Politique
Analyse

Élections en Corée du Sud : Yoon Seok-youl, un président par défaut(s)

Le nouveau président sud-coréen Yoon Seok-youl, élu le 9 mars 2022. (Business Insider)
Le nouveau président sud-coréen Yoon Seok-youl, élu le 9 mars 2022. (Business Insider)
Il a remporté la présidentielle sud-coréenne d’un souffle à l’issue d’une campagne irrespirable – et pas seulement en raison de son déroulement sur fond de records de cas de Covid-19. Le novice en politique Yoon Seok-youl aura bien du mal à ressouder un pays profondément divisé.
Les prochaines législatives n’ayant lieu qu’en 2024, l’ancien procureur devra composer pendant les deux premières années de son mandat de cinq ans non renouvelable avec une assemblée très largement dominée par le Parti Démocrate de son prédécesseur Moon Jae-in et de son rival Lee Jae-myung. D’autant qu’avec moins d’un pourcent d’avance sur ce dernier, le nouvel élu ne peut même pas se réclamer d’un mandat fort.
Tous les sondages ont pourtant fait état jusqu’au bout d’une vaste majorité en faveur d’un changement de régime. Comme la présidence est limitée à un terme depuis la fin de la dictature, c’est le parti au pouvoir que le pays voulait dégager de la Maison Bleue. Yoon a longtemps survolé la campagne, avant qu’elle ne se resserre et change plusieurs fois d’âme. Même avec le ralliement de dernière minute du candidat de centre droit Ahn Cheol-soo, crédité alors d’environ 8 % des voix, le champion de la droite a failli terminer au tapis.
En plus, son adversaire était un véritable repoussoir, une sorte de Trump de gauche, un populiste à la réputation sulfureuse. Abus de biens sociaux, rumeurs de collusion avec la mafia, affaires extra-maritales, grossièretés, gros scandale immobilier avec pas moins de trois suicides dont un lanceur d’alerte l’ayant clairement nommé… Loin de faire l’unanimité dans son propre camp, Lee Jae-myung a tout comme l’ancien président américain traversé la campagne sans être inquiété par la justice. Et comme on va le voir par la suite, c’était bien le cœur du problème.

Candidat médiocre

Alors pourquoi ? Pourquoi Yoon Seok-youl n’a-t-il récolté que le minimum minimorum pour l’emporter ? Pour commencer, il aura été un candidat très médiocre : ce technocrate ne s’est lancé en politique et en campagne qu’à reculons et au dernier moment, parce qu’il ne voyait personne d’autre capable de faire tomber le camp de Moon Jae-in. Novice maladroit et plutôt rigide, Yoon a même accumulé à un rythme quasi quotidien les gaffes les plus embarrassantes. Surtout, son programme a fait peur. À sa vision ultra-libérale et totalement dépassée de l’économie – fan de Milton Friedman – est venue se greffer la caricaturale plateforme du Parti du Pouvoir au Peuple, la principale formation de l’opposition qu’il a fini par rejoindre puisque c’était la seule machine électorale capable de l’aider à gagner.
Incapable de se réformer après dix ans au pouvoir achevés par la déchéance des deux prédécesseurs de Moon Jae-in (Lee Myung-bak et Park Geun-hye ont fini en prison), le parti conservateur lui a tout de même apporté les voix attendues sur ses points forts habituels : les régions votant systématiquement à droite ainsi que les plus de 60 ans. Mais Yoon a dû aussi composer avec l’antiféminisme prôné par l’ultra-mysogyne et tout jeune chef du PPP, Lee Jun-seok. Ce dernier n’a eu de cesse de torpiller sa campagne avec ses états d’âme et en mettant au cœur des débats la guerre des genres qui déchire la jeunesse du pays, menée par des garçons complexés remplis d’une haine attisée par des réseaux sociaux toxiques.
Résultat : alors que les jeunes figuraient globalement parmi les grands déçus de Moon Jae-in, Yoon a récolté l’immense majorité des garçons, et Lee Jae-myung l’immense majorité des filles en dépit de son image désastreuse auprès des féministes. Après avoir défendu son neveu qui avait tué son ex et la mère de celle-ci, Lee est d’ailleurs actuellement poursuivi par la famille des victimes pour avoir qualifié le double meurtre de « dating violence ».
Tout en profitant des faux-pas de son adversaire, Lee Jae-Myung a réussi à se contrôler la plupart du temps, évitant ses habituels coups d’éclat. Il a ainsi présenté son visage le plus souriant et modéré, jusqu’à son discours de défaite au milieu de la nuit de l’élection, très élégant malgré un résultat aussi serré.
Sur le coup, il lui eût été difficile de jouer au Trump et de contester le score après les troublants incidents ayant émaillé les premiers jours de vote anticipé à Séoul, Jeju, ou encore dans la région de Gyeonggi. Le président Moon et la controversée responsable de la commission des élections Noh Jeong-hee ont bien présenté des excuses, mais ces faillites dans l’intégrité de l’élection ont clairement fait tâche et rappelé de mauvais souvenirs à la Corée. Une courte victoire de Lee aurait même pu mener à une très délicate crise de légitimité.
Le Parti Démocrate a surtout réussi à limiter la casse grâce à une forte mobilisation les derniers jours en réaction au ralliement de Ahn à Yoon. Le camp adverse a cru l’affaire déjà pliée, ayant d’autant plus de mal à se motiver pour son candidat par défaut.
Yoon Seok-youl a malgré tout atteint son objectif. Ce n’était pas de devenir président, mais avant tout d’enlever la présidence au parti qui contrôlait tous les pouvoirs. Et au passage d’éviter qu’un personnage à l’honnêteté pour le moins douteuse accède à la fonction suprême et à une totale impunité.

