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Retrait d’Afghanistan et AUKUS : après le choc, quelles leçons pour la France ?

Le président américain Joe Biden et son homologue français Emmanuel Macron, lors du sommet du G7 au Royaume-Uni, le 1é juin à Carbis Bay dans les Cornouailles. (Source : Libre Belgique)
Le président américain Joe Biden et son homologue français Emmanuel Macron, lors du sommet du G7 au Royaume-Uni, le 1é juin à Carbis Bay dans les Cornouailles. (Source : Libre Belgique)
L’analyse des fiascos afghan et australien est encore indispensable. Dans les années à venir, les deux sujets vont continuer à peser sur les affaires géopolitiques asiatiques. Mais cette analyse ne serait pas complète sans prendre de la distance vis-à-vis de la France. Il est facile, de Paris, de s’offusquer de « l’abandon » des femmes afghanes, ou de la « trahison » des Anglo-Saxons. Mais au-delà de l’approche émotionnelle, quelles sont les leçons à tirer pour la France ?
À en croire les médias français, Paris a subi deux « chocs » en deux mois : en août, la chute de Kaboul et le retour des Taliban au pouvoir ; en septembre, l’émergence d’une alliance sécuritaire, l’AUKUS, qui a signifié, de fait, une certaine humiliation de la France dans l’Indo-Pacifique, et la perte d’un contrat très important avec l’Australie. Mais au-delà dudit « choc », du « coup [de poignard] dans le dos », du « coup de Trafalgar », quels sont pour Paris les enseignements de sa débâcle australienne et du retrait d’Afghanistan ?

Après la chute de Kaboul : bilan et leçons de la guerre d’Afghanistan

L’implication française en Afghanistan doit d’abord être vu sous l’angle militaire. Ne l’oublions pas à la lecture des critiques journalistiques et politiciennes des États-Unis sur le dossier afghan : Paris était engagé dans ce conflit, en soutien aux Américains – 89 soldats français sont morts en Afghanistan. Curieusement, un certain refus de transparence demeure sur le nombre de blessés, sur le nombre total de soldats français engagés sur place et sur le coût financier total de la guerre. Un rapport parlementaire a essayé de justifier cette situation pour le moins surprenante dans une démocratie pour que « l’ennemi ignore les faiblesses de son adversaire ». L’argument est faible, et offre le flanc à une accusation d’incompréhension de l’ennemi, et du rôle de la France dans une guerre d’abord américaine. En fin de compte, on sait que le total des militaires engagés a été de 60 000 à 70 000, et il y aurait eu à peu près 760 blessés, dont certains invalides à vie.
De 2001 à 2013, cette intervention a coûté au moins 3,5 milliards d’euros aux contribuables. Mais en réalité, la note est bien plus salée : en suivant les méthodes américaines pour chiffrer le coût réel d’une intervention extérieure (remboursement d’emprunts, frais médicaux, etc.), le coût s’évalue entre 8 et 10 milliards d’euros. À titre de comparaison, c’est l’équivalent de la somme qui a dû être débloquée pour « l’état d’urgence économique et sociale » annoncé par le président Macron lors de son allocution du 10 décembre 2018, pour répondre à la crise des « Gilets jaunes ».
C’est tout de même cher payé pour une intervention militaire dans laquelle la France n’a pas eu un impact déterminant, si ce n’est montrer sa solidarité aux États-Unis dans la lutte contre le jihadisme transnational. Solidarité qui aurait sans doute été plus utile, plus efficace et moins onéreuse avec une concentration sur la lutte anti-terroriste contre Al-Qaïda dans des régions du monde mieux maîtrisées par les services français.
