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Pourquoi l'Inde et la Chine s'affrontent dans l'Himalaya

Pour la première fois en 45 ans, les affrontements entre les troupes indiennes et chinoises ont été meurtriers le long de la "Ligne actuelle de contrôle" (LAC), frontière controversée entre les territoires de l'Aksai Chin et du Jammu-et-Cachemire. (Source : USAGAG)
Pour la première fois en 45 ans, les affrontements entre les troupes indiennes et chinoises ont été meurtriers le long de la "Ligne actuelle de contrôle" (LAC), frontière controversée entre les territoires de l'Aksai Chin et du Jammu-et-Cachemire. (Source : USAGAG)
Manœuvre nationaliste calculée pour faire diversion en plaine pandémie ? Affrontements violents hors de contrôle ? En 45 ans, l’Inde et la Chine se sont livrés ces derniers jours aux affrontements les plus meurtriers le long de la « frontière de facto » qui sépare le Jammu-et-Cachemire et l’Aksai Chin.
Sur les hauteurs de l’Himalaya, alors même que les deux premières démographies de la planète sont déjà aux prises avec un redoutable ennemi commun, la pandémie de coronavirus, le crépuscule printanier se déroule dans une atmosphère chargée de tension et d’inquiétude. Les propos du chef de gouvernement indien les 17 et 18 juin laissent peu de doute à ce sujet : « Les victimes indiennes ne seront pas vaines […]. L’Inde serait fière que ses soldats soient tombés en combattant les Chinois [dans la région du Ladakh lundi 15 juin] […]. L’Inde souhaite la paix, mais lorsqu’elle est provoquée, elle est capable d’apporter une réponse appropriée, quelle que soit la situation. »
Comment en est-on arrivé à cette dangereuse extrémité ? Le 5 mai, des patrouilles indiennes et chinoises se sont fait face dans la région du lac Pangong, étiré sur 134 km de long entre le Ladakh indien et la région autonome du Tibet en Chine. Lorsqu’un hélicoptère militaire chinois s’est approché de la frontière, l’armée de l’air indienne a réagi en envoyant un chasseur Sukhoi-30. Très vite, des intrusions chinoises sont signalées à Demchok (district de Leh, au Ladakh indien), dans la vallée de Galwan dans le Ladakh et à Naku La au Sikkim indien. Mi-mai, des rapports inquiétants révèlent que les forces chinoises et indiennes sont engagées dans des affrontements et que des renforts militaires sont acheminés en divers points du Ladakh.

Installations de défense et « patrouilles normales »

Dans les jours et les semaines qui suivent, des images satellites montrent que plus de 4 000 soldats chinois sont déployés autour de Galwan, du lac Pangong et de Demchok, dans la région de Harsil (Uttarakhand indien). L’armée indienne a elle aussi procédé à des mouvements de troupes. Pour Pékin, le propos est simple : le quotidien chinois Global Times justifie l’incursion en déclarant que « l’Inde a illégalement construit ces derniers jours des installations de défense de l’autre côté de la frontière, en territoire chinois, dans la vallée de Galwan, ne laissant aux troupes chinoises de défense des frontières d’autres choix que de prendre les mesures nécessaires en réponse, et augmentant le risque d’escalade des impasses et des conflits entre les deux parties ».
De son côté, le ministère indien des Affaires étrangères a réfuté les allégations de la Chine selon lesquelles les troupes indiennes auraient traversé la frontière chinoise au Ladakh et au Sikkim. « Toutes les activités indiennes se situent entièrement du côté indien de la ligne de contrôle réelle (LAC) », a déclaré la diplomatie indienne, ajoutant « c’est la partie chinoise qui a récemment entrepris des activités entravant les patrouilles normales de l’Inde ». New Delhi a toujours adopté une approche responsable de la gestion des frontières, tout en étant « profondément engagée à assurer la souveraineté et la sécurité de l’Inde ».