Les réformes controversées de Moon Jae-in

Pour comprendre pourquoi ce procureur s’est lancé malgré lui dans l’arène politique pour briguer le pire des jobs possibles – les anciens présidents coréens finissent souvent derrière les barreaux -, il faut revenir six ans en arrière.
Nous sommes en 2016 et le pays entier est dans la rue pour demander le départ de la présidente Park Geun-hye. Avec 6 % d’opinions favorables, la fille du dictateur Park Chung-hee est engluée dans de vastes scandales et finira par être destituée en décembre. Le monde découvre avec admiration la vitalité de la démocratie sud-coréenne, avec ses citoyens obtenant sans violence le départ de leur chef d’État dans le total respect des institutions. Mais sitôt la campagne présidentielle lancée, les clivages habituels reviennent détruire cet admirable moment de grâce et d’unité.
Face à des conservateurs cramponnés à la présidente déchue, Moon Jae-in l’emporte largement aux présidentielles de 2017. Son mandat est clair : rassembler la nation. Mais il va avant tout mener des réformes économiques radicales aux effets désastreux. Augmenter les salaires minimums et les heures supplémentaires partait d’un bon sentiment, mais la hausse est trop forte et trop rapide pour les petits commerçants qui doivent supprimer des emplois et fermer plus tôt le soir, avant même que la pandémie ne vienne s’ajouter au marasme.
Les réformes de l’immobilier, elles, partaient réellement d’un mauvais sentiment : l’idéologue en charge des mesures avait même publié un livre arguant qu’il fallait éviter aux classes populaires de devenir propriétaires parce qu’elles avaient alors tendance à voter conservateur. C’était déjà lui qui avait frappé pendant l’administration de Roh Moo-hyun avec les mêmes effets : plus d’un tiers d’augmentation des prix pendant le mandat dans les deux cas, soit deux à trois fois plus que sous les autres présidents. Acheter une première demeure est devenu prohibitif, particulièrement à Séoul, ce qui explique le relativement bon score de Yoon parmi les trentenaires et dans la capitale.
*Dans un contraste saisissant avec 2020, où toutes les précautions avaient été prises pour éviter les contagions pendant le vote, le gouvernement a ouvert les vannes en 2022 pour mettre un électorat hostile de bonne humeur en lui évitant les tracas de la pandémie : mise sur pause de la campagne de rappel de vaccination, arrêt des tests et suivis systématiques, arrêt de la publication quotidienne d’indicateurs clés, diminution progressive des restrictions pendant les semaines et les jours précédent le vote, alors même que tous les indicateurs viraient au rouge – nombre record de cas, hospitalisations et morts en hausse… Aujourd’hui, tous les records continuent à être battus, et le pic n’est pas encore atteint.
En chute dans les sondages, Moon Jae-in peut s’attendre à une lourde défaite aux législatives de 2020. Mais il concocte une réforme électorale controversée, puis l’élection se transforme en plébiscite sur la gestion de la pandémie, particulièrement réussie après un pic bien maîtrisé à Daegu. Si la presse internationale louera l’organisation de ces élections, elle en critiquera la tenue dans un contexte faussant autant le débat.*
Le gouvernement va exploiter sa majorité écrasante pour réformer profondément la justice. C’était bien au programme, mais la nature de ces réformes ira totalement à l’inverse de l’esprit de 2016 et des idéaux démocratiques supposés animer le parti.

