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Tribune

Du coronavirus à l'échec du processus de paix, l'Afghanistan de nouveau au pied du mur

Le président Ashraf Ghani, réélu aux élections du 28 septembre 2019.(Source : VOA)
Le président Ashraf Ghani, réélu aux élections du 28 septembre 2019.(Source : VOA)
Cela devait être le printemps des promesses. Celui d’une première esquisse de sortie de crise. C’est ce que voulaient croire la cohorte des acteurs enivrés par un optimisme béat confinant à l’aveuglement. En cette mi-mai 2020, l’Afghanistan exsangue et balafrée se débat elle aussi avec le corovanirus, avec officiellement 6 053 cas et 153 décès au 16 mai. L’épidémie a frappé jusqu’au cœur du palais présidentiel : à la mi-avril, le palais recensait une quarantaine de cas de Covid-19 parmi ses collaborateurs, contraignant le président Ashraf Ghani à quitter l’édifice par précaution, en raison de sa santé précaire. Aujourd’hui, on est à des lieues sinon des années du compte. Rien qui ne doive hélas surprendre le lecteur, tant le panorama général reste sinistré au dernier degré et les augures défavorables. N’en déplaise aux promoteurs d’un improbable projet de processus de paix, battu en brèche par une réalité plus prosaïque, sombre et brutale.
Du reste, sur quel pan encourageant, sur quel relais d’optimisme et de succès s’agirait-il de s’appuyer pour défendre la thèse d’un Afghanistan positionné sur une trajectoire favorable – ou peut-être moins défavorable ? Sur l’organisation du dernier scrutin présidentiel le 28 septembre 2019 et son issue comptable et politique affligeante ? Il fallut près de six mois aux autorités de Kaboul et un florilège de recours déposés par le challenger défait, Abdullah Abdullah, pour annoncer début mars le résultat officiel de l’élection. Elle fut l’énième démonstration de l’incapacité des principaux responsables politiques et ethniques afghans à accorder une quelconque priorité à l’intérêt national – une notion bien étrangère, si l’on peut dire. Sans parler d’écouter àleurs 37 millions de concitoyens, autant éreintés par quatre décennies consécutives de crises et de conflits que par l’incurie de leurs dirigeants.
*La faute notamment à un désaccord entre le gouvernement afghan et les Talibans sur la libération des 5 000 talibans encore embastillés et plus particulièrement pour une quinzaine de cadres dans les geôles afghanes.
Doit-on se gargariser des discussions de paix associant depuis un an, dans une opacité et selon un mode opératoire confondant, les émissaires des Talibans chassés du pouvoir en 2001 et une administration américaine dont le souhait principal est moins de ramener la paix sur ces terres baignées de drames et de sang que de rapatrier au pays à temps, après 18 éreintantes, coûteuses et frustrantes années sur le terrain, les soldats et autres valeureux marines ? Naturellement, en amont de l’élection présidentielle américaine de novembre, l’actuel locataire de la Maison Blanche compte bénéficier d’un symbole national fort (« Boys are back home ») pour pimenter sa campagne, à défaut de pouvoir présenter quelque trophée ou succès tangible de politique extérieure dans cette Indo–Pacifique décidément si résistante ou immune à son discours. On n’ose pas parler ici de charme. Du reste, il suffit de voir l’impasse* dans laquelle s’enferre cet accord douteux depuis son officialisation en février dernier.
S’agit-il par ailleurs de se féliciter du retrait programmé, cadencé et entamé des forces américaines de cet harassant théâtre de crise comme une bonne nouvelle ? Hormis si l’on se positionne dans le camp de l’insurrection talibane, laquelle ne prend même plus la peine de dissimuler son contentement face à cette perspective de départ, assimilé à une victoire. Visiteur régulier de l’Afghanistan, l’auteur a eu maintes occasions ces dernières années d’évoquer en compagnie de ses hôtes afghans – y compris auprès des officiers supérieurs de l’Afghan army et des hommes du rang – cette thématique diversement perçue en fonction des circonstances et des individus. Quoi qu’il en soit, de Kaboul à Koundouz, de Hérat à Kandahar, pour une majorité de nos interlocuteurs afghans, ce retrait des soldats américains, ce désengagement de Washington deux décennies après avoir bouté hors de Kaboul les Talibans, ressemble à s’y méprendre à la triste) chronique d’un nouveau chaos annoncé.

