dalaï-lama, le 21 janvier 2023 à New Delhi. (Source : Dalailama.com)
Qui parle du Tibet dans la presse occidentale ? En 2022, les articles sur le pays du Dalaï-lama se sont comptés sur les doigts d’une main, souligne Olivier Guillard dans cette tribune. Pourtant les habitants du « toit du monde » ont fait état de contrôles encore plus draconiens liés au Covid-19 imposés par les autorités chinoises, qui limitaient déjà fortement leurs droits.
*Intempéries dévastatrices et catastrophes naturelles mises à part, comme les inondations historiques au Pakistan. **À chaque transit de bâtiment de l’US Navy par cet espace maritime aussi stratégique que disputé par la Chine et ses cinq autres nations riveraines.
Ces deux dernières années, en Asie-Pacifique comme dans le reste du monde, les sujets de préoccupations, les crises, les drames et autres pandémies n’ont certes pas fait défaut. Pour demeurer un instant sur le vaste et éclectique théâtre asiatique, l’actualité de l’année écoulée à fait la part belle à un quintet de thématiques concentrant l’essentiel de l’attention de l’opinion publique occidentale* : aventurisme et provocations balistiques nord-coréennes à répétitions, tension au plus haut entre Pékin et Taipei et pléthore de manœuvres militaires chinoises autour de « l’île rebelle », crise politique et déshérence économique dans diverses démocraties sud-asiatiques (au Pakistan et au Sri Lanka notamment), gouvernance sujette à caution des talibans en Afghanistan, guerre civile et errances de la junte en Birmanie. Les brusques montées de tension** en mer de Chine du Sud pourraient également compléter ce tableau déjà bien dense.
*Officiellement « Région autonome du Tibet » dans l’architecture administrative et politique chinoise.
Naturellement, la République populaire de Chine a quasi quotidiennement et sous bien des angles accaparé la lumière braquée sur l’Asie-Pacifique : défense jusqu’à l’absurde de sa politique « zéro Covid » et multiplication des confinements – pour tout balayer finalement en décembre -, ralentissement économique et prévisions de croissance inquiétantes, relations délétères avec les États-Unis, discours agressif suivi de gesticulations militaires à grande échelle vis-à-vis de Taïwan, (nouvel) incident entre troupes chinoises et indiennes à leur frontière himalayenne, organisation du XXème Congrès du PCC, timide critique chinoise de l’invasion russe en Ukraine ; et on en passe. Si les autorités pékinoises ont multiplié les initiatives, les discours, les bras de fer et les gesticulations parfois agressives de leurs forces armées lors de l’année écoulée, elles se sont en revanche bien gardées de se montrer à leur avantage sur un autre de leurs très sensibles intérêts fondamentaux : la situation au Tibet*.
*Si l’on compte l’ensemble des articles évoquant directement la situation au Tibet publiés par Le Monde, Le Figaro et La Croix en 2022, au total, on n’atteint pas le seuil symbolique de la dizaine. À décharge, outre-Atlantique, le prestigieux New York Times n’y consacra qu’un seul article le 16 septembre.
Du reste, force est de constater, cette discrétion chinoise peu surprenante à propos de la question tibétaine a en quelque sorte trouvé un certain écho loin de Pékin ou de Lhassa ; en Europe et notamment dans l’Hexagone, où, entre janvier et décembre 2022, les grands titres de la presse française dans leur ensemble n’ont accordé qu’une attention minimaliste* au sujet. Ce dont, soit dit en passant, on ne s’est probablement pas plaint du côté de Pékin.
*« Au Tibet et au Xinjiang, les habitants ont fait état de contrôles encore plus draconiens de type Covid-19 imposés par les autorités locales, qui limitaient déjà fortement leurs droits », Human Rights watch, Rapport mondial 2023.
Si les médias français n’ont donc pas noyé l’an passé leurs lecteurs et téléspectateurs de nouvelles des hauts plateaux tibétains et du sort difficile – qui plus est en ces temps implacables de pandémie et de confinements* de la population locale aspirant à plus de « normalité » et de libertés -, au moins ont-ils eu le bon goût de se saisir en plein cœur de l’été d’un bien triste autant qu’inadmissible fait divers survenu en Normandie impliquant un ressortissant tibétain (la victime) et ses trois agresseurs. L’arbre qui cache la forêt, cependant.

« Resolve Tibet Act »

*The New York Times, 16 septembre 2022.
Pourtant, divers événements notables ont concerné de près le Tibet et sa population l’an passé. Nombre d’entre eux, comme souvent, n’ont guère suscité autre chose que le courroux coutumier de Pékin. Exemple une poignée de jours avant la fin de l’été, le New York Times consacrait un long article aux difficultés plus intenses rencontrées par la population tibétaine en ces temps de pandémie et contraintes en tous genres, avec un titre résumant fidèlement le propos : « Au point de rupture, les Tibétains, sous confinement, poussent un rare cri d’alarme »*.
Autre exemple : en Europe, qui a entendu parler de l’initiative de la République Tchèque ? Alors qu’elle prenait la présidence du Conseil du l’Europe, le Sénat à Prague a organisé une conférence intitulée « Le Tibet et l’Europe ». Les participants européens ont notamment « exprimé la nécessité de réévaluer la politique de l’UE et de ses États membres sur le statut juridique du Tibet, en particulier à la lumière de la guerre en Ukraine et du mépris de la Chine pour les normes internationales ».
*En reconnaissance de son opposition non violente à l’occupation du Tibet par la Chine. **Conférence de presse du ministère chinois des Affaires étrangères, le 12 décembre 2022.