Un candidat d’opposition créé par le parti au pouvoir

Ce ne sont certainement pas les réformes envisagées en 2019, lorsque Moon Jae-in choisit son Eliot Ness pour les mener à la tête des procureurs : un certain Yoon Seok-youl.
Yoon est alors une icône de la gauche, le symbole de la résistance aux abus des présidents conservateurs. Déjà, encore étudiant en droit pendant la dictature, il avait eu le culot de mener un procès symbolique de Chun Doo-hwan. En 2013, il avait été suspendu et muté pour avoir refuser de plier aux pressions du gouvernement alors qu’il enquêtait sur l’intervention illégale des services secrets de Lee Myung-bak pour aider Park Geun-hye dans sa campagne victorieuse de 2012. Plus tard, il avait rejoint l’équipe ayant mené à la destitution de cette dernière.
Fidèle à ses principes, Yoon a refusé de céder lorsque Moon lui a ordonné d’arrêter d’enquêter sur la corruption de membres de son administration, puis d’accepter la mise en œuvre de ses réformes controversées de la justice. À commencer par ce Bureau d’Investigation de la Corruption des Hauts Fonctionnaires qui supprime de facto la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire : la Maison Bleue décide désormais si une enquête peut être menée sur ses propres membres… ou sur le candidat Lee Jae-myung, ce qui explique sa miraculeuse impunité pendant la campagne.
La résistance de Yoon au harcèlement du pouvoir – intimidations, enquêtes judiciaires, campagnes calomnieuses, mutation des membres de son équipe, et même agression physique… – l’ont progressivement transformé en martyr et en idole des conservateurs. Même si les fidèles de Park Geun-hye ne lui ont jamais pardonné.
Pour pousser cet agenda controversé, le parti au pouvoir fait bloc, quitte à décevoir les modérés en son sein qui ne reconnaissent plus le parti de Roh Moo-hyun, l’ancien président au sens profond de la justice qui s’était suicidé après avoir été harcelé par Woo Byung-woo, un procureur qui finira en prison avec Park Geun-hye. Woo Byung-woo, le symbole de la corruption du système judiciaire coréen, celui qui rendait la réforme indispensable. Moon avait été élu pour éviter que cela ne se reproduise, par pour reproduire les mêmes abus.
Cette trahison explique la motivation ultime de Yoon Seok-youl, qui tiendra le choc à son poste jusqu’à la dernière limite possible pour pouvoir se présenter comme candidat.

Avancer par le centre

Aujourd’hui, le voilà dans la position de Moon Jae-in. Élu pour réunifier la Corée du Sud avec elle-même. Elu pour restaurer les principes fondamentaux de la démocratie, pour défendre la constitution et son esprit. Élu avec une minorité parlementaire. Élu avec statistiquement de bonnes chances d’être poursuivi à la fin de son mandat, si ce n’est avant. Des élus de la majorité ont en effet déjà promis de lancer une procédure de destitution à son encontre pour des déclarations de campagne – qui au passage ne peuvent servir de prétexte à une telle procédure puisqu’il n’était pas encore président.
À l’inverse de Moon, Yoon choisit d’avancer par le centre, en s’ouvrant aux modérés de tous bords. Il a choisi Ahn Cheol-soo pour diriger son équipe de transition, et envisage même de conserver le Premier ministre de Moon pour éviter une procédure compliquée de confirmation en assemblée.
Yoon sera naturellement testé sur les questions internationales dans un contexte pour le moins explosif. L’invasion de l’Ukraine l’a conforté dans ses prises de positions très en faveur de l’alliance avec les Américains, qui voient d’un très bon oeil son arrivée au pouvoir – Joe Biden l’a d’ailleurs félicité dès qu’un média l’a donné vainqueur, sans attendre les discours de victoire et de défaite. Nettement moins conciliant que son prédécesseur avec la Corée du Nord et encore plus distant vis-à-vis de la Chine, Yoon s’avère en revanche plus chaleureux envers le Japon. S’il a déjà prouvé qu’il savait tenir droit dans ses bottes, le novice va devoir se montrer fin diplomate sur la scène internationale comme à domicile.
Pour la Corée, je lui souhaite de réussir. Mais cela ne sera clairement pas possible sur la seule plateforme du PPP. Yoon ne pourra réussir qu’au-delà des partis, des partitions et des compartimentations. Et certainement pas en conservant Lee Jun-seok et les anti-féministes. L’heure n’est surtout plus aux idéologies dépassées et aux antagonismes mais au pragmatisme, à l’inclusion de toutes les forces positives de la nation. Et elles sont nombreuses, de tous horizons et de toutes sensibilités politiques. Yoon a le droit d’échouer, mais le devoir d’essayer, et par-dessus tout l’obligation de ne pas trahir sur l’essentiel.
Par Stéphane Mot

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A propos de l'auteur
Auteur et concepteur né à Paris et basé à Séoul. Observateur de la société coréenne depuis un quart de siècle, cet expert en stratégie et innovation a survécu à trois start-ups avant de participer à la création de Cegetel et de piloter la veille stratégique de SFR. Fondateur de nombreux blogs dont SeoulVillage.com, il est également auteur de fictions et passionné d'urbanisme.