Politique
Note de lecture

Livre : "Les Ouïghours" de Laurence Defranoux, récit d'une volonté de détruire

Famille ouïghoure au Xinjiang. (Source : BBC)
Famille ouïghoure au Xinjiang. (Source : BBC)
C’est une lente prise de conscience qui fait son chemin dans nos pays occidentaux à propos d’une tragédie longtemps passée sous silence. La parution de l’ouvrage de Laurence Defranoux, Les Ouïghours, histoire d’un peuple sacrifié, le 9 septembre dernier aux éditions Taillandier arrive à point nommé pour parachever cet éveil. La tragédie ouïghoure vient en rappeler une autre, celle du Tibet, lui aussi annexé par la Chine en 1950. Deux épisodes douloureux qui n’en finissent pas de livrer ces histoires de vies brisées, de familles démantelées, de meurtres et de viols.
Ce livre de 384 pages choque dès les premières lignes tant la narration est épouvantable. « Si je meurs, si j’ai une tombe, qu’un bouquet de pivoines rouges y soit déposé. » Le 18 juin 2019, dans la salle de l’aéroport de Tokyo, Mihriay Erkin, 29 ans, sait peut-être déjà que sa vie va basculer dans l’horreur indicible. Ce message, le dernier, est destiné à son oncle. Petite brune à lunettes, le sourire timide, la chercheuse en bio-ingénierie au prestigieux institut japonais Nara sent bien que son voyage en Chine, prétendument son pays, est probablement sans retour. Mais qu’importe, elle monte dans l’avion car cela fait plus de trois ans qu’elle n’a pas vu sa famille.
Lorsqu’elle débarque de l’avion à Shanghai où elle fait étape, un de ses proches lui apprend qu’elle ne pourra pas voir son père, condamné à quatorze ans de prison deux ans plus tôt. Ni non plus sa tante, condamnée à vingt ans de prison pour « incitation au terrorisme ». Il la supplie de reprendre immédiatement un avion pour quitter la Chine. La suite est terrible. En état de choc, elle refuse de repartir et accepte d’être hospitalisée quelques jours dans le sud de la Chine, à plus de 4 000 kilomètres de sa maison familiale, au Xinjiang, l’ancien Turkestan oriental. Ceci le temps que sa mère fasse le voyage et vienne la serrer dans ses bras.

