Politique
Entretien

George Cunningham : "En Afghanistan, le règne actuel des talibans ne garantit aucune stabilité"

Des soldats talibans patrouillent dans les rues de Kaboul, le 19 août 2021. (Source : Forbes)
Des soldats talibans patrouillent dans les rues de Kaboul, le 19 août 2021. (Source : Forbes)
George Cunningham était numéro deux de l’ambassade de l’Union européenne à un moment clé de l’histoire contemporaine de l’Afghanistan : quelque dix-huit mois avant le départ de l’armée américaine. À ce titre, il a été un observateur privilégié des transformations sociales, politiques et économiques de ce pays qui se retrouve aujourd’hui plongé dans une grande incertitude sur son avenir avec la prise du pouvoir par les talibans. Asialyst l’a rencontré.

Entretien

George Cunningham a pris sa retraite de l’action extérieure européenne en juillet 2021. Il était conseiller pour les Affaires stratégiques en Asie-Pacifique pour l’UE. Il était également responsable du programme Strategy for Cooperation in Indo-Pacific. Avant cela, il était un responsable officiel de l’ASEM (Asia-Europe Meeting) et gouverneur pour l’Union européenne de l’Asia-Europe Foundation.

George Cunningham a précédemment servi comme ambassadeur adjoint de l’Union européenne en Afghanistan (2016-2018), chef adjoint du département de l’UE pour la Chine, Hong Kong, Macao, Taïwan et la Mongolie (2012-2016), chargé d’affaires à la délégation européenne en Nouvelle-Zélande (2007-2012) et coordinateur pour les relations commerciales entre l’Union européenne et les États-Unis. Il a également été le chef des affaires publiques et conseiller politique de la délégation de l’Union européenne aux Nations Unies à New York (2000-2003).

Il a travaillé pendant trente ans pour l’Union européenne dans les domaines de la politique étrangère, en particulier dans les secteurs de la politique sécuritaire, la diplomatie et le commerce. George Cunningham est en outre président des Libéraux-démocrates à l’étranger (LibDem).

