Politique
Tribune

Panacée ou désordre ? Quand le Pakistan se choisit un nouveau chef des armées

L'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan et le nouveau chef des armées du pays Asim Munir. (Source : Devdiscourse)
L'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan et le nouveau chef des armées du pays Asim Munir. (Source : Devdiscourse)
Tout sauf une coïncidence. Le nouveau chef de l’armée pakistanaise, le lieutenant-général Asim Munir, est un ennemi politique de l’ancien Premier ministre Imran Khan, renversé par une motion de censure il y a quelques mois. Or l’ex-gloire nationale du cricket se trouve dans une dynamique telle qu’il pourrait revenir au pouvoir avant la fin 2023. Le cas échéant, le Pakistan se trouverait dans une situation encore plus volatile qu’aujourd’hui.
*En avril, une motion de censure de l’opposition a contraint Imran Khan à démissionner. **Au gouvernement Khan (PTI, en place depuis l’été 2018) succéda le 11 avril 2022 le gouvernement de coalition de Shebhaz Sharif (PML-N). ***Comme l’Inde, le Pakistan est devenu indépendant le 15 août 1947.
Après un printemps malmené par une énième crise politique* et un été rythmé par les soubresauts nés du changement de gouvernement**, c’est un crépuscule 2022 lui aussi tourmenté et incertain qui semble-t-il plane au-dessus des 240 millions de Pakistanais et attend à court terme la fébrile République islamique. Une bien insolite manière de célébrer le 75ème anniversaire*** de la nation.
*Instauré en juin 2022. **The Pakistan Observer, 29 novembre 2022. **Selon le South Asia Terrorism Portal, au 28 novembre 2022, le Pakistan comptait déjà 324 incidents de nature terroriste depuis le 1er janvier (838 morts), contre 267 sur l’ensemble de l’année 2021.
Ces derniers jours, le cinquième pays la plus peuplé du globe n’a pas précisément enregistré d’excellentes nouvelles quant à sa stabilité intérieure, déjà sujette à caution en temps normal. Jugeons plus tôt : lundi 28 novembre, les chefs des talibans pakistanais (Tehreek-e-Taliban Pakistan ou TTP) annonçait dans un communiqué la fin d’un cessez-le-feu* avec le gouvernement et exhortait sans tarder ses troupes radicales à verser à nouveau dans la terreur et le chaos : « Comme les opérations militaires sont en cours contre les moudjahidin dans différentes régions, il est donc impératif pour vous de mener des attaques partout où vous le pouvez dans tout le pays. »** Une décision qui ne surprend guère en soi aux vues de la très relative autorité de ce cessez-le-feu lors du semestre écoulé, durant lequel les attentats imputés au TTP sont demeurés dans une volumétrie étrangement haute** pour une trêve.
Les observateurs auront relevé que cette annonce des talibans pakistanais intervenait dans un calendrier tout sauf anodin : la veille, dans ce pays épris de cricket, pour la première fois depuis 17 ans, une équipe anglaise était à nouveau accueillie pour participer à une série de test-matchs. Et quatre jours plus tôt, le 24 novembre, les autorités pakistanaises annonçaient la très attendue nomination du nouveau et 17ème chef des armées pakistanaises depuis 1947, le pinacle de l’autorité – toutes dimensions confondues – dans cette république fédérale pourtant officiellement administrée par un gouvernement civil. Un événement d’importance particulière sur lequel nous reviendrons en détail plus loin.
*En référence au titre de l’article d’un éditorialiste pakistanais en vue publié dans le quotidien Dawn du 30 novembre : « A call for bloodshed » (Un appel au bain de sang).
Ainsi que l’on pouvait s’y attendre, les terroristes du TTP ne furent pas longs à répondre à « l’appel du sang »* de leurs dirigeants : mercredi 30 novembre, dans un quartier de Quetta, capitale de la province du Baloutchistan, un attentat-suicide visant un camion de la police et revendiqué par les talibans faisait trois morts (un policier et deux civils) et une vingtaine de blessés.

Vers des élections anticipées ?