L’aide apportée par la France au peuple afghan n’est pourtant pas à négliger. Les actions de Paris ont cherché à aider la reconstruction du pays et l’amélioration de la qualité de vie des Afghans. Qu’il s’agisse de son implication dans l’éducation, de l’aide à l’agriculture (à la filière cotonnière, par exemple) ou à la formation des fonctionnaires de police (pour la lutte contre le trafic de drogues, notamment), la France n’a pas à rougir de son action. Mais ce soutien de bonne foi à l’Afghanistan post-2001 a souffert du même problème empêchant les Américains de gagner leur guerre : Paris n’a pas su, ou pas voulu, critiquer la corruption et la mauvaise gouvernance du précédent régime pro-occidental à Kaboul. C’était manifeste dans la Kapissa, une région dans laquelle la France s’est impliquée. Paris aurait fourni une aide de 61,5 millions d’euros pour des projets de développement aux districts de Tagab, de Nijrab, Alasay et Sorubi. Or sur cette somme, seulement moins de 10 millions seulement ont effectivement été dépensés pour aider la population locale.
Autre exemple de ce problème : l’hôpital de Nijrab, le plus important de la région avec une cinquantaine de lits, en partie financé par l’argent français. il a été très mal construit, avec des matériaux de mauvaise qualité pour réduire les coûts. Résultat : il tombait littéralement en ruines même avant la chute de Kaboul. Ainsi, comme les États-Unis, la France a dépensé des sommes exorbitantes pour des résultats minimes, par ignorance de la situation locale, ou, plus probablement, par manque de courage politique et diplomatique. À l’avenir, un tel engagement financier français devrait être associé à une surveillance accrue, afin que les sommes versées puissent effectivement aider la population locale, première victime de la mauvaise gouvernance du précédent gouvernement.
En plus de résultats insatisfaisants, l’intervention militaire française a trop souvent été, dans le débat public, dominée par le manque d’informations solides ou par l’émotion. Une étude reste à faire sur « l’orientalisme 2.0 » qui s’est développé autour de ce pays, spécifiquement en France, entre la quasi-déification d’Ahmad Shah Massoud et une vision simpliste de l’Afghanistan et du Pakistan, ne prenant pas en compte l’Histoire et les tensions géopolitiques régionales, ou encore les évolutions de ces vingt dernières années. Toute approche équilibrée, refusant le manichéisme, a été rejetée à partir d’expériences personnelles plus ou moins valables, ou d’une reprise sélective de productions anglo-saxonnes mal maîtrisées.
Cette vision manichéenne et simpliste de la question afghane permet à certains, à Paris, de critiquer vertement l’administration Biden pour son retrait d’Afghanistan. Des critiques profondément injustes et d’ailleurs inaudibles aux États-Unis. Pour certains analystes américains, la guerre de Libye a prouvé que la France pouvait frapper militairement et soumettre un régime qu’elle réprouve. Si Paris, Berlin, l’ensemble des Européens, sont vraiment choqués par « l’abandon » américain de l’Afghanistan, les pays membres de l’UE ont, ensemble, la capacité de remplacer, économiquement, et même, dans une certaine mesure, militairement les Américains, théoriquement. Bien sûr, cette réponse américaine aux critiques de certains Français et Européens est un rappel très clair d’un fait simple : ne peuvent critiquer que ceux qui peuvent mieux faire. Or l’Europe n’a pas de capacité militaire autonome. Pire, une analyse transatlantique, qui se retrouve aux États-Unis mais aussi en Europe, affirme que même s’ils étaient mis dos au mur, les Européens seraient bien incapables de monter une défense européenne autonome.
Au moins autant que l’affaire australienne, la question afghane rappelle aux Français et aux Européens qu’ils vont devoir dépasser ce fatalisme s’ils veulent être pris au sérieux à l’international. Que les Européens à l’intérieur de l’OTAN soient projetés dans un théâtre d’opération extérieur comme auxiliaires, mais qu’ils soient incapables de se coordonner ensemble pour se défendre eux-mêmes, les discrédite à l’international. Surtout avec une institution comme l’UE supposé les unir. En Afghanistan, des Européens mieux coordonnés, moins suivistes, plus sérieux dans l’allocation de leurs moyens, auraient certainement été plus efficaces dans l’aide apportée aux Afghans. En fait, l’idée d’une défense européenne au moins mieux coordonnée, d’une action visant à ce que les Européens soient capables de se défendre eux-mêmes et de projeter leurs moyens militaires efficacement à l’international, demandent avant tout une certaine volonté politique. Les arguments faisant des Européens des éternels mineurs sécuritaires, ayant besoin des Américains (car c’est ce que cela signifie, affirmer qu’une défense européenne commune est impossible), sont en fait bien plus faibles qu’on ne le pense. Les Européens, dans les mois à venir, devraient notamment penser leur « capacité de commandement politico-stratégique » et leur capacité d’intervention commune. D’ailleurs, les Américains eux-mêmes appellent de leurs vœux des Européens capables de se prendre en main en matière de défense.
