Politique
Analyse

Le Pakistan bientôt déstabilisé après l'assassinat manqué d'Imran Khan ?

L'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan, le pied dans le plâtre, au lendemain de la tentative d'assassinat à la quelle il a survécu le 3 novembre 2022 à Lahore. (Source : Lake Geneva News)
L'ancien Premier ministre pakistanais Imran Khan, le pied dans le plâtre, au lendemain de la tentative d'assassinat à la quelle il a survécu le 3 novembre 2022 à Lahore. (Source : Lake Geneva News)
L’analyse occidentale a tendance a oublier le Pakistan. Erreur. À bien des égards, le pays est un État-pivot dans la géopolitique du monde musulman, et bien sûr, plus encore, en Asie du Sud. Ce qui se passe sur place aura forcément des conséquences bien au-delà des frontières. Le 3 novembre dernier, le public pakistanais était choqué d’apprendre qu’Imran Khan, figure incontournable de la vie politique nationale, avait manqué de se faire assassiner. De Liaquat Ali Khan en 1951 à Benazir Bhutto en 2007, ce n’est pas la première tentative d’assassinat politique au Pakistan. Comment en est-on arrivé là ?

Atmosphère politique délétère

Il y a quelques mois, le 10 avril, Imran Khan perdait le pouvoir à cause d’une motion de censure votée par le Parlement, une première dans l’histoire du pays. Ce n’était qu’une courte victoire pour les ennemis du PTI, le Mouvement du Pakistan pour la Justice, le parti de Khan : sur 342 parlementaires, 172 devait voter la motion pour qu’elle soit adoptée, et cette dernière n’a obtenu que 174 votes. Un tel événement était, malgré tout, prévisible : ses alliés au Parlement, insatisfaits de ses choix politiques, l’avaient abandonné, au point qu’au 30 mars, on savait déjà qu’il avait perdu la majorité.
Son sort était donc scellé avant sa chute officielle. Mais Imran Khan a refusé cette perte du pouvoir. En populiste, face aux institutions, il s’est donc tourné vers la rue, présentant la situation comme un changement de régime orchestré par les États-Unis, accepté par l’armée, et soutenu par une « coterie d’escrocs malléables ». Il a appelé la population pakistanaise à être une « nation vivante » (« zinda qum », زندہ قوم), réagissant à sa perte de souveraineté supposée par un nouveau combat pour l’indépendance contre le « gouvernement importé ». Il est allé jusqu’à encourager ses partisans à combattre ses ennemis politiques comme les premiers musulmans combattaient leurs adversaires. Voilà discours idéologique qui va bien au-delà de l’opposition politique apaisée. Il explique la radicalisation de certains de ses partisans, qui n’ont pas hésité à harceler des opposants politiques d’Imran Khan dans des lieux publics. De façon plus choquante pour la société pakistanaise, certains de ses partisans sont allés jusqu’à insulter le nouveau Premier ministre, Shehbaz Sharif, à Médine, devant la mosquée du Prophète, la deuxième mosquée la plus sainte de l’islam.
Mais cette approche idéologique et sans concessions de la politique a permis à l’ancienne gloire natioale du cricket de faire oublier que son passage au pouvoir n’avait pas forcément été à la hauteur des espoirs de ses partisans. Une façon de faire de la politique qui n’est pas sans rappeler celle d’autres populistes dans le monde, de Trump à Modi : le concret est mis de côté au nom d’une lutte sans merci pour des « valeurs » ou une « identité ». Et parce qu’il associe anti-américanisme et conservatisme religieux, son discours a été capable de mobiliser des partisans dans toutes les classes sociales. Il a pu organiser d’importantes manifestations populaires, demandant des élections anticipées, qui lui donnerait l’opportunité de revenir au pouvoir. Des élections partielles dans le Pendjab en juillet ont offert la victoire à la coalition menée par le PTI. Pour les pro-Khan, c’est la preuve que faire pression sur le pouvoir en place est la bonne stratégie. Dans le cadre d’élections anticipées, Imran Khan a bon espoir de l’emporter.