George Cunningham lorsqu'il était ambassadeur adjoint de l'Union européenne en Afghanistan, entre 2016 et 2018. (Copyright : George Cunningham)
George Cunningham lorsqu'il était ambassadeur adjoint de l'Union européenne en Afghanistan, entre 2016 et 2018. (Copyright : George Cunningham)
Quelle est votre impression de l’Afghanistan aujourd’hui avec les Talibans au pouvoir à la lumière de votre expérience d’ambassadeur adjoint de l’UE à Kaboul ?
George Cunningham : J’ai été ambassadeur adjoint de l’Union européenne en Afghanistan. Pendant cette période, j’ai été témoin de progrès, lents mais réels, réalisés dans le développement de la société civile, de l’État de droit, ceci au moins dans les villes. En dépit d’une corruption endémique, des élections loin d’être parfaites y compris dans bien des régions rurales du pays qui sous le règne des talibans n’allaient nulle part. Il y avait là les racines d’une société moderne en train de gagner de l’ampleur dans les zones urbaines.
L’une des ironies de l’histoire est que la guerre avait favorisé l’économie. Lorsque les forces militaires américaines ont commencé à se retirer d’Afghanistan, la pauvreté s’est mise à grimper en flèche. Lorsque moi-même, je suis arrivé à Kaboul en 2016, 55 % de la population afghane vivait sous le seuil de pauvreté, soit avec moins de 2 dollars par jour. Aujourd’hui, si l’on se réfère aux chiffres du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), cette proportion va grimper à 97 % d’ici le milieu de cette année, à moins que les crises politique et économique du pays trouvent enfin une solution. La communauté internationale étant partie, la population afghane ne peut survivre sans une aide étrangère. Les talibans ont bien compris qu’ils ne sont pas en mesure d’améliorer de façon significative la vie des Afghans sans un soutien international.
L’Afghanistan n’a jamais été un véritable pays unifié mais plutôt une entité faite de plusieurs identités, de structures politiques différentes. Est-ce une explication aux problèmes que rencontre ce pays aujourd’hui ?
Le pays a toujours été fragmenté et tribal. Cependant, déjà au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Afghanistan possédait de nombreux rudiments d’un État moderne sous le règne de Zahir Shah qui avait mis en selle un parlement et autorisé une presse indépendante. L’Afghanistan est resté un endroit sûr jusqu’à l’invasion soviétique en 1979. Lorsque les États-Unis ont réussi à chasser les talibans en 2001, la communauté internationale s’est chargée de prendre en main la destinée du pays. Mais elle n’avait pas réalisé l’ampleur de la tâche à long terme. Elle est restée dans le pays pendant vingt ans mais mon impression est qu’il aurait fallu au moins deux à trois générations pour qu’une nouvelle société puisse vraiment prendre racine. Vingt ans ne suffisait pas. Beaucoup de ceux qui étaient au gouvernement et membres des talibans il y a vingt ans sont encore là aujourd’hui.
Comment voyez-vous l’avenir de l’Afghanistan dans les années à venir ? Il n’existe plus guère, semble-t-il, d’alternative à la situation présente…
Cela dépend si les nombreuses factions des talibans demeurent unies ou si elles se fragmentent davantage. Leur désir est certainement de créer une armée de 100 000 hommes avec leurs combattants. Or qui va payer pour cela ? Si les talibans s’engagent dans une libéralisation excessive de la société, de nombreux combattants vont décider de rejoindre l’État islamique. Le règne des talibans tel qu’il est aujourd’hui ne représente aucune garantie de stabilité. Lors d’un briefing au Conseil de sécurité de l’ONU en janvier dernier, la Mission d’assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA) avait demandé que l’aide étrangère d’un milliard de dollars en 2021 soit complétée par une aide de 4,4 milliards de dollars pour financer l’assistance humanitaire pour l’année 2022. Cette somme est à peu près équivalente à celle que la communauté internationale a dépensé pour la totalité du budget du gouvernement afghan pour une année. Mais cette aide ne peut pas continuer avec tant de défis auxquels le monde est confronté à l’heure actuelle.
Les gouvernements étrangers devraient-ils reconnaître le régime taliban ? Dans ce cas, quelles en seraient les conditions ?
La prise de contrôle de l’Afghanistan par les talibans s’est faite par la force militaire. Ils ont aboli le Parlement. Ils n’ont aucune légitimité devant le peuple afghan. Quelles sont les exigences de la communauté internationale ? Les talibans doivent former un gouvernement inclusif, gouverner avec tolérance ; reconnaître et protéger les droits des femmes et des minorités ethniques et permettre leur participation à la vie des Afghans ; ne pas offrir de refuge aux terroristes internationaux et, enfin, amnistier et permettre le départ dans des conditions sûres à tous ceux qui soit veulent rester soit quitter le pays. L’ancien président Karzai a donné récemment une interview télévisée dans laquelle il lançait un appel aux talibans pour que ces derniers forment un gouvernement inclusif en mesure de servir tous les Afghans.