Entre la présidence française de l’Union européenne et l’élection présidentielle d’avril, on peut raisonnablement attendre qu’une grande impulsion dans ce domaine vienne de la France, le pays qui réclame le plus cette fameuse « autonomie » européenne, et qui affirme le désir d’avoir une politique internationale influente.

AUKUS : « coup dans le dos » ou échec de la « diplomatie de l’armement » ?

L’autre choc, à Paris, est lié à une évolution capitale dans la géopolitique asiatique : l’émergence d’un partenariat stratégique trilatéral entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie. Il s’agit sans conteste d’une alliance anti-chinoise solide, bien plus concrète que le Quad. Elle va permettre de fournir à l’Australie des sous-marins nucléaires, qui sont faits non seulement pour permettre une meilleure performance en termes de surveillance, mais aussi d’attaque, de destruction de navires ennemis. L’alliance va pousser à la coopération technologique entre les trois pays. Ce qui amènera le Pentagone à être plus actif dans la recherche et le développement, alors que l’institution a eu tendance à considérer que ses porte-avions et avions de chasse étaient suffisants pour assurer sa domination en Asie-Pacifique. Une approche en fait de plus en plus obsolète face à une armée chinoise très moderne. Elle devrait aussi permettre de renforcer la présence militaire américaine sur place. Avoir une capacité de dissuasion sur la Chine est associé à un objectif concret : couler la marine chinoise en 72 heures dans le cas d’une confrontation militaire entre Chinois et Américains. Par ce pacte, l’Amérique de Joe Biden affirme sa détermination à influencer fortement les évolutions futures dans l’Indo-Pacifique. Et elle fait clairement savoir à son propre camp que cette stratégie d’opposition à la montée en puissance de la Chine ne peut se faire que sous un leadership américain affirmé. C’est ce qui explique que pour obtenir une apparente victoire diplomatique, Londres s’est totalement aligné sur Washington en Asie.
À Paris, on s’est moins intéressé à Aukus en général que sur la perte d’un contrat de sous-marins avec l’Australie au profit des Anglo-Américains. Il est vrai que financièrement, côté français, le manque à gagner, en conséquence, est important. Le contrat, remporté en avril 2016 face à la compétition japonaise et allemande, était à l’origine de 31 milliards d’euros. Mais le coût véritable des sous-marins est vite monté à 51 milliards d’euros, et en ajoutant les coûts de maintenance dans le temps, à 90,1 milliards d’euros.
Le caractère émotionnel de la réaction française a pris par surprise Washington. Peut-être parce que les Américains n’ont pas pris en compte le fait que la politique française soit devenue, en partie, une « diplomatie de l’armement ». Pour des raisons évidentes : un tiers du chiffre d’affaires de l’industrie de la défense française dépend des exportations. Certains critiquent les compromis de Paris sur les valeurs ou le reniement de ses engagements internationaux. Bien sûr, ce type de compromis n’est pas étonnant quand on analyse les choses froidement : les exportations sont essentielles pour préserver les chaînes de production des matériels français, pour éviter de tomber sous la dépendance de compagnies étrangères dans ce domaine sensible.
Mais le « choc » australien devrait être l’occasion de se poser la question suivante : une politique étrangère se concentrant d’abord sur des ventes d’armes qui offrent aux clients un « partenariat stratégique » avec Paris pour tout contrat signé n’est-elle pas naturellement prompte à s’illusionner sur ses partenaires, et à être, à terme préjudiciable, pour les intérêts nationaux français, comme pour les intérêts de notre complexe militaro-industriel ?
