Politique
Entretien

Michael van Walt van Praag : "Pourquoi parler différemment de Taïwan et du Tibet ?"

Le dalaï-lama et la président taïwanaise Tsai Ing-wen. (Source : Straits Times)
Le dalaï-lama et la présidente taïwanaise Tsai Ing-wen. (Source : Straits Times)
Les médias occidentaux parlent souvent de la « région autonome chinoise du Tibet ». Rarement du Tibet comme un territoire différent de la Chine. Par contre, tous écrivent « Taïwan » et non pas « province chinoise de Taïwan ». C’est contre cette différence que milite Michael van Walt van Praag, avocat néerlandais et conseiller juridique du Dalaï-lama. Pour lui, les récentes prises de positions très fermes face à la Chine en Asie-Pacifique doivent se traduire aussi par un changement de discours et d’actes sur le Tibet. Asialyst l’a rencontré lors de son passage à Paris début octobre. Entretien.

Entretien

Né en 1951, Michael C. van Walt van Praag est un professeur néerlandais de droit international, avocat international spécialisé dans la résolution des conflits intra-étatiques. Ancien secrétaire général de l’Organisation des nations et des peuples non représentés, il est conseiller juridique du Dalaï-lama et du gouvernement tibétain en exil depuis 1984. Auteur du livre Tibet Brief, qui fait autorité sur l’histoire contemporaine du Tibet annexé par la Chine en 1950, il est président exécutif de Kreddha, une organisation non gouvernementale internationale qu’il a fondée en 1999 pour la prévention et la résolution des conflits intra-étatiques violents.

L'avocat néerlandais Michael C. van Walt van Praag, conseiller juridique du Dalaï-lama. (Cérit : DR)
L'avocat néerlandais Michael C. van Walt van Praag, conseiller juridique du Dalaï-lama. (Cérit : DR)
71 ans après l’invasion chinoise, la « libération pacifique », quel avenir pour le Tibet ?
Michael van Walt van Praag : La seule chose dont on est sûr, c’est que tout change. À un moment, les choses ont changé. Je n’ai guère confiance en Xi Jinping pour qu’il prenne une initiative afin d’engager des négociations pour résoudre ce conflit. À examiner ce qu’il a fait jusqu’à maintenant, on a plutôt l’impression qu’il ne ressent pas le besoin de négocier. Vraiment, son but c’est le contrôle total par le Parti communiste de tout. Surtout des lieux qui ont une importance pour la sécurité nationale, donc le Tibet, le Xinjiang, Hong Kong. Je n’ai pas beaucoup d’espoir en ce qui concerne Xi Jinping et son régime. Les régimes changent, et la question est seulement de savoir si le Tibet, les Tibétains, la communauté internationale seront prêts au moment où les changements prendront place, à faire ce qu’il faudra pour changer la situation. On a vu exactement ce type de situation changer bien sûr avec l’Union soviétique. Les pays Baltes (Lituanie, Lettonie, Estonie) ont eu la présence d’esprit de faire ce qu’il fallait pour changer leur statut. Avec le Timor Oriental, c’était la même chose. Ils étaient bien préparés, je veux parler de la communauté internationale, pour partie au moins. Au sein des Nations unies aussi, les forces en présence étaient prêtes pour prendre les décisions nécessaires. Pour les Tibétains, c’est là le but essentiel : celui d’être bien préparé pour que les gouvernements et d’autres institutions publiques en général comprennent bien la situation au Tibet, le but des Tibétains, la nature, l’essence du conflit.
Xi Jinping attend-il le décès du Dalaï-lama ?
Evidemment, on ne sait pas lequel des deux disparaitra le premier. Mais on ne sait jamais. Le Dalaï-lama est en bonne forme. Il a 86 ans et il a déclaré son intention de vivre jusqu’à 113 ans. On verra. De toutes façons, les changements prendront place plus vite qu’on ne le pense. Donc, on ne sait jamais ce qui peut se passer. Cela peut être une crise économique, ou, même si nous ne l’espérons pas, encore une autre épidémie. Quelque chose qui remet tout en cause. Qui rebatte les cartes. En tous cas, il y a un changement assez important sur le plan international, une prise de conscience quant aux intentions de la Chine qui n’existaient pas il y a seulement quelques années. Tout cela va accélérer un changement. On ne sait pas encore dans quelle direction. Il faudra donc faire attention à ce que cela apporte.
En effet, on assiste aujourd’hui à un « réveil » des pays occidentaux face à la Chine, les États-Unis en tête. Comment voyez-vous cette évolution ?
J’espère que se mettra en place une coopération, une coordination de politiques envers la Chine, une politique envers les Tibétains qui changera la situation actuelle. Il nous faut encore voire comment cela se passera. J’ai, quant à moi, présenté certaines conclusions du livre Tibet Brief. J’ai fait des propositions à certains gouvernements européens lorsque j’ai fait le tour de quelques capitales. Je vais en faire encore un peu plus. Je dois dire que j’ai été reçu, mes idées ont été reçues beaucoup mieux qu’elles ne l’auraient été il y a tout juste un an. Donc je pense vraiment que cette prise de conscience a changé la façon dont on voit aussi la question du Tibet dans son ensemble. Mais pas seulement, car on réalise peu à peu que l’on a des intérêts à faire face à la Chine. Aussi parce que l’on comprend mieux aujourd’hui les raisons pour lesquelles les Tibétains ne sont pas contents au Tibet. Car on assiste à ce que le régime chinois peut infliger à Hong Kong, au Xinjiang. Voici pourquoi l’opinion mondiale est beaucoup plus prête à comprendre les Tibétains. Il y a quelque temps, l’on en était encore un peu amoureux de cette Chine qui offrait un visage paisible. Pour ma part, je ne l’ai jamais été. Mais pour ceux qui ont été amoureux de ce pays, ils avaient le sentiment que la Chine n’était pas dangereuse et qu’elle ne visait qu’à reprendre une place dans le monde. Voici pourquoi ces naïfs l’ont laissée faire.
En 2001, la Chine a adhéré à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) avec l’aide des États-Unis, sans laquelle elle n’y serait jamais entrée. Mais les Américains, notamment, ont ensuite eu un sentiment de trahison, que la Chine ne respectait ni les règles du jeu, ni sa parole donnée. Ce qui fut le signal d’une prise de conscience. Partagez-vous cet avis ?
Oui. Je crois que cela aussi nous a alerté sur le fait que le régime chinois trahit beaucoup de promesses. Là, il s’agissait d’une promesse qui était claire pour Pékin et les autorités tibétaines. Mais ils ont trahi leurs promesses envers les Tibétains avec cet accord en 17 points de 1951. Ils ont fait la même chose avec Hong Kong. L’histoire se répète.

