Economie
Entretien

Livre : "Dragon tactics" ou les clés du management chinois

Comment identifier et expliquer les succès des entreprises chinoises ? C’est l’objectif de Dragon Tactics, un ouvrage dédié à l’analyse de leurs modes de gestion. Publié en septembre dernier aux éditions Dunod, il a pour auteurs deux grands experts de l’entrepreneuriat et de l’entreprise privée en Chine, Sandrine Zerbib et Aldo Spaanjaars. L’une et l’autre ont vécu une trentaine d’années dans le pays où ils ont été cadres dirigeants dans des entreprises occidentales et chinoises, chefs d’entreprise et responsables de sociétés de conseil. Entretien avec Sandrine Zerbib.
Le XXème Congrès du Parti communiste à Pékin s’ouvre ce dimanche 16 octobre. Durant une semaine de réunions et de votes, les délégués et la direction du PCC vont déterminer l’équilibre politique du pays et la nature de ses relations avec le reste du monde pour les années à venir. Dragon Tactics a le mérite de souligner l’extraordinaire dynamisme et l’originalité de l’action des entrepreneurs chinois depuis trente ans. Ils ont fait et continuent de faire une grande part des succès économiques du pays. Il est important de comprendre aussi cette autre Chine, et de ne pas se limiter au décryptage laborieux des rapports de pouvoir au sein du Parti communiste chinois.

Entretien

Sandrine Zerbib a plus de 25 ans d’expérience dans le secteur de la communication en Chine. Elle a créé et développé Adidas-Chine, dont elle a été présidente. Elle fut par la suite directrice exécutive du groupe Dongxiang, un des leaders chinois des équipements sportifs, avant de créer l’entreprise de commerce électronique Full Jet, qu’elle a récemment vendu au géant local du secteur, Baoxun.