Ainsi, la « diplomatie de l’armement », pourvoyeuse de nouveaux « partenaires stratégiques » pour Paris, va à l’encontre des intérêts français et européens sur le dossier afghan. Comme l’a rappelé le président Macron lui-même, dans son discours sur l’Afghanistan du 16 août dernier, une coopération franco-allemande devrait mettre en place des « coopérations avec les pays de transit et d’accueil [des réfugiés afghans] comme le Pakistan, la Turquie ou l’Iran ». Pierre Alonso, dans un article pour Libération, souligne pourtant avec raison que la France a fait le choix de faire de trois ennemis jurés de ces pays (l’Inde, la Grèce et l’Arabie Saoudite) des partenaires stratégiques parce qu’il s’agit de clients importants pour les industries d’armement français.
En fait, la situation est encore plus gênante que cela, car l’aide du Pakistan ou de l’Iran en particulier serait capitale pour des Français et des Européens souhaitant avoir une influence sur l’avenir de l’Afghanistan. Il est tout à faire légitime de voir la vente de Rafale à l’Inde ou aux Émirats arabes unis comme une bonne nouvelle. Mais si les performances de l’armement français sont suffisantes pour être compétitifs – comme pour le Rafale, aux capacités éprouvées lors d’interventions militaires françaises -, il ne devrait pas être nécessaire d’offrir le poids de la France comme État en cadeau en plus des armes vendues. D’autant que l’affaire australienne l’a prouvé : cela ne protège pas forcément le contrat à terme.
Certains penseront peut-être que le problème, ici, a été le fait que la diplomatie française, et la position européenne, ne sont pas assez dures contre Pékin. En effet, Paris et Berlin, comme les autres capitales européennes, voient aussi la Chine comme un partenaire économique et commercial intéressant. Mais quel serait l’intérêt d’avoir une industrie militaro-industrielle française si en fin de compte, Paris ne pourrait avoir aucune indépendance face aux États-Unis sur les grands dossiers géopolitiques ? Et il n’y aurait pas grand sens, économiquement, à sacrifier le reste de l’économie française à l’industrie de l’armement. D’autant plus que même dans le cas d’un alignement total, on voit mal les Américains avoir, parmi leurs priorités, la défense d’un complexe militaro-industriel français souvent en compétition avec le leur.
Le sentiment que la combinaison ventes d’armes et partenariat stratégique suffisait à protéger les intérêts de la France et de ses industries d’armement a sans doute amener à pécher par orgueil. Et donc à ne pas comprendre que depuis un moment, certains, à Canberra, soutenaient l’abandon du contrat avec les Français. Déjà en juin dernier, un tel désir était ouvertement exprimé derrière le langage diplomatique d’usage. Ainsi, face à un comité du Sénat australien, le ministre de la Défense Greg Moriarty affirmait qu’un certain nombre de problèmes, sur les 12 à 15 mois précédents, amenait le pouvoir australien a considéré toutes ses options, y compris un abandon du contrat français. Les spécialistes de l’Indo-Pacifique dans les institutions parisiennes auraient dû sonner l’alerte depuis longtemps.
Mais comme sur l’Afghanistan, un certain nombre de ces spécialistes semblent avoir été pris par surprise par une situation prévisible. Peut-être à cause d’une vision intellectuelle amenant à voir la géopolitique en termes de « valeurs », de « camps » bien définis, au lieu de prendre en compte les complexités de la réalité sur le terrain. Des rapports évoquaient le désir australien d’abandonner le contrat dès le début de l’année 2021. Il était clair qu’un certain nombre de forces s’opposaient au contrat français. Un manque de suivi des « signaux faibles » à Canberra, mais aussi une certaine méconnaissance de la diplomatie asiatique sous l’administration Biden, sur l’évolution de la situation géopolitique australienne, et de la situation, en général dans l’Indo-Pacifique, explique la surprise qui a dominé à Paris. En bref, « coup de poignard », certes, du point de vue français, mais « dans le dos », pas vraiment. Exactement comme sur l’Afghanistan, il serait dangereux que le débat en France en reste à l’émotion, et évite ainsi d’effectuer le travail essentiel de retour d’expérience. Ce qui suppose aussi une saine critique, mettant en avant les erreurs commises à Paris.