Réduction drastique de l’aide américaine

En termes de chaos, le millésime printanier 2020 est particulièrement parlant. Fin avril, les autorités afghanes et les services de renseignements occidentaux déploraient qu’en dépit de la concomitance de la crise sanitaire du coronavirus et de la célébration du Ramadan, la virulence des Talibans sur le terrain des combats ne connaissait guère de trêve, bien au contraire. Les propos désabusés du chef de l’État Ashraf Ghani ni changeront rien : « Le souhait du peuple afghan et du gouvernement est que, dans les circonstances actuelles, alors que le coronavirus se répand dans tout le pays, les Talibans acceptent notre appel à un cessez-le-feu et à la paix en l’honneur du mois saint. » Ces dernières semaines, les observateurs estiment en moyenne le nombre d’attaques et d’attentats menées quotidiennement par cette insurrection radicale entre 50 et 70. Le bilan humain quotidien est rédhibitoire pour les forces de sécurité afghanes : entre 25 et 40 hommes perdent la vie dans cette inflation de violence meurtrière. Lors de la première semaine de mai, les provinces de Balkh, à 200 km au nord-ouest de la capitale, et du Helmand, au sud du pays, ont payé le tribut le plus sévère à cette orgie de drames humains. Et que dire du monstrueux attentat le 12 mai, revendiqué par le groupe État islamique, visant la maternité de Kaboul et de ses deux douzaines de victimes ? Parmi ces dernières, de jeunes mères et leur nouveau-né. Mille fois atteint, le seuil de l’horreur a pourtant une fois encore été repoussé.
Pensez-vous que cette matrice de crises s’entremêlant et de malheurs se cumulant pousserait les responsables afghans à se rapprocher pour une fois et à trouver la force à défaut de la foi de composer un véritable gouvernement d’union nationale ? Pourtant, à court moyen terme, plane le spectre désormais très crédible d’un retour – qui plus est encouragé par l’administration américaine… – du joug taliban sur la capitale. Deux mois précisément après l’inauguration du second mandat présidentiel d’Ashraf Ghani, le 9 mars dernier, le chef de l’État et son malheureux rival Abdullah Abdullah campaient encore mi-mai sur leurs positions irrédentistes. Ils épuisaient ce qu’il restait de crédit aux yeux de leurs administrés. Ils exaspéraient jusqu’à l’administration Trump : le Secrétaire d’État Mike Pompeo annonçait le 23 mars la réduction substantielle de l’aide des États-Unis à l’Afghanistan. Elle sera amputée en 2020 et 2021 d’un milliard de dollars : « Les États-Unis sont déçus par eux [Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah] et par ce que leur conduite signifie pour l’Afghanistan et nos intérêts communs. Cet échec du leadership constitue une menace directe pour les intérêts nationaux des États-Unis. »
Il fallut encore attendre deux nouveaux mois, jusqu’à ce dimanche 17 mai, pour voir une esquisse de raison et de bon sens se dessiner. Ashraf Ghani et Abdullah Abdullah ont enfin accepté le principe d’une nouvelle expérience de cogestion des affaires nationales, le chef de l’Etat concédant à son « chief executive » le soin de piloter le processus de paix avec les Talibans et le droit de participer à la composition du gouvernement. Un pas dans la bonne direction, certes, mais par expérience, on ne peut s’empêcher de penser que de l’intention à la mise en œuvre de ces projets, il risque fort de se trouver quelques obstacles rédhibitoires sur cette feuille de route, où l’on devine sans peine l’empreinte de l’administration américaine.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.