L'entrepreneuse Sandrine Zerbib. (Source : Forbes)
L'entrepreneuse Sandrine Zerbib. (Source : Forbes)
Quelle est la genèse de ce livre ?
Quand je suis arrivée en Chine en 1994, j’étais dans un environnement que je ne comprenais pas, qui me heurtait parfois, mais qui était porté par une énergie exceptionnelle. Je devais y séjourner quelques semaines et j’y suis finalement restée vingt-huit ans. La façon de travailler en Chine était à la fois fascinante et chaotique. Les choses se sont par la suite beaucoup professionnalisées, mais en gardant des racines de l’élan initial et de la culture chinoise. Je n’ai pas arrêté d’essayer de comprendre cette évolution. Quand nous avons vu sortir du marché chinois des icônes occidentales comme Amazon ou Carrefour, avec mon co-auteur Aldo Spaanjaars, nous avons réalisé qu’il était indispensable de saisir les clés du management à la chinoise. Nous ne pouvions plus ignorer ce qui se passait en Chine, surtout dans la période d’incertitude permanente actuelle, pour laquelle les entrepreneurs chinois sont clairement mieux armés. Aldo avait lui-même une spécialisation dans la publicité. Basé à Hong Kong, puis en Chine continentale, il dialoguait constamment avec de grands groupes occidentaux, qui ne comprenaient pas la démarche à suivre pour entrer sur ce marché. Pour prendre un exemple caricatural, Kellogg’s s’est longtemps obstiné à vouloir vendre ses céréales au lait pour le petit-déjeuner des Chinois. Nous avons tous les deux travaillé pour les groupes chinois, et j’ai moi-même monté une société en Chine, ce qui nous a permis de comprendre de l’intérieur comment fonctionnent les sociétés chinoises. Dragon Tactics est le fruit de toutes ces expériences.
Vous évoquez dans votre livre quelques clés de compréhension du management chinois, la première étant la « culture du loup ». C’est-à-dire ?
La « culture du loup » est sans doute la dimension la moins adaptable et la plus décriée du management chinois. Théorisée par Ren Zhengfei, le fondateur de Huawei, elle repose sur quatre principes : un odorat très aiguisé, une volonté offensive indomptable, la lutte en meute et la loyauté à l’égard du meneur. Si on enlève la partie ultra-opportuniste et offensive de cette culture, il reste deux éléments forts qui peuvent être universels : le flair et le travail en meute.
Le flair commence par la capacité d’observation. Cette capacité est unique en Chine. L’optimisme offensif des entrepreneurs chinois ressemble à celui qui prévalait en Europe et en France durant les trente glorieuses. En revanche, la capacité d’observation et d’adaptation aux circonstances est très liée à la culture chinoise. Observer et comprendre est beaucoup plus important en Chine qu’appliquer des process imposés d’en haut. Cette approche par l’observation n’a pas changé avec le temps. Elle est même devenue plus scientifique avec l’apport du numérique et du big data. En combinant leur capacité d’observation, le big data et la rapidité d’adaptation, les entreprises chinoises ont acquis une capacité d’expansion considérable. Par exemple Shein et TikTok ont connu un développement foudroyant dans le monde car ces deux sociétés ont compris ce que les jeunes consommateurs (en particulier les jeunes femmes) souhaitent, et comment ils utilisent l’espace digital pour à la fois communiquer, se distraire et faire leurs achats. Ces deux entreprises dominent leur marché respectif, en Chine comme à l’international. Cette focalisation à outrance sur le consommateur, qui est au centre de tout, pose à terme la question de la valeur des marques. La marque suppose une forme de transcendance qui n’est pas compatible avec la volatilité des goûts. Shein et TikTok ne sont pas des marques. Ce sont des business models.
Sur la question de la meute, la loyauté absolue au chef de meute n’est sans doute pas transposable en Occident. Par contre, le concept de meute mérite attention. On a beaucoup perdu en Occident ce que l’on peut appeler le « sens de la famille », avec sa composante émotionnelle, qui se traduit par une attention à la situation personnelle des salariés et qui peut conduire à des schémas participatifs beaucoup plus étendus que dans les sociétés occidentales (chez Huawei, 99 % des actions appartiennent à une association du personnel qui réunit plus de la moitié des salariés de l’entreprise). Ce sens de la famille, qui implique un esprit de sacrifice, coexiste avec une concurrence interne parfois féroce, avec un zapping de l’emploi très répandu. La famille concerne surtout l’entourage du dirigeant, qui est relativement protégé. En revanche, l’armée des exécutants est corvéable à merci. Avec la génération Z, le travail excessif n’est plus accepté, mais les règles de loyauté demeurent, tant qu’on est dans la société.
La deuxième clé de compréhension que vous évoquez dans le livre est le sens de l’adaptation permanente…