Piège refermé pour toujours

Quelques jours plus tard, s’apercevant peut-être des dangers qui l’attendent, elle renonce à se rendre au Xinjiang et s’apprête à partir pour la Norvège retrouver son oncle. Elle n’y parviendra pas. Un système de surveillance électronique sophistiqué traque sans relâche les Ouïghours dans toute la Chine grâce à l’intelligence artificielle. Elle est repérée et immédiatement placée en résidence surveillée.
« Depuis mars 2017, explique l’autrice de livre, Laurence Defranoux, journaliste spécialiste de l’Asie au quotidien Libération. quand on est Ouïghoure comme elle, pratiquer sa religion, avoir voyagé à l’étranger, porter un foulard, utiliser la messagerie WhatsApp ou tout autre prétexte suffit à être arrêtée et accusée de « terrorisme », « d’extrémisme religieux » ou de « séparatisme ». »
L’engrenage se referme sur la jeune femme. Huit mois plus tard, une nuit de février 2020, comme des centaines de milliers de Ouïghours avant elle, elle est arrêtée, menottée, poussée dans une voiture, un sac noir sur la tête. Et c’est ainsi que la jeune chercheuse disparaît dans le réseau dense et opaque des prisons du Xinjiang ainsi que ces centaines de camps d’internement et centres de détention construits à marche forcée depuis 2016 où sont enfermés entre 900 000 et 1,8 million de personnes. Des Ouïghours certes, mais aussi d’autres membres des minorités ethniques musulmanes du Xinjiang comme les Kazakhs, les Ouzbèques ou les Tadjiks.
Dans ces camps, le froid, la promiscuité, la faim, la privation de sommeil, l’endoctrinement, les cris, les coups, les tortures y règnent. Pour les femmes, il y a aussi les viols, les viols collectifs commis par des policiers et des matons. Les victimes sont parfois de très jeunes femmes. « Dans la « guerre du peuple » menée depuis huit ans contre les peuples autochtones musulmans du Xinjiang, Mirhiay Erkin n’est que le symptôme d’un « virus » qu’il faut éradiquer « sans pitié » grâce à « une période de traitement douloureux », selon les termes utilisés par le président chinois Xi Jinping en 2014″, souligne l’autrice.
Plus tard, fin 2020, les proches de Mirhiay en France apprennent que la jeune femme est morte un mois plus tôt, vraisemblablement au cours d’un interrogatoire dans un centre de détention près de Kashgar, la grande ville du sud de la région. Le piège s’est refermé pour toujours.
Laurence Defranoux évoque les difficultés rencontrées pendant l’écriture de son livre. « Travailler sur les Ouïghours, c’est écouter des dizaines de parents qui cherchent leurs enfants, d’enfants qui ne savent pas si leurs parents sont morts ou vivants, supporter des récits d’enfermement, de viol et de cruauté à l’état pur. C’est aussi regarder des films de propagande où des professeurs et des femmes d’affaires son exhibés comme des bêtes de cirque, forcés de danser et chanter en costume folklorique et à critiquer à la télévision ceux qu’ils chérissent. »
Mais la journaliste se rend compte qu’en France aussi, il existe des écueils et des embûches auxquels elle ne s’attendait pas. « C’est aussi subir le venin de Français autoproclamés « anti-impérialistes » qui, confits dans leur ignorance et leur critique des médias et des États-Unis, ne voient dans ces révélations qu’une « manipulation de la CIA ». »

Au plus profond de leur vie privée

Aujourd’hui, plus aucun Ouïghour n’est libre car le Parti-État chinois leur interdit de se déplacer sans autorisation et de quitter le pays. Il spolie leur maison, leurs économies, leurs terres et leurs moyens de production. Il les envoie trimer dans des plantations de coton où le travail forcé est aujourd’hui prouvé et abondamment documenté par des enquêtes occidentales minutieuses.
Ce Parti-Etat, appliquant ainsi avec soin les consignes données par Xi Jinping, traite leurs enfants comme des orphelins auxquels il fait oublier leur langue, leur culture, leur religion, leurs valeurs et dénoncer leurs parents. Il stérilise les femmes, sépare les couples et brise les familles. Il les empêche de choisir leur régime alimentaire, leur habillement, oblige les hommes à se raser. Il leur interdit de prier, d’enterrer leurs morts dans des cimetières d’ailleurs détruits et remplacés par des parkings ou des supermarchés. Il surveille leurs relations, leurs lectures, leurs dépenses. Il les filme dans la rue, enregistre leur position et leurs déplacements, écoute leurs conversations et fouille leur téléphone. Il s’infiltre jusqu’au plus profond de leur vie privée, au travail, à l’école et même à leur domicile.
En effet, « un million de ses agents sont chargés de manger à leur table, de dormir dans leur lit, d’enregistrer leurs habitudes et leurs émotions, rappelle l’autrice. Il leur prend leur sang, enregistre leur voix, leurs démarches, scanne leurs os et leur iris, pénètre dans leur vagin et leur utérus, analyse leurs gênes et stocke leurs échantillons biologiques. Il attire par la ruse et le chantage ou par la force ceux qui sont à l’étranger. Et, à tous, il demande d’exprimer leur amour et leur gratitude à l’égard de la Chine et de son président, Xi Jinping. »

« Leur liberté est aussi la nôtre »