L'accord en 17 points

Signé le 23 mai 1951, cet accord sur les mesures pour la « libération pacifique du Tibet » entre le gouvernement central et le gouvernement local du Tibet marquait pour Pékin l’incorporation du Tibet à la République populaire de Chine. L’accord fut signé par le Tibétain Ngapo Ngawang Jigmé à Pékin avant d’être ratifié cinq mois plus tard par le gouvernement du Tibet. Celui-ci, après de longues discussions avec le général Zhang Jingwu sur les termes à employer, donna son accord à l’envoi, au nom du Dalaï-lama, d’un télégramme à Pékin le 24 octobre 1951, manifestant son acceptation en ces termes : « Le gouvernement local [du Tibet], les moines et le peuple tibétains ont donné leur accord unanime. Sous la conduite du président Mao Tsé-toung et du gouvernement central, ils aident activement les unités de l’Armée populaire de libération à marcher à l’intérieur du Tibet pour renforcer la défense nationale, expulser les forces impérialistes et sauvegarder l’unification du territoire souverain de la mère-patrie. » En échange, le gouvernement chinois s’engageait à donner au peuple tibétain le droit « d’exercer l’autonomie nationale régionale sous la direction unifiée du gouvernement central populaire » et à ne pas altérer « le système politique existant au Tibet » et à ne pas « modifier le statut établi, les fonctions et les pouvoirs du Dalaï-Lama ».