*Reuters, 29 novembre 2022.
Le Premier ministre Shehbaz Sharif fut prompt à condamner cet attentat et à diligenter une enquête. Notons ici qu’au lendemain de l’annonce de la fin du cessez-le-feu, le chef du gouvernement dépêchait à Kaboul sa ministre des Affaires étrangères Hina Rabbani Kar pour s’entretenir avec son homologue afghan*. Tout sauf une coïncidence là encore, les terroristes du TTP trouvant notoirement refuge – et base arrière – de longue date sur le territoire afghan, à plus forte raison depuis que l’Afghanistan est à nouveau aux mains d’un gouvernement taliban bien disposé à leur égard.
Quant à la scène politique marquée elle aussi du sceau du désordre et de la grande fébrilité, on ne saurait dire qu’elle ait ces derniers jours profité d’un quelconque cessez-le-feu ; tant s’en faut.
*En théorie, le prochain scrutin législatif national n’est pas prévu avant l’été 2023. **Imran Khan était, voilà tout juste 30 ans cette année, le capitaine de l’équipe nationale de cricket qui remporta la coupe du monde 1992 ; un exploit jamais réédité depuis.
Dimanche 27 novembre, trois semaines après une tentative d’homicide à son endroit (blessure par balle à la jambe), le flamboyant autant qu’erratique ancien Premier ministre Imran Khan était de retour auprès de ses sympathisants. Ils étaient de 25 000 à 30 000 participants à Rawalpindi, ville voisine de la capitale Islamabad et quartier-général de l’omnipotente Pakistan army. Un rassemblement destiné autant à galvaniser ses troupes dans la poursuite de leur défiance anti-gouvernementale, qu’à peser encore et encore sur l’autorité déjà bien entamée de son successeur Shehbaz Sharif ; et notamment à pousser ce dernier à convoquer des élections générales anticipées*. Imran Khan et son parti (Pakistan Tehreek-e-Insaf ou PTI ; Mouvement du Pakistan pour la Justice) se sentent en capacité de sortir à nouveau vainqueurs du verdict des urnes (après leur succès précédent lors des élections de 2018), portés par un électorat toujours conséquent et mobilisé, soutenant contre vents et marées l’ancienne gloire nationale de cricket**.
« J’ai vu la mort de près. Je suis plus inquiet pour la liberté du Pakistan que pour ma vie. Je me battrai pour ce pays jusqu’à ma dernière goutte de sang », lança dans son style théâtral coutumier l’ex-chef de gouvernement à une foule enfiévrée, cette fois bien à l’abri derrière un très impressionnant dispositif sécuritaire combinant gardes du corps, vitres blindées, snipers dispersés sur les toits ; que complétait alentour un très conséquent déploiement de forces de police et unités anti-émeutes – 10 000 hommes en tenue, selon la presse pakistanaise du 27 novembre.
Après avoir harangué ses troupes et dynamisé ses fidèles sur les prochaines étapes de sa feuille de route – et après avoir sagement renoncé à tenter d’investir Islamabad, littéralement en état de siège pour l’occasion -, l’ancien jet-setter au moral intact et à la véhémence non démentie annonça la couleur aux autorités pakistanaises : le projet de dissoudre les assemblées provinciales du Punjab et de Khyber Pakhtunkhwa. Une menace sérieuse qui ne manquerait pas, si elle venait à être mise en œuvre, d’ajouter une crise supplémentaire à celle déjà existante et de plonger plus encore le très fébrile écosystème politique et institutionnel national vers le chaos. Et dans lequel peinerait très probablement à seulement surnager quelques brasses le gouvernement Sharif, plus près aujourd’hui du naufrage politique que de la traversée au long cours.
Se sentant en position de force un semestre à peine après avoir dû précipitamment quitter le pouvoir, animé du sentiment qu’à court terme l’histoire politique du pays s’écrira en rouge et vert – les couleurs de son parti, le PTI -, porté par une confiance et un égo peu commun – des arguments certes précieux mais généralement ténus en République islamique du Pakistan -, l’ancien capitaine de cricket affiche un optimisme qui, pourtant, devrait être teinté d’une certaine réserve, sinon prudence.

« Mullah general »