La mesure de la frontière en question

Après des semaines d’incertitude, le 6 juin, les responsables militaires des deux parties entament enfin des discussions visant à désamorcer la situation. Une dizaine de jours plus tard, lorsque les médias annoncent que ces hostilités dans l’habituellement très paisible Ladakh auraient fait plusieurs dizaines de victimes du côté indien – faisant de ces accrochages les plus violents depuis près d’un demi-siècle -, les autorités diplomatiques et militaires de ces deux titans asiatiques et nucléaires s’affairaient à contenir le différend pour lui éviter de prendre une tournure plus dramatique encore.
Rappelons-le, ce n’est qu’une frontière de facto ou line of actual control (LAC) qui sépare les territoires indien et chinois. New Delhi et Pékin doivent encore parvenir à un accord sur le tracé définitif des zones sous leur contrôle respectif. Un horizon encore lointain en cette mi-juin 2020, malgré une vingtaine de cycles de négociations sur le sujet, le dernier en date ayant eu lieu à New Delhi en décembre 2019. L’Inde considère que la LAC est longue de 3 488 km, alors que les Chinois estiment qu’elle n’est que d’environ 2 000 km. Cette différence de perception frontalière se manifeste dans trois secteurs distincts : le secteur oriental (États indiens de l’Arunachal Pradesh et du Sikkim), le secteur intermédiaire (Uttarakhand et Himachal Pradesh indiens), enfin, le secteur occidental, couvrant le fameux Ladakh et ses sommets dépassant les 5 000 m d’altitude.
Dans le secteur oriental de la frontière disputée, Pékin revendique ni plus ni moins que la souveraineté sur l’ensemble de l’État indien de l’Arunachal Pradesh – le Tibet du Sud selon les autorités chinoises – et ses 84 000 km². Selon les données officielles indiennes, la volumétrie des incursions chinoises par-delà la LAC a augmenté sensiblement ces dernières années, pour atteindre des niveaux impressionnants : 271 en 2016, 404 en 2018, 663 en 2019.

Manœuvre chinoise de diversion ?

Depuis son arrivée au pouvoir en 2014, le gouvernement indien de Narendra Modi entend combler un déficit important avec la Chine au niveau de ses infrastructures frontalières. En conséquence, New Delhi a entrepris la construction de routes le long de la LAC en tissant un réseau de 61 « routes stratégiques », qui devrait être achevé d’ici fin 2022.
Crise du Covid-19, ralentissement économique, velléités « anti-chinoises » à Hong Kong depuis un an, relations tortueuses avec Washington… Ces derniers temps, ce ne sont pas les problèmes domestiques et extérieurs qui manquent dans la Chine de Xi Jinping. Pourraient-ils inciter Pékin à tenter de détourner l’attention de ses citoyens – généralement prompts à soutenir toute initiative nationaliste prônée par le pouvoir – vers ces gesticulations militaires lointaines et jusqu’alors assez contenues ? Dans le même temps, ces bruits de botte montrent au monde extérieur la détermination et la capacité de la Chine à se raidir si besoin – fut-ce dangereusement et avec un voisin lui aussi ambitieux.
Les observateurs relèveront par ailleurs que la région où se déroulent ces violents incidents sino-indiens est stratégiquement vitale pour la Chine. Cette zone, sous contrôle indien, est située entre l’Aksai Chin (sous souveraineté chinoise) et la vallée de Shaksgam, dans la région du Baltistan (sous contrôle pakistanais). Pour rappel, l’Inde est un des rares pays au monde à se tenir à l’écart des « Nouvelles Routes de la Soie » (officiellement nommé « Belt and Road Initiative », BRI). En cause : le corridor économique Chine-Pakistan, projet phare de la BRI, passe notamment par une partie du Cachemire sous souveraineté pakistanaise et revendiquée par l’Inde. Ce périmètre entre l’Aksai Chin et la vallée du Shaksgam empêche un lien militaire et territorial entre la Chine et le Pakistan. S’emparer du territoire au nord du lac Pangong ou du moins de la vallée de Galwan permettrait de relier l’Aksai Chin au Karakoram et au Gilgit-Baltistan, garantissant non seulement l’accès de la Chine au Pakistan, mais empêchant également l’Inde d’accéder à l’Afghanistan et à l’Asie centrale.
Alors que point l’été et que les deux nations les plus peuplées du globe sont à la peine dans leur lutte sans merci contre la pandémie, il est à souhaiter que la raison finisse par prévaloir de part et d’autre et qu’aux velléités territoriales sujettes à caution se substitue plutôt une coopération en matière épidémiologique et médicale, souhaitée, encouragée et prioritaire à maints égards.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.