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Inde-Russie : les dilemmes de Narendra Modi

Le Premier ministre indien Narendra Modi serre la main du président russe Vladimir Poutine lors du sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai, à Samarcande, le 16 septembre 2022. (Source : Khaleej Times)
Le Premier ministre indien Narendra Modi serre la main du président russe Vladimir Poutine lors du sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai, à Samarcande, le 16 septembre 2022. (Source : Khaleej Times)
L’Inde n’a pas condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Elle accélère ses achats de produits russes et maintient une coopération militaire active avec Moscou. Pour autant, la guerre en Ukraine est perçue comme un fardeau croissant pour l’économie indienne et le ton des commentaires officiels devient moins conciliant. L’Inde entend par ailleurs maintenir sa place dans la coopération Indo-Pacifique initiée par les États-Unis pour contrer les ambitions chinoises. Elle se livre à des contorsions diplomatiques dont Narendra Modi – grand promoteur du yoga dans le monde – semble s’accommoder.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Inde déploie une stratégie entièrement fondée sur ses intérêts nationaux. Indifférente aux préoccupations et aux attentes des Occidentaux comme de l’Ukraine, elle tire parti de ce que la Russie peut encore offrir tout en haussant le ton face à un conflit qui se prolonge.

L’Inde est devenue le deuxième client asiatique de la Russie

Les statistiques du gouvernement indien pour les sept premiers mois de l’année 2022 montrent une explosion des importations en provenance de Russie, qui sont pratiquement multipliées par trois par comparaison avec la même période de l’année 2021. Cette explosion est portée par les produits pétroliers et les engrais, dont les importations sont multipliées par cinq. Très loin de participer aux embargos occidentaux sur les exportations russes de produits énergétiques, l’Inde est la première cible du pivot vers l’Asie que la Russie tente d’opérer pour échapper aux sanctions occidentales. La progression des exportations russes vers l’Inde est cinq fois plus rapide que celles destinées à la Chine au cours du premier semestre 2022 (+ 244 % contre + 50 %). Au sein du continent asiatique, l’Inde passe de la quatrième à la deuxième place des clients de la Russie, et se situe désormais nettement devant le Japon et la Corée du Sud.
La performance de l’Inde est en revanche très moyenne pour ce qui concerne ses exportations vers la Russie, qui diminuent de 23 % sur les sept premiers mois de 2022, alors que la Chine parvient à maintenir une certaine progression de ses ventes. L’appétit de l’Inde pour les produits pétroliers et les engrais russes est par ailleurs étroitement lié aux rabais très significatifs offerts par les exportateurs russes, et à la possibilité d’un commerce en roubles ou en roupies indiennes qui permet d’alléger la pression sur le taux de change de la roupie. Cet appétit n’est donc pas nécessairement appelé à durer.

Depuis le début du conflit, l’Inde affiche sa neutralité et maintient ses coopérations avec la Russie

L’Inde s’est abstenue lors de deux votes clés des Nations Unies : le 2 mars 2022 lors de l’adoption de la résolution condamnant d’agression russe, et le 7 avril où est votée la suspension de la participation de la Russie aux travaux de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Elle continue par ailleurs de participer normalement aux rencontres régionales aux côtés de la Russie, comme ce fut le cas lors de la réunion de l’Organisation de Coopération de Shanghai à Samarcande le 16 septembre dernier, et les rencontres bilatérales maintiennent un rythme habituel.
*Les avantages du S400 – dernier cri de la technologie russe – viennent cependant d’être mis en doute, après que l’armée ukrainienne a annoncé en septembre avoir détruit au moins deux batteries de S400 dans la région de Kherson.
Le domaine militaire est celui où la coopération russo-indienne est traditionnellement la plus forte. L’Inde est le premier client asiatique de la Russie pour les ventes d’armes devant la Chine. Le principal char de combat indien est de conception russe et 70 % de la flotte d’avions de chasse indiens est d’origine russe, même si les commandes récentes incluent le Rafale et un modèle d’avion léger de conception indienne. Un très important contrat de 5,5 milliards de dollars signé en 2018 pour la livraison de missiles sol-air S400 de longue portée fait l’objet de livraisons depuis décembre 2021. La guerre n’a pas interrompu ces livraisons qui se poursuivent en 2022*. Après avoir envisagé de sanctionner l’Inde comme ils l’avaient fait pour la Turquie précédemment, le gouvernement et le congrès américain y ont renoncé l’été dernier. L’objectif d’un partenariat renforcé dans le cadre de la stratégie Indo-Pacifique déployée par les États-Unis pour contrer l’expansionnisme chinois est manifestement jugé prioritaire par rapport aux inconvénients d’une poursuite de la coopération militaire russo-indienne.