Faut-il y voir un désir d’assimilation des marches de la Chine ?
Oui. Le désir d’assimilation est maintenant beaucoup plus explicite qu’autrefois. Notamment avec la politique de Xi Jinping qui proclame ce slogan : « Un pays, un peuple, une langue, une culture ». C’est épouvantable. Jusque-là, Pékin cachait cela derrière des idéologies et insistait sur le respect des nationalités minoritaires. C’est désormais fini. Pékin trouve que cela n’est plus nécessaire pour défendre sa politique. Maintenant, le régime dit clairement ses intentions.
Le Tibet a-t-il été le laboratoire de ce qui se passe au Xinjiang ?
Tout à fait. Bien sûr, au Xinjiang, la répression ne date pas d’hier. Ce n’est pas nouveau. Mais la politique systématique de la répression de tout un peuple, de toute une culture, il y a là des éléments de génocide. Ceci, on l’a déjà vu au Tibet.
Les stérilisations forcées également ?
Oui. Mais aussi la pratique d’une surveillance de tous les instants, partout. Ceci a commencé au Tibet, puis ce phénomène a été étendu au Xinjiang, peut-être d’une façon encore plus horrible.
D’ailleurs, le gouverneur actuel du Xinjiang était auparavant le gouverneur du Tibet…
Exactement. Donc il y a pratiqué les mêmes recettes. C’est peut-être le résultat d’un manque de réactions efficaces de la communauté internationale pendant tant d’années qui a débouché sur ce qui se passe aujourd’hui à Hong Kong, au Xinjiang, en mer de Chine du Sud (que l’on pourrait d’ailleurs appeler différemment). Il s’y trouve aussi peut-être les graines de cette posture très agressive de la Chine avec l’Inde comme on l’a vu au cours de l’été 2020. C’est là le résultat d’une absence de prise de position ferme quand ces choses-là se sont passées au Tibet. Pour reparler de la mer de Chine du Sud, le gouvernement chinois emploi le même récit historique que celui qu’il utilise pour le Tibet : une affirmation de souveraineté. Evidemment, comment pourrait-on refuser ce narratif quand il concerne cette zone de l’Asie-Pacifique et l’accepter pour le cas du Tibet ?
Que pensez-vous de l’accord Aukus, entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni signé le 15 septembre dernier ?
Il me semble vraiment important que ce traité soit élargi à d’autres pays. Il est absolument nécessaire que, par exemple, l’Inde fasse partie de toute coordination politique dans la région car, après tout, c’est un des pays les plus proches de la Chine, c’est une des démocraties les plus importantes du monde. En effet, cette dynamique n’est pas seulement une stratégie militaire, économique, mais elle est avant tout un combat pour les valeurs. L’Inde doit nécessairement faire partie de cette coalition avec, bien sûr, aussi le Japon, Taïwan et, bien sûr aussi, l’Europe. Donc oui, cette coalition est une bonne chose. Mais il ne faut pas en rester là. Il faut créer une coalition beaucoup plus expansive, plus complète tout en évitant de créer des divisions.
Un communiqué commun des États-Unis, de l’Australie et du Royaume-Uni mentionne explicitement Taïwan. Là aussi, c’est un phénomène nouveau ?
Oui. Il existe un mouvement vers Taïwan. Comme l’illustre d’ailleurs la visite d’une délégation de sénateurs français à Taipei la mi-octobre. Ces sénateurs ont été reçus par la présidente de Taïwan, Mme Tsai Ing-wen. Il y a aussi cet épisode de la Lituanie qui a accepté l’ouverture à Vilnius d’un bureau de représentation de Taïwan. Ce petit pays balte s’est ainsi rapproché de Taïwan avec beaucoup de courage. Il s’agit là d’un développement important car il n’existait à l’époque pas beaucoup de soutien de l’Europe envers une telle initiative. Pour la première fois en Europe, un bureau de représentation prenait le nom de « Taïwan » et non pas de « Taipei » comme cela était jusque-là imposé par les autorités de Pékin. Ces pays européens semblaient dire : « Si elle veut le faire, que la Lituanie fasse ce qu’elle veut. Mais cela nous causera des problèmes. » Je suis donc très content qu’il y ait eu cette initiative. En espérant que cela aille plus loin. C’est important.
Ce que j’ai remarqué, par exemple, c’est qu’en ce qui concerne Taïwan, les médias parlent de Taïwan. Souvent ils font référence à Taïwan qui, selon la République Populaire de Chine, est une simple province de la Chine qui considère ce territoire comme faisant partie de la « mère-patrie ». Or, lorsque les journalistes occidentaux parlent du Tibet, ils ne donnent pas ce genre de présentation. Ils disent tout simplement que le Tibet est une région de la Chine ou une « région autonome » de la Chine, ou encore une « région minoritaire tibétaine », ce genre de choses. Donc, ils acceptent ainsi un fait accompli : le Tibet fait partie de la Chine. Tandis qu’avec Taïwan, c’est différent. Pourquoi parler différemment de Taïwan et du Tibet ? On devrait en parler de la même façon. Dans le cas du Tibet, ce n’est pas un conflit résolu. C’est encore un conflit, une dispute qui reste à résoudre.
Propos recueillis par Pierre-Antoine Donnet
Couverture du livre "Tibet Brief 20/20" par Michael van Walt van Praag et Miek Boltjes, paru en 2020 aux éditions Outskirts Press.
Couverture du livre "Tibet Brief 20/20" par Michael van Walt van Praag et Miek Boltjes, paru en 2020 aux éditions Outskirts Press.

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).