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Tribune

Inde : que penser de la condamnation de Rahul Gandhi à un an des élections ?

Rahul Gandhi, président du Parti du Congrès, premier parti de l'opposition indienne au Premier ministre Narendra Modi. (Source : Hindustan Times)
Rahul Gandhi, président du Parti du Congrès, premier parti de l'opposition indienne au Premier ministre Narendra Modi. (Source : Hindustan Times)
Leader de l’opposition, condamné à deux de prison et rendu inéligible ? C’est la situation de Rahul Gandhi, chef du Parti du Congrès, qui se retrouve défait de son mandat de député pour avoir traité de « voleur » le Premier ministre Narendra Modi dans une intervention publique. La démocratie indienne est-elle en voie de destruction imminente ? Ce n’est pas l’avis d’Olivier Guillard, qui souligne dans cette tribune que le Congrès pourrait tirer parti de cette affaire – et rebondir.
Ces derniers mois, dès lors qu’il était question des turbulences politiques, économiques et autres périls sécuritaires malmenant l’Asie du Sud, l’attention de la communauté internationale était irrémédiablement happée par les énièmes soubresauts de la scène domestique pakistanaise, la déshérence de l’économie sri-lankaise et ses incidences sur une population déjà exsangue, la gouvernance fondamentaliste du régime taliban afghan et la résilience de la menace terroriste, ou encore, les querelles partisanes affligeant l’ancien royaume hindouiste népalais ou la turbulente république bangladaise. Ces derniers jours, l’attention des médias étrangers à l’égard du sous-continent indien s’est reportée – momentanément, certes – sur l’actualité politique de la patrie de feu Nehru et du Mahatma Gandhi. Une actualité animée par les tourments rencontrés en fin de semaine dernière par un autre Gandhi, Rahul, figure de proue de l’opposition et du parti du Congrès, incarnation quinquagénaire de la permanence de la dynastie politique Nehru-Gandhi dans le paysage démocratique indien depuis l’Indépendance en 1947.
*Selon la Commission électorale indienne, au 1er janvier 2023, 945 millions d’Indiens et d’Indiennes sont inscrits sur les listes électorales. **Lors de cette saillie en public, Rahul Gandhi faisait référence à trois personnes distinctes ayant Modi comme patronyme : une autorité du monde du cricket exclue d’une compétition, un homme d’affaires – à la réputation entachée – en fuite, et le Premier ministre Narendra Modi.
Non pas qu’un péril imminent et fatal ne plane à court terme sur le destin de « la plus grande démocratie du monde »* et le bon fonctionnement des institutions indiennes ; on en est naturellement et fort heureusement à des années-lumière. Emblématique figure contemporaine du parti du Congrès, la première formation de l’opposition, descendant d’une lignée de Premiers ministres, de son père Rajiv Gandhi à son arrière grand-père Jawaharlal Nehru, en passant par sa grand-mère Indira Gandhi, Rahul Gandhi a été condamné le 24 mars par la justice indienne à deux années de prison pour diffamation envers Narendra Modi. Lors de la dernière campagne électorale nationale menée en 2019, l’héritier politique de la dynastie Nehru-Gandhi avait en effet déclaré : « Tous les voleurs ont Modi comme nom de famille. »** On ne saurait effectivement, fut-ce dans l’ambiance enfiévrée des campagnes électorales indiennes, tenir ce genre de propos pour un compliment.
*Pareille mésaventure parlementaire était en son temps survenue à sa grand-mère Indira Gandhi en 1975. **« Toute personne reconnue coupable d’une infraction et condamnée à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans (autre qu’une infraction visée au paragraphe 1 ou au paragraphe 2), est frappée d’incapacité à compter de la date de sa condamnation et continue à être frappée d’incapacité pendant une période supplémentaire de six ans à compter de sa libération ».
Dans la foulée immédiate de cette condamnation, la chambre basse du Parlement (Lok Sabha) a démis Rahul Gandhi de son mandat de député* en vertu d’une loi de 1951 (Representation of People Act, Section 8), stipulant qu’un parlementaire condamné à une peine d’au moins deux ans de prison doit être démis de son mandat**. De droit, cette révocation rend théoriquement et légalement Rahul Gandhi inéligible pour les élections générales de janvier 2024 s’il ne parvient pas à faire annuler la condamnation en question par les juridictions supérieures. Dans les rangs du Congrès et de l’opposition au parti au pouvoir, le BJP, la condamnation et la révocation de Rahul Gandhi ont donné lieu à une mobilisation courroucée de ses sympathisants, jusque sur les bancs de l’hémicycle parlementaire qui dût lundi 27 mars ajourner sa séance.
*Fin 2022, selon les projections des démographes de l’ONU, la population indienne s’établissait à 1,417 milliard d’individus, dépassant de peu la population chinoise (1,412 milliard).
Indienne ou internationale, la presse et la société civile ont eu tôt fait de brandir le spectre de la démocratie en danger, d’évoquer une double peine motivée politiquement visant à nuire à l’intéressé et à son camp politique. Il appartient naturellement aux uns et autres de juger de la pertinence de ces propos, du sérieux de ces accusations, de soupeser à qui profite in fine cette affaire agitant le microcosme politique de la toute récente première démographie mondiale*.
*Dont le Karnataka, le Rajasthan, le Chhattisgarh, le Madhya Pradesh ou encore le Telangana.
Si l’on prend toutefois un peu de champ – la chose est plus aisée depuis Paris que depuis New Delhi -, on ne peut s’empêcher de remarquer que ce maelström relatif intervient dans une dynamique électorale particulière. En Inde, 2023 n’est pas une année anodine au niveau des échéances électorales : 9 des 28 États de l’Union organisent des élections* ; parmi eux, trois scrutins ont déjà eu lieu dans le Nord-Est (au Nagaland, au Tripura et au Meghalaya), deux ont souri au BJP et à ses alliés locaux.

