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Chine-Inde : détente manquée, deux ans après les incidents au Ladakh

Au centre et au premier rang de cette photo de famille du sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai, le premier ministre Narendra Modi et le président chinois avec leur 9 autres homologues, dont le Russe Vladimir Poutine, le 15 septembre, à Samarcande. (Source : India Today)
Au centre et au premier rang de cette photo de famille du sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai, le premier ministre Narendra Modi et le président chinois avec leurs 6 autres homologues, dont le Russe Vladimir Poutine, le 15 septembre, à Samarcande. (Source : India Today)
Les 15 et 16 septembre derniers, Narendra Modi et Xi Jinping étaient conviés au 22ème sommet annuel de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) à Samarcande. Le Premier ministre indien et le président chinois ont rejoint dans cette ancienne cité d’Asie centrale, qui fut un temps sur l’ancienne route de la soie, leurs homologues des six autres États membres : Russie, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Pakistan.
Dès lors, le Premier ministre de la « plus grande démocratie du monde » et le président de la première démographie mondiale avaient a minima l’occasion de se croiser lors de ce forum, de figurer à l’issue de ces deux journées d’échange sur la traditionnelle photo de famille réunissant les chefs d’État et de gouvernement de cette institution régionale relativement discrète – à tout le moins pour ce qui est de sa notoriété en Occident. Voire, si se confirmait la récente esquisse d’embellie – parlons plus modestement de léger mieux-être – dans les rapports entre New Delhi et Pékin, une éventuelle rencontre bilatérale entre les deux hommes. Laquelle aurait alors été la première du genre depuis 2019 entre ces deux dirigeants présidant depuis plus d’une décennie chacun aux destinées des deuxième et cinquième économies mondiales.
De fait, la photo protocolaire concluant ces deux journées de conclave centrasiatique fut bien l’occasion d’associer les deux hommes côte à côte sur un même cliché, parmi leurs homologues. Mais de poignée de mains et de sourires, d’amabilités, visiblement aucune. Et de rencontre bilatérale en marge des débats, moins encore.

« Siècle asiatique »