Oui, c’est un point tout à fait central. Il est très inspiré par la culture chinoise, dans laquelle la notion de transcendance n’a pas sa place. Le changement perpétuel de l’environnement est au cœur de la pensée chinoise. Dans cette culture agricole, on voit les saisons changer constamment, mais quand le printemps revient, ce n’est pas forcément le même printemps. Cette vision culturelle a été renforcée par le fait que la croissance économique chinoise s’est opérée dans une période de changements extrêmement rapides, qu’il s’agisse des données fondamentales (comme la démographie ou l’urbanisme) des réglementations ou des comportements des consommateurs. S’agissant des réglementations, celles concernant l’acquisition de logements par exemple ont changé à un rythme quasi trimestriel ces dernières années.
Voici deux exemples pour les changements des comportements. Au début de son expansion en Chine, Volkswagen a connu un succès foudroyant avec la Santana, qui était devenue la berline de référence du marché. Quelques années plus tard, le vent a tourné, plus personne ne voulait acheter ce modèle qui était devenu « has been ». Et Volkswagen a dû se repositionner rapidement sur d’autres modèles. Même expérience pour la marque Esprit qui, après avoir connu un grand succès à la fin des années 1990, a été complètement abandonnée dix ans plus tard. Les consommateurs n’ont pas seulement diversifié leurs achats, ils se sont entièrement tournés vers de nouvelles marques.
Dans leur approche d’adaptation permanente, les entreprises chinoises associent une vision de très long terme sur plusieurs décennies, et des approches tactiques à court terme. Le business plan à trois ou cinq ans est perçu comme contre-productif, car il crée des rigidités inutiles. Dans les tactiques de court terme les chemins de traverse sont possibles. Par exemple, le leader chinois du moteur électrique et de l’automobile, BYD, est devenu au moment du Covid-19 en 2020 le leader mondial de la fabrication de masques. Ce n’était pas du tout son cœur de métier, mais c’était une opportunité à saisir.
La traduction opérationnelle de cette culture de l’adaptation est le brainstorming permanent. En Occident, le brainstorming est surtout utilisé pour stimuler la création. Il est structuré, avec une vision de moyen terme. Les Chinois, qui sont beaucoup plus axés sur l’innovation incrémentale, créent une multitude de groupes de travail dans les différents médias sociaux. Le patron est souvent présent dans ces groupes et intervient librement. Dès qu’il identifie un problème, il suscite une réunion de travail dans les vingt-quatre heures. Les gens du terrain sont toujours associés à ces réunions, et libres de faire leurs propositions sans filtre hiérarchique. Il s’agit de trouver des solutions pour faire face à des problèmes pratiques, en s’appuyant sur le diagnostic du terrain.
Une autre pratique de l’adaptation est la formule dite du « 80/20 ». Les nouveaux produits sont introduits sur le marché sans chercher à peaufiner les moindres détails, ce qui prend trop de temps. Et c’est le retour du consommateur qui conduit à des améliorations incrémentales. WeChat est un modèle du genre. C’était au départ une pâle copie de WhatsApp, et c’est devenu une application globale, avec une multitude de composantes qui couvrent tous les besoins de la vie courante. Personne ne peut se passer de WeChat aujourd’hui en Chine. L’analyse des besoins du consommateur est la clé de ce processus incrémental. Même les plus hauts dirigeants d’une entreprise comme Xiaomi par exemple, se forcent à lire eux-mêmes ce qui s’échange sur les produits du groupe dans les réseaux sociaux. Ils ont un « quota » de lecture obligatoire.
Une troisième particularité du management à la chinoise a été, dans le secteur privé, le rôle central des fondateurs. Est-ce toujours le cas ?
Oui, c’est vraiment un trait largement dominant. Le rôle central de celui que j’appelle « l’empereur’, n’est pas contesté. Il prend toutes les décisions clés et se donne totalement le droit de changer d’avis si la situation évolue, et il le fait souvent en pratique. Paradoxalement, ce schéma n’est pas incompatible avec une réelle autonomie des équipes, qui travaillent de façon horizontale. La hiérarchie intermédiaire ne fait pas écran entre le patron et les équipes opérationnelles, à charge pour elle de s’informer auprès de la base. J’ai connu personnellement cette situation dans une entreprise chinoise. Je voyais des collaborateurs sortir du bureau du patron sans que je sache ni pourquoi ni ce qu’il leur avait dit. J’étais donc obligée de parler en permanence à tout le monde pour rester dans la course et jouer mon rôle.
Ce modèle est très exigeant pour le patron. Le président de Fosun par exemple, est en contact direct avec plusieurs centaines d’unités opérationnelles dans les six métiers du groupe, ce qui requiert un volontarisme et une force de travail hors du commun. Les patrons chinois doivent économiser leur temps. Ils écrivent peu, sous forme de messages très courts dans les réseaux sociaux – l’équivalent du tweet interne.
C’est un modèle qui n’est pas entièrement transposable pour ce qui concerne le rôle du patron, mais il est intéressant par les formes d’horizontalité et de concurrence interne qu’il développe. Haier par exemple a développé une multiplicité de petites structures autonomes, qui ont presque toutes les fonctions d’une entreprise, y compris les ressources humaines et la logistique. Le recrutement peut donc être direct, et le service central des ressources humaines offre des services d’appui dans un schéma décentralisé.