De l’autre côté de l’Atlantique, le 9 décembre – veille de la célébration annuelle de l’attribution au Dalaï-lama de son prix Nobel de la paix* (le 10 décembre 1989) -, le Département américain du Trésor imposait des sanctions à deux responsables chinois – un ancien chef du Parti communiste chinois au Tibet entre 2016 et 2021, et un haut responsable de la sécurité publique dans la région – impliqués selon Washington dans l’application de politiques sévères visant à réprimer la dissidence ethnique et à contrôler les activités religieuses au Tibet. Des sanctions aussitôt dénoncées par le ministère chinois des Affaires étrangères, pour qui cette décision de l’administration américaine « s’immisce de manière flagrante dans les affaires intérieures de la Chine, viole de manière flagrante les normes fondamentales des relations internationales et porte gravement atteinte aux relations sino-américaines […]. Nous demandons instamment aux États-Unis de retirer immédiatement les soi-disant sanctions.** »
Dix jours plus tard, le 20 décembre, le Sénat américain étudiait un projet de loi bipartisan (« Resolve Tibet Act ») visant notamment à promouvoir une résolution pacifique de l’occupation illégale du Tibet par la Chine, par le biais de négociations entre le gouvernement chinois et les émissaires du Dalaï-lama. Un projet de loi considérant que le statut juridique du Tibet reste à déterminer en vertu du droit international.
*Reuters, 23 décembre 2022. **The Taipei Times, 21 décembre 2021. ***Reuters, 21 décembre 2022.
C’en était certainement trop pour la sensibilité proverbiale des autorités pékinoises. Le 22 décembre 2022, la Chine sanctionnait à son tour deux citoyens américains – un historien et un membre de la Commission exécutive du Congrès américain sur la Chine – en gelant leurs avoirs chinois, en interdisant tout contact avec eux et en leur interdisant (ainsi qu’à leur famille) à l’avenir toute entrée sur le territoire de la République populaire*. Pour rappel, précisément un an plus tôt, le 20 décembre 2021, l’administration Biden suscitait déjà l’ire de son homologue chinoise en nommant la sous-secrétaire d’État Uzra Zeya au poste de Special coordinator for Tibet, avec pour mandat de « diriger les efforts américains visant à préserver le patrimoine religieux, culturel et linguistique du territoire sous domination chinoise face aux violations des droits de l’homme commises par Pékin »**. Une initiative américaine qui, sans surprise, attira aussitôt les foudres et la rhétorique critique du pouvoir chinois, dans une veine convenue familière : « Les États-Unis doivent cesser de s’ingérer dans les affaires intérieures de la Chine ou de déstabiliser le Tibet sous le prétexte de questions liées au Tibet. La Chine prendra toutes les mesures nécessaires pour préserver ses intérêts »***, tempêta aussitôt l’ambassade de Chine à Washington.
*En plus d’accueillir le gouvernement tibétain en exil à Dharamsala, la capitale d’hiver de l’État indien de l’Himachal Pradesh, l’Inde accueille sur son sol plus de 80 000 Tibétains ayant fui leur patrie occupée par la Chine depuis 1959.
En 2022, le dernier mot du bras de fer sino-américain sur la question tibétaine revint, semble-t-il, à Washington. En effet, au crépuscule de l’année, le 29 décembre, le budget 2023 (1 700 milliards de dollars) adopté par le Congrès contenait une disposition permettant de financer des programmes de « préservation de la culture tibétaine et de renforcement des capacités de l’administration tibétaine en exil, basée dans le nord de l’Inde »*. Un fonds de 11 millions de dollars administré par l’Agence américaine pour le développement international (USAID) est notamment mis à disposition du gouvernement tibétain en exil pour 2023.
*The Tibet Post, 9 janvier 2023.
Une enveloppe somme toute assez symbolique (par sa volumétrie congrue) mais toutefois appréciée, l’essentiel étant ailleurs. On peut du reste le lire début 2023 dans le propos du Dalai-lama (88 ans en juillet) quand ce dernier, tout en « félicitant » pour leur nomination dans leurs fonctions le nouveau Speaker de la Chambres des Représentants et le nouveau chef de file démocrate dans cette enceinte parlementaire, se laisse aller à quelques aimables confidences à l’endroit de l’Amérique : « J’admire depuis longtemps les États-Unis pour leur rôle dans la défense de valeurs fondamentales telles que la démocratie et l’État de droit. En tant que grande puissance du monde libre, les États-Unis peuvent apporter une contribution particulière à l’édification d’un monde plus pacifique en répondant aux défis économiques, aux problèmes sociaux et au changement climatique. Les États-Unis offrent la liberté et des opportunités à tous leurs citoyens. C’est ce qui en a fait une lueur d’espoir. » Une déclaration forcément plus appréciée du côté de Washington D.C. que de la capitale chinoise.
Dans cette dernière, on peut également estimer – sans risque de se tromper – que les vœux du 1er janvier 2023 du chef spirituel des Tibétains à Bodh-Gayâ dans l’État indien du Bihar, prononcés devant une dense foule de fidèles, auront là encore davantage nourri l’ire de la République populaire que son admiration : « Je vais bien. Mon cerveau est vif et alerte. Je suis encore capable de sourire et je continuerai à le faire dans les années à venir […]. Je suis déterminé à vivre longtemps et, dans mes rêves, j’ai eu des indications que je vivrai plus de 100 ans. » Une prophétie qui, en ce début d’année, en Occident comme au Tibet et nonobstant une discrétion à l’occasion coupable sinon honteuse, trouve encore comme il se doit un large soutien.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.