Par contre, refuser les dérives de la « diplomatie de l’armement » ne signifie pas arrêter de soutenir les industries d’armement. Car il est clair que ce qui s’est passé en Australie est à placer dans un contexte de ciblage de l’industrie de défense française par les Américains. Dans ce domaine, Français et Américains ne sont pas alliés, mais dans une farouche compétition. Or la confusion entre commerce et orientation diplomatique n’aide pas vraiment à défendre les intérêts de la nation comme de l’industrie.

Mettre de côté l’Indo-Pacifique pour l’environnement régional afghan ?

Cependant, une fois la colère passée, que peut faire la France après le fiasco australien ? Si Paris continue à suivre une logique d’opposition à la montée en puissance de la Chine dans son implication indo-pacifique, la France sera de toute façon alignée sur l’alliance anglo-saxonne. Il n’y a qu’à Paris, dans quelques cercles limités, qu’on imagine que les partenariats stratégiques avec le Japon, l’Australie, l’Inde, visent à ne pas s’aligner sur les États-Unis. À Tokyo, à New Delhi, à Canberra, on a vu un État occidental désigner le même ennemi principal que les Américains, tenir un discours similaire aux Américains, et mettre en avant une politique asiatique servant leurs propres intérêts régionaux, ces pays étant gênés par la montée en puissance de la Chine. Pour ces capitales, cela signifiait tout simplement que Paris, suivant Washington, soutenait le camp s’opposant à la nouvelle puissance chinoise. Les partisans d’une subtile autonomie « non indépendante », alignée sans l’être sur l’approche américaine, ont commis, hélas, une erreur commune à Paris : ne pas prendre en compte le point de vue dominant, et non diplomatique, des autres pays concernés.
Il ne s’agit pas de dire que la France ne devrait pas avoir de politique indo-pacifique. Mais on peut aussi considérer que la capacité de la France d’envoyer un sous-marin nucléaire d’attaque à 15 000 km des côtes métropolitaines est un exploit plutôt dérisoire alors que le même pays n’a pas réussi à liquider le problème jihadiste au Sahel. Pendant que Paris s’inquiète de sa capacité d’influence en Asie-Pacifique, le Premier ministre malien, à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies, dénonce le choix de la France de retirer unilatéralement la force Barkhane.
Par ailleurs,après le retrait d’Afghanistan, l’administration Biden est tentée de se désengager de la question syrienne, et peut-être même de réduire sa présence au Proche-Orient. Préserver la liberté de navigation en mer de Chine méridionale peut certes sembler important en théorie, mais la stabilité de l’Irak, et avoir la possibilité de peser positivement sur la question syrienne, sur la stabilité du Proche-Orient en général, est autrement plus concret, autrement plus important vu d’Europe, vu de France. Avec Joe Biden et l’alliance anglo-saxonne dans l’Indo-Pacifique, les États-Unis ont vraiment fait leur « pivot » vers l’Asie, diplomatie qui va dans le sens spécifique des intérêts américains. Français et Européens devraient s’en inspirer, non pour la copier, mais pour également se tourner en priorité dans une zone liée aux intérêts nationaux les plus pressants pour eux. Ce qui voudrait dire, pour Paris et Bruxelles, de se concentrer, plutôt, sur un pivot « afro-méditerranéen ». Pivot qui devra s’accompagner forcément d’une coopération européenne renforcée sur les questions de sécurité et de défense.
Un pivot asiatique serait également possible. Mais pas vers la mer, plutôt vers l’intérieur des terres, dans l’environnement régional afghan. Car c’est dans cette zone que se profile des problèmes spécifiques pour les Européens, bien plus que pour les Américains. On a vu par le passé que le désespoir de la population afghane pouvait aider à nourrir une crise migratoire qui n’a jamais eu de fin ou ni trouvé de solution satisfaisante. On s’opposera ici respectueusement à celles et ceux qui disent que cette migration n’est pas aussi importante qu’on le pense. La crise économique et humanitaire qui menace en Afghanistan pourrait provoquer un nombre important de départs, par désespoir. Or l’Iran et le Pakistan, les refuges historiques des exilés afghans, n’auront pas forcément les moyens d’accueillir une nouvelle vague, à cause de leur propre situation économique et de l’impact du Covid-19. Pour éviter à l’ensemble de l’UE une crise migratoire renforcé, il va falloir coopérer fortement avec Téhéran et Islamabad, et empêcher l’Afghanistan de sombrer dans une crise économique et humanitaire tournant à la guerre civile.