Une quatrième caractéristique est l’impact du numérique et du big data sur l’efficacité du modèle de management chinois…
Le numérique est un domaine où il y a eu jusqu’à récemment une forte convergence d’intérêt entre la vision de l’État, prêt à investir massivement dans tous les domaines clés de l’économie numérique, et celle des entrepreneurs, qui voyaient l’occasion de donner, grâce au big data et à l’intelligence artificielle, une nouvelle dimension à leur quête permanente de nouveaux business models. Cette convergence d’intérêt a pris fin lorsque l’État s’est rendu compte que les grands de la tech chinoise avaient acquis des positions de monopole et encourageaient des modes de consommation qui ne contribuaient pas aux biens communs, comme par exemple les excès du gaming au détriment de l’éducation, ou la surconsommation au détriment de l’environnement.
L’essor de l’économie numérique en Chine est par ailleurs favorisé par la taille du marché – 1,4 milliards de consommateurs dont 80 % ont des smartphones –, mais aussi l’attitude très ouverte des consommateurs face aux innovations et au départ, la relative faiblesse des barrières à la circulation et au stockage des données. Le téléphone portable a joué un rôle fondamental car il a permis de faire des sauts technologiques à moindre coût comme le passage des vieux billets de banque traditionnels (souvent en mauvais état) aux paiements systématiques en un clic par smartphone. Beaucoup de goulots d’étranglement de la Chine traditionnelle ont été résolus par l’arrivée du numérique. C’est le cas notamment de la grande distribution ou de la médecine en zones rurales (qui concerne encore 40 % de la population). La télémédecine a été très bien accueillie, et son efficacité s’est appuyée sur des algorithmes d’intelligence artificielle de plus en plus sophistiqués.
Le recueil de data est facilité par le fait que toutes les données transitent par les smartphones. Avec Alipay ou WeChat Pay, on capture tous les aspects de la vie des gens. Cette accumulation colossale de données a permis aux innovations incrémentales de se multiplier. La Chine est désormais en avance, en particulier dans le e-commerce B to C. Les entreprises chinoises proposent des outils et une approche du consommateur sans commune mesure avec ce qui existe en Occident. Quand vous faites un achat sur Amazon, vous faites votre recherche, vous avez des listes de produits, vous remplissez un panier et vous commandez. En Chine, on a de multiples canaux pour acheter. Les jeunes achètent au travers d’un jeu vidéo, d’un chat, d’un live streaming, après conseil d’un influenceur… Cette consommation au fil de l’eau est beaucoup plus proche de ce que l’on fait dans les magasins. Ce qui manquait à l’e-commerce, c’était la spontanéité et la proximité de l’expérience en magasin. C’est un handicap qui s’estompe en Chine aujourd’hui.
Comment évaluer le rôle de l’État et l’emprise du Parti communiste sur l’activité économique ?
Pour l’instant, les cellules du Parti communiste au sein des entreprises privées ne semblent pas avoir un impact majeur sur leur gestion, mais cela pourrait changer. Le rôle des comités du Parti en entreprise ressemble à celui des comités de quartier. En temps ordinaire, les comités de quartier rendaient un certain nombre de services à la communauté, au profit notamment des personnes âgées. Avec l’arrivée du Covid-19, ils sont devenus les exécutants zélés d’une politique de prévention particulièrement stricte qui les a conduits à régimenter la vie des gens. Ce n’est pas encore le cas dans les entreprises, mais le risque existe.
Il y a par ailleurs un retour en arrière sur les rôles respectifs du privé et du public. Les entreprises privées ont été l’un des facteurs principaux des succès économiques de la Chine depuis quarante ans. Le retour en force du public n’est pas une évolution favorable pour le pays. Les entrepreneurs chinois ont deux types de réactions par rapport à la politique gouvernementale : globalement, ils font le dos rond en espérant une amélioration, en particulier sur la politique « zéro-Covid », et ceux qui ont une présence à l’international sont en recherche d’investissements à l’étranger. Alibaba par exemple, veut avoir 50 % de ses activités à l’étranger, et cible en particulier l’Europe et l’Asie. L’Amérique du Nord et la Grande-Bretagne sont moins ciblées en raison des tensions politiques actuelles.
Quels sont vos conseils à une entreprise française qui voudrait se développer dans la Chine d’aujourd’hui ?
Le pari aujourd’hui n’est pas facile. Plus que jamais, il faut avoir une politique spécifique pour la Chine. Toutes les entreprises étrangères qui ont voulu plaquer un modèle occidental sur le marché chinois ont échoué. À l’inverse, une société comme L’Oréal réussit bien sur le marché chinois car 80 % de leurs produits vendus en Chine ont été conçus pour le marché chinois. Par ailleurs, pour une entreprise petite ou moyenne, il vaut mieux s’appuyer sur un partenaire chinois que de tenter une implantation directe, qui est devenue un pari très risqué.
Propos recueillis Hubert Testard

À lire

Sandrine Zerbib et Aldo Spaanjaars, Dragon tactics, éditions Dunod, 2022.

(Source : Dunod)
(Source : Dunod)

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.