« Nous ne nous laisserons pas menacer »

*Lors des élections générales de 2019, le Congrès n’avait remporté que 51 sièges contre 303 pour le BJP. Aujourd’hui, le Congrès dirige à peine deux États de l’Union, le BJP six fois plus (12).
En mai 2024, dans à peine plus d’un an, les 18ème élections générales de l’Inde moderne convieront près d’un milliard d’électeurs aux urnes : qui pour confier au parti au pouvoir du Premier ministre Narendra Modi un troisième mandat quinquennal consécutif après ses succès lors des scrutins de 2014 et 2019 ; qui pour tenter de redonner un élan et une force émoussée au niveau national, en premier lieu le parti du Congrès de Rahul Gandhi, dont la présence à l’Assemblée nationale est historiquement basse* ; qui enfin pour se présenter à terme comme la ou le rassembleur providentiel de la nation.
C’est peut-être à tout cela que songeait l’arrière-petit-fils de Nehru lorsqu’il s’engagea hardiment à l’automne dernier dans un long marathon pédestre (autant que politique) de plus de 4 000 km à travers le pays – la « Unite India March » (« Bharat Jodo Yatra ») – à la rencontre des Indiennes et des Indiens. Un périple du Sud au Nord, étiré dans une douzaine d’États, qui s’achevait voilà deux mois au Jammu-et-Cachemire, a priori sans s’être jusqu’alors traduit par quelques substantiels dividendes en matière d’intention de vote en faveur de son historique format du Congrès.
*Berceau indien des technologies de pointe faisant la réputation de l’Inde « digitale » et 9ème Etat le plus peuplé du pays.
Le 23 mai prochain, alors qu’un scrutin régional se dessine au Karnataka*, peut-être pourrait-il cette fois en aller différemment pour ce parti. Endossant le costume de la formation politique sanctionnée dernièrement par la justice et un parlement majoritairement aux couleurs du parti au pouvoir, le Congrès et ses ténors – dont Rahul Gandhi (qui comme attendu a interjeté appel de la décision de justice le concernant et obtenu la suspension de sa condamnation jusqu’à l’audience en seconde instance) – pourraient possiblement, sans revendiquer pareille arrière-pensée politique naturellement, essayer de capitaliser dans les urnes à leur profit sur leur infortune du moment.
*The Times of India, 26 mars 2023.
Non, à bien y regarder, à la grande différence de ses frêles consœurs népalaise, pakistanaise, sri-lankaise ou bangladaise, trois quarts de siècle après l’Indépendance, la vigoureuse démocratie indienne n’est guère en péril, bien au contraire. Du reste, c’est peut-être la sœur cadette de Rahul Gandhi, Priyanka Gandhi Vadra, à l’ADN politique vigoureux, qui le démontrait le mieux ces jours derniers en déclarant librement devant les médias le 26 mars : « Ma famille a nourri de son sang la démocratie de ce pays […]. Nous ne nous laisserons pas menacer. » Avant d’ajouter, dans un registre beaucoup moins policé sinon pour le moins dénigrant : « Déposez une plainte contre moi et mettez-moi aussi en prison si vous le souhaitez, mais la vérité, c’est que le Premier ministre de ce pays est un lâche. Un lâche arrogant. »* Des propos publics virulents qui, dans nombre de démocraties asiatiques autrement moins établies que l’Inde, vaudraient assurément quelques tourments (ou pis encore) à leur auteur.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.