Un autre dossier incontournable, pour les Français comme pour tous les Européens sera le problème représenté par le trafic de drogues. Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, sur le flux annuel de 430 à 450 de tonnes d’héroïne sur le marché international, 375 tonnes viennent de l’Afghanistan seul. Les deux grands marchés pour ce poison afghan sont la Russie et l’Europe occidentale. Avec un impact non négligeable sur la France en particulier, où se trouvent 150 000 héroïnomanes. Ce trafic renforce des groupes criminels, mais aussi nourrit le terrorisme bien au-delà de ses frontières : il est devenu une source d’inquiétude en Afrique de l’Est, sa nouvelle plaque tournante depuis que la guerre en Syrie et une politique turque efficace ont rendu la route dite des Balkans plus difficile. On se rend compte notamment que les groupes terroristes shebabs en Somalie recrutent et se financent grâce à l’héroïne afghane. On est encore face aux conséquences de l’idéologie la plus déconnectée des réalités, quand on voit des élites parisiennes s’émouvoir – à raison – de la situation des femmes à Kaboul – oubliant les femmes des milieux ruraux afghans, dont le sort difficile avant l’arrivée des Taliban ne semblent pas les avoir bouleverser -, mais n’avoir aucun intérêt pour les familles des quartiers populaires français détruites par le trafic de drogues venant d’Afghanistan. Au moins à cause de ce problème bien réel et du danger représenté par sa capacité de financement du terrorisme, Français et Européens devraient faire de la lutte anti-drogues une priorité dans une nouvelle politique afghane.
Enfin, le dossier afghan reste essentiel tant qu’il reste un pays potentiellement déstabilisateur de son environnement régional, notamment à cause des groupes terroristes, jihadistes qui s’y trouvent. Ce pays a encore sur son territoire l’État Islamique – Wilayat Khorasan, le TTP anti-pakistanais, sans oublier les jihadistes centrasiatiques. Toute action terroriste prolongée dans cet environnement régional, de la part de groupes capables de fomenter des insurrections, aura des conséquences sécuritaires et migratoires qui pèseront, à un moment ou un autre, sur les intérêts français et européens. Cela devrait être une source d’inquiétude réelle à Paris, Berlin et Bruxelles.
L’avantage d’une telle réorientation, c’est qu’elle ne brouillerait la France avec personne. En fait, elle pourrait même aider à construire sur des bases plus saines les relations franco-américaines. Washington ne pourra voir que d’un bon œil un pays ami se charger de dossiers également importants, mais non prioritaires, pour des États-Unis concentrés sur l’Asie-Pacifique ; les autres Européens pourraient être naturellement motivés par une réorientation prenant vraiment en compte des intérêts d’abord européens. La Russie pourrait être un allié naturel dans la lutte contre le trafic de drogues venant d’Afghanistan. La Chine, quant à elle, serait, dans cette réorientation, un partenaire sur ce dossier précis : Pékin a besoin de stabilité en Afghanistan pour préserver ses intérêts au Pakistan et en Asie centrale.
Mais comme dans le besoin de retour d’expérience, de priorité des intérêts nationaux sur les intérêts du complexe militaro-industriel français (même si ces derniers ne sont pas à négliger), de constitution d’une capacité de défense européenne, cette proposition de prise en compte des intérêts français et européens, avant tout, en Asie, dépendra d’une volonté politique réelle. Sans un exécutif prêt à agir, à bousculer les habitudes, à refuser les défaitismes, les affaires afghane et australienne ne seront qu’un avant-goût d’autres déceptions françaises dans les années à venir, en Asie et ailleurs.
Par Didier Chaudet

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.