C’est dans l’espoir de les obtenir qu’il a organisé une « grande marche » de ses partisans, de Lahore à Islamabad. Et c’est pendant cette marche qu’a eu lieu la tentative d’attentat raté. Si on ne peut ni rejeter, ni accepter l’idée d’un « complot » plus vaste, on remarquera que la personne arrêtée, Naveed Ahmad, après cette tentative, a clairement affirmé vouloir agir pour des motifs religieux : il critiquait notamment le fait qu’Imran Khan se donne quasiment un statut de prophète. Il semble avoir été influencé par le discours du TLP (Tehreek-e-Labbaik Pakistan), un mouvement d’extrême droite islamiste dont le discours pousse à la violence contre les minorités et tous ceux qui seraient coupables de blasphème. N. Ahmad est le symbole d’une radicalisation politique poussée jusqu’à son terme, allant jusqu’à une violence assumée et considérée comme légitime. Mais ce danger a vite été mis de côté, le camp pro-Khan ayant accusé le pouvoir politique et les services de renseignement d’être responsables de l’attentat raté.
Face au désir de reconquête d’Imran Khan, le gouvernement Sharif a les faiblesses de ceux qui doivent gérer les affaires courantes, face aux critiques de l’opposition. Le nouveau Premier ministre est au chevet d’une économie dans une situation difficile, entre inflation galopante et dévaluation de la monnaie nationale. La Ligue Musulmane du Pakistan (Nawaz), son parti, blâme le précédent gouvernement pour l’état des finances du pays : mais Shehbaz Sharif appartient à une grande dynastie politicienne représentant ces élites jugées corrompues par beaucoup. Il a d’ailleurs été accusé de corruption tout comme son frère. Vilipendé par les partisans d’Imran Khan pour être en faveur à une réconciliation diplomatique avec les États-Unis, il apparaît comme le représentant de tout ce qu’ils détestent.
Pourtant, il n’est pas sans atouts face à Imran Khan : l’ancien Premier ministre a des qualités de tribun incontestable, mais son successeur est considéré comme un administrateur compétent et sérieux. Il l’a prouvé à la tête du Pendjab, et le développement récent de Lahore peut être mis à son crédit. Il rassure les milieux financiers, qui pourraient se laisser aller à la panique si Shehbaz Sharif cédait à la pression de la rue. Il a su tisser de bonnes relations avec l’armée, dont il saura respecter les prérogatives bien plus qu’Imran Khan. Il est également vu de façon relativement favorable en Chine. Certes, les relations bilatérales sino-pakistanaises ont connu des difficultés ces derniers temps : Pékin est notamment particulièrement agacé par les attaques contre les ressortissants chinois, menés notamment par les séparatistes baloutches. Et certains en Chine ont vite repris l’idée d’Imran Khan selon laquelle un « changement de régime » avait eu lieu à Islamabad. Mais les tensions autour des questions sécuritaires, dans le Baloutchistan et à Karachi, existaient déjà sous le gouvernement précédent. Surtout, les autorités chinoises ont pu être directement en relation avec Shehbaz Sharif, au Pendjab, dans le cadre des projets de développement du Corridor Économique Chine-Pakistan, et elles ont particulièrement apprécié son efficacité. Enfin, même si la relation entre Washington et Islamabad reste difficile, le discours anti-américain d’Imran Khan fait du gouvernement actuel le seul avec lequel les États-Unis puisse envisager des relations diplomatiques plus ou moins apaisées.
En fait, Sharif apparaît comme rassurant pour les forces extérieures qui comptent pour la diplomatie pakistanaise (Chine et États-Unis), tout comme pour les deux principales forces sans lequel rien ne se fait dans le pays : les militaires et les milieux financiers. Mais pour rester au pouvoir, il doit résister à la pression politique d’Imran Khan… et s’assurer du soutien de l’armée.