« J’ai voulu écrire ce livre pour expliquer les ressorts d’un des plus grands drames de l’histoire contemporaine qui prend ses racines dans l’Antiquité, en évitant les pièges tendus par des récits nationalistes opposés, poursuit Laurence Defranoux. Derrière les chiffres et la propagande, je tente de vous faire connaître ces hommes et ces femmes qui nous ressemblent et dont le vécu est intimement lié au nôtre. De vous alerter, aussi, car la liberté est fragile. Et leur liberté est aussi la nôtre. »
Combien elle a raison. Car cette tragédie en rappelle d’autres et la démocratie est fragile. Dans un monde qui traverse de fortes turbulences et où les interrogations fusent de toutes parts sur ce que sera le monde dans vingt ou trente ans, ces témoignages sont de première importance pour faire la part des choses entre ces régimes tyranniques et despotiques d’un côté et démocratiques de l’autre. Des démocraties certes imparfaites mais ô combien préférables à ces univers de désespoir que l’on retrouve dans ces pays encore communistes ou ceux autoritaires comme la Russie de Vladimir Poutine. Discerner le bien du mal est devenu compliqué du fait de cette avalanche de désinformation orchestrée par la Chine, la Russie, la Corée du Nord, le Vietnam et d’autres pays autoritaires.
Au Xinjiang comme au Tibet, l’histoire a semblé s’arrêter en 1950 lorsque Mao Zedong décide d’envahir ces contrées au passé pourtant si riche. Ceci afin de leur apporter « la civilisation », l’antienne toujours brandie dans les multiples opérations de colonisation à travers l’histoire du monde. À cette époque, lorsque la Chine entreprend de « civiliser » le Xinjiang et le Tibet, « l’ignorance et le mépris de la culture locale sont tels que les occupants pensent qu’il est de leur devoir d’apporter la lumière de la culture chinoise à une région qu’ils croient plongée dans l’obscurantisme », souligne la journaliste.

« Visite médicale pour tous »