*Également évoqué, le démantèlement des structures militaires temporaires érigées sur place. **À quelques 240 km à l’est de Leh (3 500 m d’altitude), la capitale de l’État indien du Ladakh.
Pourtant, avant ce moment qui aurait pu permettre des retrouvailles en terrain plus ou moins neutre, les autorités indiennes et chinoises avaient, semble-t-il, opportunément balisé le chemin. Quelques jours plus tôt notamment, en annonçant lundi 12 septembre le début du retrait* de leurs troupes respectives encore déployées sur un périmètre disputé du Ladakh, dans la région de Gogra-Hot Springs**, à proximité du dernier théâtre d’affrontement sino-indien du printemps 2020 – dans la région de Galwan, secteur du Ladakh de la frontière indo-tibétaine, proche de la Line of Actual Control.
La presse d’État chinoise y était également allée peu avant – le 7 septembre – de quelques mots agréables et encourageants – fait rare – pour appeler de ses vœux à un « siècle asiatique » reposant sur les « piliers » chinois et indiens. « La Chine et l’Inde, écrit ainsi le très officiel China Daily, ont beaucoup à faire pour améliorer le bien-être de leurs populations, et leurs intérêts communs l’emportent largement sur leurs différences. Elles ne devraient pas laisser leur différend frontalier, qui est essentiellement un problème hérité de l’ère coloniale, demeurer un obstacle au progrès de leur partenariat. Les deux voisins n’ont aucune raison de ne pas travailler ensemble pour ouvrir le « siècle asiatique » – ce que les premières générations de dirigeants des deux parties ont envisagé il y a des décennies lorsqu’ils ont fermement défendu le principe de non-alignement et les cinq principes de coexistence pacifique avec d’autres pays en développement. »
Pour autant, ces esquisses certes encourageantes sont encore loin de la détente – un concept par ailleurs peu familier des tumultueux rapports sino-indiens, fut-ce soixante longues années après le bref conflit frontalier à l’automne entre les deux géants d’Asie. D’autant que ces esquisses ont subi parallèlement leur lot d’interférences et ondes de choc diverses dont il ne s’agit aucunement de relativiser l’importance, comme la très sensible question du Cachemire.
*Au printemps 2005, Pékin et Islamabad paraphaient un Traité de Paix, d’amitié et de bon voisinage. Huit ans plus tard, en 2013, la Chine et le Pakistan s’engageaient – à grands renforts de dizaines de milliards de dollars prêtées par les Chinois aux Pakistanais à des conditions comptables discutables – dans le coûteux China-Pakistan Economic Corridor (CPEC), intégré les « Nouvelles routes de la soie ». **Une opposition verbalisée par les autorités pakistanaises dès le 25 juin.
Ainsi, début juillet, on apprenait que la Chine – en soutien inconditionnel du Pakistan, son allié*, lui-même hostile au projet** – se positionnait contre la proposition de l’Inde d’organiser en 2023 le sommet annuel du G20 au Jammu et Cachemire indien. Un mois plus tard, le 5 août, alors que la presse régionale revenait sur le troisième anniversaire de la modification du statut administratif du Jammu et Cachemire (article 370 de la Constitution indienne), Pékin s’ingérait dans le débat par la voix du porte-parole de son ministère des Affaires étrangères et « invitait » New Delhi et Islamabad à « résoudre pacifiquement leur différend sur la souveraineté du Cachemire ». Une suggestion là encore assez peu appréciée dans la capitale indienne.
Arrêtons-nous brièvement sur le « jeu » de Pékin ces dernières années au Cachemire. Ou plus précisément sur ses agissements et projets dans la partie administrée par le Pakistan. Du reste, cette thématique ne laisse pas le monde académique insensible en rentrée 2022. Le 13 septembre, l’Institute for Security and Development Policy (ISDP) de Stockholm organisait justement un séminaire sur le thème « Le plan stratégique de la Chine pour le Cachemire ».
*Des troupes pakistanaises sont également présentes aux côtés de troupes frontalières chinoises sur la partie orientale de la longue frontière sino-indienne… **Le 3e plus important du Pakistan avec une capacité de 4 500 MW et une hauteur de 272 mètres. Édifié pour un coût de 8 milliards de dollars par China Power et Frontier Works Organization (FWO ; appartenant à l’armée pakistanaise) dans une zone sismique identifiée.
De fait, les autorités pékinoises se montrent généralement assez peu dissertes sur le sujet. Surtout quand on évoque la présence de troupes chinoises au Pakistan*, notamment pour assurer la protection de certaines infrastructures sensibles jalonnant le China-Pakistan Economic Corridor et transitant par le Cachemire pakistanais, ou encore l’édification de barrages hydroélectriques au format considérable au Gilgit-Baltistan, à l’instar du barrage de Diamer Bhasha** sur le fleuve Indus.

« India China bye-bye »

*Pour un bail d’une durée de 99 ans.
Fin août, est apparu un autre sujet de désaccord en Asie du Sud – sinon à l’origine d’échanges directs et musclés par réseaux sociaux interposés entre diplomates chinois et indiens – créant quelques turbulences manifestes entre New Delhi et Pékin. En cause, l’escale impromptue au Sri Lanka d’un immense navire espion chinois : le Yuan Wang 5, 220 m de long, un des plus sophistiqués dont dispose la Chine. Le navire fit relâche dans le port d’Hambantota, dont la gestion est confiée depuis 2017* à une entreprise chinoise, la China Merchants Port Holdings. Les autorités sri-lankaises étaient alors dans l’impossibilité de rembourser le financement de cette infrastructure portuaire, matérialisant voilà déjà six ans la réalité du piège de la dette associé à ce type d’infrastructures au coût dépassant de loin les possibilités comptables du pays récipiendaire.
A priori, l’absence volontaire lors du récent sommet de Samarcande de toute interaction directe entre Narendra Modi et Xi Jinping offre quelques indications éloquentes sur les chances à court terme de détente entre ces deux rivaux stratégiques que séparent l’Himalaya, et un long historique de différends politiques, territoriaux ou philosophiques.
*Une parabole éphémère promue au milieu des années cinquante par New Delhi et Pékin.
En ce crépuscule estival, fonder trop d’espoir sur cette frêle perspective de rapprochement – ou de décrispation – sino-indien paraissait de toute manière un pari bien audacieux. Du reste, certains éditorialistes indiens facétieux se font ces derniers jours l’écho de ce revers finalement peu surprenant en tournant en dérision le concept « Hindi Chini Bhai Bhai »* (« Les Indiens et les Chinois sont frères »), lui préférant dans les circonstances du moment celui de « India China bye-bye ».
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Birmanie 2020 : de l’état des lieux aux perspectives" (IRIS/Dalloz) et de ''L'inquiétante République islamique du Pakistan'', (L'Harmattan, Paris, décembre 2021). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.