Mais l’impact de la guerre s’accroît pour l’Inde

L’économie indienne était redevenue très dynamique au début 2022 après une robuste année 2021 qui avait permis d’effacer le choc majeur de la pandémie en 2020. En janvier 2022, le FMI prévoyait une croissance de 9 % pour l’année, qui plaçait l’Inde au premier rang des pays émergents, avec un rythme de croissance presque deux fois supérieur à celui de la Chine. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a provoqué une révision à la baisse de ces anticipations. Le FMI n’annonce plus qu’une croissance de 7,4 % pour l’Inde en 2022 dans ses prévisions du mois de juillet et la Banque Asiatique de Développement une croissance de 7 % dans ses dernières prévisions du mois de septembre. L’économie indienne résiste mieux que celle d’autres pays émergents, mais son dynamisme s’effrite.
L’effet sur la croissance n’est pas la seule préoccupation des autorités. L’impact inflationniste de la guerre est également sensible, avec un indice des prix qui dépasse 7 % aujourd’hui. Les rabais obtenus de la Russie pour l’achat de produits pétroliers et d’engrais ne compensent que partiellement l’explosion mondiale des prix de l’énergie et de certains prix agricoles. La politique monétaire indienne s’est resserrée, avec deux hausses des taux directeurs depuis le début de l’année. La roupie indienne poursuit son mouvement progressif de dépréciation vis-à-vis du dollar et les sorties de capitaux réalisées par les investisseurs étrangers sur les marchés boursiers et obligataires étaient importantes ces derniers mois – à hauteur de 15 milliards de dollars au cours du second trimestre 2022.

Les risques stratégiques augmentent

*Lors du dernier sommet de l’OCS à Samarcande, Narendra Modi et Xi Jinping n’ont pas trouvé le temps d’un entretien bilatéral.
L’enlisement de l’offensive russe crée le risque d’une plus grande dépendance de la Russie à l’égard de la Chine, ce qui pourrait mettre en question la solidité du partenariat militaire russo-indien. L’Inde doit à la fois conserver son partenariat stratégique avec la Russie, sur lequel repose une bonne part de ses capacités de défense face à la Chine (avec laquelle les relations sont glaciales depuis la série d’incidents frontaliers de 2020*), et surveiller de près l’évolution des relations entre la Russie et la Chine. C’est sans doute ce qui explique la participation de l’armée indienne aux manœuvres militaires conjointes « Vostok 2022 » organisées par la Russie avec la Chine et quelques autres pays (le Laos, la Mongolie, la Syrie et le Nicaragua) au début du mois de septembre.
Dans le même temps, l’Inde a besoin de développer ses coopérations avec les pays occidentaux et sa participation au processus Indo-Pacifique face à la Chine. Elle est parvenue jusqu’à présent à éviter les écueils de ce jeu d’équilibriste.

La neutralité indienne s’effrite

L’impatience indienne vis-à-vis de la Russie est désormais perceptible. Lors de la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU du 24 août dernier, l’Inde exprime pour la première fois un vote opposé à celui de la Russie. Il s’agissait d’autoriser Volodymyr Zelensky à participer par vidéoconférence à une réunion portant sur les six premiers mois de la guerre. La Russie a exigé une présence physique du président ukrainien, la Chine s’est abstenue comme de coutume, et l’Inde a rejoint le camp occidental en acceptant une présence à distance.
Lors de la réunion de Samarcande, Narendra Modi a clairement indiqué à Vladimir Poutine son impatience face à la poursuite du conflit en soulignant « l’heure n’est pas à la guerre. »
L’aggravation du conflit dont témoignent la mobilisation partielle annoncée en Russie, l’annonce de référendums d’autodétermination dans les territoires ukrainiens occupés et les nouvelles menaces de dérive nucléaire exprimées par Poutine le 20 septembre, risque de compliquer encore plus la tâche de la diplomatie indienne. L’Inde veut encore rester neutre, mais pour combien de temps ?
Par Hubert Testard

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.