Or comme le Tibet, le Turkestan oriental a un passé brillant d’une civilisation riche et épanouie. Il a déjà connu deux républiques entre 1911 et 1949. Ainsi, le 12 novembre 1933, devant une foule de milliers de personnes, Sabit Damolla, éditeur et grand voyageur, proclame la « République du Turkestan oriental », soit « le pays des Türks », nom donné à la région au XIVème siècle par les descendants de Gengis Khan. Mais la jeune république n’a pas le temps de mettre en œuvre ses projets. Trois mois après sa fondation, en février 1934, elle est renversée par un commando Hui (minorité musulmane de Chine) qui met à sac Kashgar au nom du Kuomintang, le parti nationaliste du général Chiang Kaï-shek, avec le soutien de l’Union soviétique.
La deuxième République du Turkestan oriental connaîtra le même sort, victime des terribles purges staliniennes. Peu après, le Parti communiste chinois prend le pouvoir sur toute la Chine continentale et s’apprête à fonder la République populaire en octobre 1949, avec à sa tête Mao Zedong. Le sort du Turkestan oriental et du Tibet sont scellés : ils deviendront chinois. Commence le règne de la terreur.
Déjà terre de goulag, le Xinjiang est également choisi pour abriter les essais nucléaires chinois sur le site de l’ancien lac Lop Nor, dans le désert du Taklamakan, où la première explosion atomomique a lieu en 1964. Bien vite, tout ce qui est turcique est considéré comme arrieré et donc ciblé. Les manuels de langue ouïghoure et les Corans sont brûlés, les cochons sont gardés dans les mosquées, les sanctuaires et les cimetières sont profanés, des imams doivent lire à la radio qu’ils aiment manger du porc, la musique et la danse ouïghoures sont interdits.
Au Tibet, le processus est identique : les monastères sont fermés et pour certains pillés et incendiés tandis que les moines sont jetés en prison. Pendant les dix années de folie de la sinistre Révolution culturelle, la répression s’accentue dans ces deux régions où le but désormais affiché est de détruire la totalité des racines culturelles : la langue, la religion, les coutumes. Dans toute la Chine, trente ans de maoïsme ont fait de l’art, de la connaissance, de la spiritualité, des traditions et du patrimoine un champ de ruines. Au Xinjiang de même qu’au Tibet, les dégâts sont irréversibles. Le fil de la transmission a été brisé et la totalité de l’histoire pré-communiste, considérée comme « féodale », a été effacée.
Dans ces deux régions, le vent de liberté qui a soufflé quelque peu après la fin de ce cataclysme épouvantable n’a pas duré. La volonté de détruire a repris de plus belle. Cette volonté d’éradiquer ces deux civilisations est devenue plus manifeste que jamais depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012.
Mais au Tibet comme au Xinjiang, « la politique néostalinienne des minorités, la répression féroce et la colonisation à marche forcée ont eu un effet diamétralement inverse, analyse Laurence Defranoux. Sous la pression extérieure, la mosaïque de petites communautés éparpillées » sur ces deux territoires « prennent conscience de leur ethnicité ». C’est ainsi qu’au Xinjiang, « pour survivre face au rouleau compresseur du colonialisme chinois, une histoire nationaliste ouïghoure se fabrique à partir d’éléments archéologiques et littéraires épars », poursuit l’autrice. Même phénomène au Tibet.
A cela s’ajoute ces dernières années la toute-puissance de la technologie du XXIème siècle que Pékin mobilise pour cette entreprise totalitaire. Ainsi, par exemple, sous le couvert d’un programme appelé « Visite médicale pour tous », tous les habitants turciques âgés de 12 à 65 ans doivent se soumettre à la collecte de leur ADN, de leur groupe sanguin, du scan de leur visage et de leur iris, ainsi qu’à l’enregistrement de leur voix et de leur démarche.
Avec pour prétexte une vague d’attentats meurtriers attribués par Pékin à des Ouïghours, cette terrible répression prend l’allure d’un génocide, une expression contestée par certains mais qui, peu à peu, s’impose comme traduisant la réalité quotidienne dans ces deux régions.
Comme pour les Tibétains, les Ouïghours qui vivent à l’étranger sont eux aussi visés par la surveillance policière chinoise. Fondée sur le chantage, les menaces de représailles sur la famille restée sur place, l’intimidation, la ruse et l’enlèvement pur et simple, cette entreprise cherche à faire entrer de force les « criminels » en fuite, de même que les dissidents. L’objectif est évident : réduire au silence les voix qui, à l’étranger, font connaître l’étendue de la tragédie qui se joue au Xinjiang et au Tibet et qui, plus que jamais, ternissent profondément l’image de la Chine sur la scène internationale.
En France, des parlementaires ont décidé de s’emparer de ce qu’ils considèrent comme des crimes contre l’humanité. En septembre 2020, le président Emmanuel Macron a dénoncé publiquement et pour la première fois « des pratiques inacceptables » qui vont « contre les principes universels inscrits dans la convention internationale relative aux droits de l’homme ». Puis, en janvier 2022, l’Assemblée nationale française a adopté à une majorité écrasante un texte qui condamne explicitement l’existence d’un génocide au Xinjiang, suivant en cela des démarches identiques de parlements aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans d’autres pays occidentaux.
C’est ainsi qu’un programme d’extermination culturelle qui, lorsqu’il a été lancé en 2015 devait rester secret, éclate aujourd’hui au grand jour et révèle l’une des facettes les plus sinistres d’un régime communiste peu à peu discrédité dans une bonne partie du monde.
Par Pierre-Antoine Donnet

À lire

Laurence Defranoux, Les Ouïghours, histoire d’un peuple sacrifié, préface de Raphaël Glucksmann, Tallandier, septembre 2022, 383 pages, 21,90 euros.

(Source : Twitter)
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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).