L’armée, acteur clé et allié convoité

Évitons d’abord toute analyse simpliste : « l’armée » n’a pas décidé, en entité monolithique, du destin politique d’Imran Khan, comme elle ne décidera pas seule de l’avenir de Shehbaz Sharif. Mais bien sûr, elle reste une institution clé du Pakistan, sans laquelle rien ne peut être fait. Ce n’est pas une surprise, vu la situation géopolitique difficile du pays, depuis sa naissance : il y a eu quatre guerres entre l’Inde et le Pakistan (en 1947, 1965, 1971 et 1999), et New Delhi considère que le Pakistan « occupe » des territoires qui devrait lui revenir de droit (une partie du Cachemire, le Gilgit Baltistan…). Dans l’esprit des Pakistanais, les Indiens sont considérés comme en partie responsable du Bangladesh, ancien Pakistan oriental. Quant à l’Afghanistan, n’oublions pas que le nationalisme pachtoune refuse la reconnaissance de la ligne Durand comme frontière avec le Pakistan, et sa version la plus radicale va jusqu’à réclamer 60 % du territoire pakistanais. Cet environnement géopolitique difficile explique que très vite, au Pakistan, l’armée s’est retrouvé au cœur du jeu politique, allant parfois jusqu’à prendre directement le pouvoir. Aujourd’hui encore, si l’armée seule ne décide pas de tout, un homme politique ne peut a priori rien faire s’il s’oppose à elle. Pourtant, avant de perdre le pouvoir, et jusqu’à maintenant, Imran Khan mène, à côté de la rivalité politique évoqué plus haut, une lutte contre l’influence de l’armée, et pour son avenir à la tête du pays.
Alors qu’il doit en partie son arrivée au pouvoir au soutien tacite de l’armée, l’ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket s’est en effet opposé au général Qamar Javed Bajwa, chef des armées, sur un certain nombre de sujets. Il a souhaité empêcher, sans succès, le remplacement du général Faiz Hameed à la tête des services de renseignement pakistanais ; il a traîné des pieds quand il a fallu prolonger le mandat du général Bajwa à la tête des armées ; plus important encore, le général Bajwa et Imran Khan ont eu des divergences assez marquées sur les dossiers de politique étrangère les plus importants. Par exemple, sur les États-Unis : si les deux hommes peuvent se retrouver dans une certaine critique de l’attitude américaine face au Pakistan comme sur le dossier afghan (c’était la logique de ce qui a été appelé la « Doctrine Bajwa » en 2018), le général comprend néanmoins que de bonnes relations avec les Américains sont indispensables. Si l’armée a accepté un certain rapprochement avec la Russie, et reste très attachée à la chaleureuse relation avec la Chine, il ne s’agit pas, pour elle, de choisir le camp sino-russe pour mieux rejeter les Américains. Le général Bajwa n’a pas hésité à critiquer ouvertement la guerre russe en Ukraine. Ce qui explique que Moscou, à la chute d’Imran Khan, ait repris à son tour l’idée du changement de régime imposé par les Américains. L’ancien Premier ministre s’opposait également au désir de l’armée d’apaiser les tensions avec l’Inde, et d’avoir des relations plus chaleureuses avec les pays du Golfe. En bref, Imran Khan voulait s’opposer frontalement au chef des armées dans des domaines où, normalement, la voix du général est assez naturellement dominante.
La direction de l’armée est aussi un enjeu de cette crise politique : un nouveau chef des armées est supposé être nommé à la fin du mois novembre. Et pour Imran Khan, un chef qu’il ne choisirait pas personnellement ne serait pas considéré comme acceptable par son parti et son électorat. Le général Faiz Hameed apparaît depuis un certain temps comme le candidat ayant les faveurs de l’ancien Premier ministre, au point qu’on parle, au sein de l’armée, d’un camp pro-Hameed (qui s’accommoderait d’un retour d’Imran Khan au pouvoir, et de sa vision politique) et d’un camp pro-Bajwa (qui demanderait une prolongation du mandat du général, ou qui soutiendrait un de ses proches, avec la même vision diplomatique, notamment). Il ne faut pas, bien entendu, surestimer ces divisions : une rivalité entre deux ambitions ne signifie pas un affaiblissement fatal de l’esprit de corps qui caractérise l’armée pakistanaise. Mais il y a malgré tout deux tendances dans une institution capitale pour la stabilité du pays, appuyées chacune par deux forces politiques différentes, avec deux visions des priorités du Pakistan, à l’intérieur et à l’international. Le camp politico-militaire qui l’emportera pèsera fortement sur les grands choix d’Islamabad dans les années à venir.