Le 24 novembre, conformément à la Constitution, le Premier ministre Shebhaz Sharif a désigné le nouveau chef des armées, le Lieutenant-General Asim Munir, pour un mandat de trois ans. Asim Munir a occupé dans un passé récent les fonctions de chef du renseignement militaire, puis de chef de l’Inter-Services Intelligence (ISI), les services secrets à la réputation d’agir comme un État dans l’Etat. Sa nomination – un exercice sensible et politique dans ce pays d’Asie du Sud où un gouvernement civil ne peut jamais rien se permettre sans risquer de mécontenter l’armée – intervient après des semaines de spéculations et de négociations sur le choix du nouveau patron de la sixième armée au monde (640 000 soldats).
Dans le contexte de crise politique que traverse le pays depuis le début de l’année, les commentateurs relèvent malicieusement que le nouveau chef des armées avait été démis de ses fonctions de chef de l’ISI en 2019 par le Premier ministre de l’époque : Imran Khan. Les deux hommes étaient en désaccord politique.
La nomination du Lieutenant-General Asim Munir est donc tout sauf une coïncidence. Imran Khan accuse d’ailleurs bien hardiment les généraux d’avoir joué un rôle dans sa « démission » plus tôt cette année suite à la motion de censure du printemps. De fait, des six généraux et lieutenants généraux figurant sur la liste des officiers pouvant prétendre au poste de 17ème chef des armées, pour l’ancienne gloire nationale du sport, il ne pouvait y avoir plus délicate nomination que celle du Lieutenant-General Asim Munir ; qui plus est quand on ambitionne de revenir au pouvoir et que le crédit aux yeux de la très influente institution militaire est déjà passablement écorné – sinon entièrement dilapidé.
Mercredi 23 novembre, le chef de l’armée sortant, le général Qamar Jawed Bajwa, assurait – mais sans convaincre grand monde dans le pays et en dehors – qu’à l’avenir, la Pakistan army et ses généraux ne s’ingéreraient plus dans les affaires politiques nationales. Sans aucunement vouloir manquer de respect à cette autorité militaire, il faudra sur ce sujet sensible plus que quelques mots distillés à la volée pour emporter la conviction des Pakistanais et de la communauté internationale. Le général Bajwa jugea par ailleurs « fausses et mensongères » les affirmations d’Imran Khan selon lesquelles sa chute printanière avait été ourdie par l’armée et les États-Unis.
*StratNews Global, 24 novembre 2022. **La principale agence indienne de renseignement extérieur.
Arrêtons-nous un court instant sur le profil du nouveau patron des armées pakistanaises. La presse le présente notamment comme le premier « mullah general » à occuper les fonctions de Chief of Army Staff (COAS). « Mullah general » du fait que le Lieutenant-General Asim Munir est un fervent musulman notoire. Il revendique le titre de « Hafiz-e-Quran », une personne pieuse et érudite ayant « mémorisé le Coran ». Outre sa réputation d’intégrité signalée par les éditorialistes d’Islamabad, cette particularité religieuse de son curriculum vitae n’est pas sans susciter quelques réserves dans les frontières nationales et au-delà, en Inde notamment. « Notre expérience de la présence de généraux religieux à des postes d’autorité [au Pakistan] n’a pas été particulièrement heureuse », commentait ainsi à New Delhi, entre euphémisme et ironie, peu après la nomination de ce général pakistanais quatre étoiles, un ancien secrétaire général* de la Research and Analysis Wing** (RAW) indienne. Divers observateurs des très chaotiques relations indo-pakistanaises émettent quant à eux l’hypothèse qu’un patron de la Pakistan army au profil plus religieux que la majorité de ses pairs pourrait possiblement être enclin à s’appuyer – dans l’ombre – sur la galaxie des entités radicales et autres structures terroristes en « rapport » avec les services de renseignements pour peser sur le voisin indien – dans la très volatile région du Cachemire, notamment.
*À la suite d’un succès dans les urnes lors d’éventuelles élections générales anticipées ou lors d’un scrutin organisé avant l’automne 2023.
En tout état de cause, si s’esquissait à court terme* un retour au pouvoir d’Imran Khan à Islamabad, ce dernier serait ispo facto contraint de composer – y compris dans les affaires ne relevant pas strictement du domaine militaire – avec le nouveau patron des armées pakistanaises, celui-là même qu’il poussa à la démission en 2019 de ses fonctions de chef des services secrets (ISI). Si cette configuration politique compliquée venait à prendre forme – un scénario gagnant en crédibilité ces dernières semaines -, on souhaite par avance bien du plaisir à l’ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket pour assurer au quotidien la gestion des affaires nationales et sa myriade de maux (économiques, sécuritaires, sociaux, humanitaires ou diplomatiques). Un second mandat de Premier ministre relèverait probablement davantage du chemin de croix que de la sinécure. La stabilité intérieure, le fonctionnement des institutions et les 242 millions de Pakistanais, en pâtiraient inévitablement.
Par Olivier Guillard

À lire

Olivier Guillard, A dangerous Abyss called Pakistan, L’Harmattan, Paris, septembre 2022.

Amazon
(Source : Amazon)

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.