Les talibans ont un besoin vital de la reconnaissance internationale et d’avoir accès aux fonds gelés de l’ancien gouvernement, de même qu’un accès au système bancaire international. Voici pourquoi ils n’ont d’autre solution que d’écouter ce que leur dit le monde extérieur. Les talibans se sont rendus à Oslo et Genève et doivent se rendre bientôt à Londres. Ils doivent aussi poursuivre leur dialogue à Doha.
Cependant, l’administration Biden a décidé de geler 7 milliards de dollars d’actifs détenus par la banque centrale afghane en les divisant en deux enveloppes. L’une de 3,5 milliards de dollars pour les familles des victimes des attentats du 11-Septembre contre les tours jumelles à New York et 3,5 milliards de dollars qui seraient transférés à un fond pour apporter une assistance humanitaire aux Afghans. Cette décision unilatérale des États-Unis porte bien sûr préjudice à la marge de manœuvre dont dispose la communauté internationale. Le peuple afghan qui est aujourd’hui dans le besoin n’est pas responsable des actes des talibans qui visaient à soutenir al-Qaïda. Nous devons maintenir en vie ceux qui vivent aujourd’hui en Afghanistan.
L’État islamique n’est-il pas bien pire que les talibans ? Dans cette optique, la communauté internationale n’aurait-elle pas toute légitimité à coopérer avec les talibans ?
Il règne actuellement une paix relative. Mais celle-ci résulte d’exécutions sommaires et de la peur. Il existait 24 organisations terroristes internationales dont on pense qu’elles opéraient en Afghanistan, pendant ma mission à Kaboul. Depuis la chute du gouvernement précédent, l’État islamique a étendu son influence à travers le pays. Un rapport récent de l’équipe des Nations Unies chargée des sanctions et qui surveille la présence d’al-Qaïda et de l’État islamique dans le pays et dans d’autres régions a estimé qu’il « n’existe pas de signaux récents attestant du fait que les talibans ont pris des mesures pour limiter les activités des combattants terroristes étrangers dans le pays ».
Les talibans sont-ils susceptibles d’honorer leur promesse de respecter les droits des femmes ?
Ce serait la preuve indiscutable que les talibans sont préparés à donner une chance à la moitié de la population du pays. La situation présente est terrible dans certains endroits mais aussi un peu fluide. Les talibans affirment que les filles pourront aller à l’école dans quatre provinces. Ils ont dit qu’ils allaient ouvrir les écoles à toutes les filles d’ici la fin du mois de mars. Nous verrons si cela se produit et si ce sera la cas partout, y compris dans les zones qui étaient auparavant déjà sous le contrôle des talibans. Il est bon que les quatre femmes afghanes arrêtées aient été libérées, bien que nous ne sachions pas comment elles ont été traitées. Mais d’autres ont été arrêtées, ce qui montre bien que les milices des talibans continuent de s’emparer des administrations locales.
Joe Biden avait-il d’autre choix que de quitter l’Afghanistan ?
Le chef de ce qui est encore la nation la plus puissante dans le monde a toujours le choix. La situation militaire en Afghanistan était dans l’impasse, avec de nombreuses victimes afghanes. Il était dit que les États-Unis voulaient retirer leurs forces de l’Afghanistan et du Moyen-Orient afin de se concentrer sur la Chine. Or le monde n’est pas aussi simple que cela. D’une certaine manière, le retrait a un impact dans d’autres endroits de la planète. Il peut avoir un effet déstabilisateur et même destructeur ailleurs. Il y a aussi là une question de crédibilité pour les États-Unis. La vitesse avec laquelle ils se sont retirés n’était pas celle souhaitée par leurs alliés qui avaient, eux aussi, un grand nombre de soldats sur le terrain. Tout cela a conduit à perdre les efforts entrepris depuis vingt ans.
Comment évaluez-vous les conséquences de ce retrait américain sur les relations des États-Unis avec Taïwan face à la Chine ?
Nombreux sont ceux qui ont vu dans le retrait américain d’Afghanistan une continuation du retrait de l’ancien président Donald Trump du monde. Les commentateurs ont perçu ce retrait comme un signe inquiétant pour Taïwan. Mais s’il se produit une invasion de l’Ukraine et que les États-Unis font la preuve de leur détermination et de leur volonté de traiter leurs alliés en véritables partenaires, ce serait là un bon signe pour Taïwan. Ce sera là le véritable test.
Lorsqu’il a demandé aux troupes américaines de quitter l’Afghanistan, Joe Biden a dit qu’il n’est pas possible d’imposer la démocratie à une population qui ne la veut pas. Qu’en pensez-vous ?
C’est un fait qu’un parlement existait depuis 1931 en Afghanistan. La démocratie avait des racines, sans qu’il y ait eu alors une quelconque participation étrangère dans ce pays. Or bien que ce parlement présentait de nombreux dysfonctionnements, il représentait un large spectre d’opinions exprimées dans ce pays. Et voici que les talibans ont brutalement aboli le ministère chargé des Affaires parlementaires et ont dit clairement qu’ils ne voulaient pas de la démocratie. Car ils savent bien une chose : la moitié de la population (les femmes), si elle pouvait s’exprimer en démocratie, ne voterait pas pour les talibans, mais contre eux. Et au minimum, la moitié des hommes feraient pareil, ce qui voudrait dire que les talibans n’auraient aucune possibilité de rester au pouvoir. C’est aussi simple que cela.
Propos recueillis par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).