Dans ces conditions, une réconciliation avec le PTI et son leader n’est pas impossible, mais elle apparaît, pour l’instant, plutôt difficile : si l’armée se veut neutre dans la compétition politique actuelle, elle est face à un camp pro-Khan qui est plus ouvertement critique de l’institution militaire, plus encore depuis la tentative d’attentat. Elle est associée, dans l’esprit des militants su PTI à un autre attentat récent, celui-là réussi, contre un journaliste bien connu proche d’Imran Khan et critique des militaires, Ashraf Sharif, mort dans des circonstances troubles au Kenya. Illustration rare de ce rejet nourri par les accusations d’Imran Khan, des Pakistanais ont manifesté devant un bâtiment militaire en chantant des slogans accusant ouvertement l’armée de terrorisme. Dans la lutte pour le pouvoir au Pakistan, il semblerait que l’ancien Premier ministre ne cherche pas à composer avec la puissance militaire, mais plutôt à casser son influence, et la mettre à terme sous son autorité, comme Recep Tayyip Erdogan a pu le faire en Turquie.
Dans la crise actuelle, le camp pro-Khan semble avoir fait le pari que l’armée n’ira pas jusqu’à réprimer ses partisans par la force, préférant le compromis au bain de sang. C’était ce qui s’était déjà passé pour le TLP en 2021, intégré au fonctionnement politique traditionnel malgré ses actions violentes et son extrémisme. Mais face à une situation qui pourrait devenir intenable, face aux menaces pesant sur sa place dans le fonctionnement de l’État pakistanais, comme sur l’économie du pays, l’armée pourrait-elle être tentée de prendre directement le pouvoir ? Pour l’instant, la chose est peu probable : ce serait difficilement acceptable pour un monde occidental avec lequel l’armée ne veut pas de confrontation ; cela ne cadre pas avec la réputation pro-démocratie du général Bajwa à Islamabad ; et ce serait un cadeau empoisonné, vu l’état des finances. C’est le point de vue de la majorité des spécialistes… pour l’instant. Bien entendu, si la violence politique devient de plus en plus directe et prend des allures de guerre civile, face aux deux principales forces politiques incapables d’apaiser les tensions, l’armée pourrait être tentée de s’imposer en arbitre. Pas forcément dans le sens d’une dictature militaire, mais plutôt pour pousser à la formation d’un gouvernement technocratique et d’union nationale, qui se concentrerait sur les priorités du pays : développement économique et stabilité politique, avec une reprise sécuritaire progressive. Une solution qui pourrait vite séduire la majorité silencieuse comme les milieux économiques, qui souhaitent avant tout une plus grande stabilité.
Ce serait une erreur, ici, d’avoir un jugement manichéen sur les différents acteurs de cette rivalité politique. Ce qui se produit au Pakistan est la conséquence de tensions plus anciennes. Mais cette crise nous rappelle aussi à quel point il serait mal venu de sous-estimer ce pays : une déstabilisation du Pakistan aurait des conséquences catastrophiques sur l’Afghanistan, sur le Moyen-Orient, sur la Chine. Ce qui signifie, à terme, un impact sur les intérêts sécuritaires et économiques de l’Europe, et une divine surprise pour des mouvements djihadistes transnationaux qui ont toujours considéré le Pakistan comme un État à abattre. L’évolution politique à Islamabad sera le choix du peuple pakistanais, mais la stabilité du Pakistan devrait être un souci bien au-delà des frontières du pays.
Par Didier Chaudet

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.