Société
Témoignage

"Dix jours à Xi'an" par Jiang Xue (2/4) : quand le confinement crée la pénurie

Distribution alimentaire dans une résidence de Xi'an en plein confinement, le 3 janvier 2022. (Source : CP24)
Distribution alimentaire dans une résidence de Xi'an en plein confinement, le 3 janvier 2022. (Source : CP24)
Que s’est-il passé à Xi’an ? Du 22 décembre au 24 janvier, face à la vague Omicron, les 13 millions d’habitants de la métropole du Shaanxi, au nord-ouest de la Chine, ont connu un strict confinement, deux ans après Wuhan. Jiang Xue, journaliste indépendante basée dans cette ancienne capitale impériale, a livré début janvier un témoignage fort sur les réseaux sociaux, rapidement supprimé par la censure. Asialyst le restitue en français, en quatre épisodes. Après le premier jour catastrophique du confinement (à lire ici), voici la deuxième partie : comment acheter à manger ?

Comment le marché survit

Au début du confinement, tout semblait encore tenable. Les épiceries à l’entrée des résidences, les étals de fruits et légumes, étaient parvenus à rester ouverts clandestinement, tant bien que mal. Si la plupart des habitants de Xi’an avaient cessé de se déplacer, ils parvenaient encore chaque jour à s’approvisionner en denrées de base. Seulement, tout se déroulait au ralenti.
Dans ma résidence, des tests PCR avaient lieu dans la cour tous les deux jours. En dépit de l’interdiction d’aller et venue, le syndic délivrait des « attestations de sortie » sur une petite feuille volante. « Une personne par foyer est autorisée à sortir une fois tous les deux jours pour faire ses courses. » Ainsi en allait-il des règles du confinement, nous disait-on.
Je n’avais aucun besoin de sortir pour faire des provisions. Non seulement j’avais encore des réserves, mais l’échoppe à l’entrée de ma résidence n’avait pas fermé. Agile, la patronne notait les besoins de tout un chacun de l’autre côté de la grille : huile, légumes ou féculents, elle trouvait les produits et savaient les acheminer. Le 25 décembre, il neigeait. Un camion qui vendait des légumes s’était garé à l’entrée. Ses produits étaient bien frais : il y avait même de la viande. Une file de voisins s’était formée. Une femme était repartie avec un énorme bouquet de fleurs fraîches qu’elle avait réservé, sous le regard ébahi de la foule.
Qui pouvait imaginer qu’à peine deux jours plus tard, les habitants de Xi’an auraient toutes les peines du monde à acheter des légumes sur internet ? À une époque de surabondance, où chacun pensait plutôt à faire un régime, trouver à manger allait soudain devenir compliqué.
*Allusion à un fait divers qui a ému l’opinion chinoise début décembre : une institutrice de 27 ans, enceinte de quatre mois, a été emmenée de force par les autorités locales dans un hôpital psychiatrique pour y suivre des traitements. Elle a prévenu ses amis sur les réseaux sociaux que les policiers venus la chercher l’accusaient de dépasser les limites dans ses commentaires en ligne. Elle avait récemment pris contact avec un enseignant de Shanghai qui s’était fait attaqué sur le Net puis licencié après avoir suggéré un décompte plus rigoureux de la part des autorités des victimes du massacre de Nankin en 1937. Ses amis avaient diffusé les captures d’écran de ses messages sur la Toile suscitant une vague de soutien massive auprès des internautes.
Dimanche 26 décembre, quatre jour après la fermeture de la ville. En lisant les informations sur internet, tout le monde se réjouissait que Li Tiantian, l’institutrice de Xiangxi dans le Hunan, qui avait retenu l’attention ces derniers temps, eut été autorisée à rentrer chez elle*. En même temps que je me réjouissais pour Tiantian, je pensais à un jeune ami avocat. Sa femme espérait qu’il pourrait lui aussi rentrer à la maison, et tentait de se faire entendre sur la Toile. Mais sa voix était bien trop faible.
À cette idée, mon cœur se serra. Je décidai donc d’aller faire un tour en prétendant faire mes courses.
Je pris « l’attestation » et sortis. Je décrochai un vélo partagé dans la rue couverte d’une neige immaculée, profitant d’une liberté devenue rare. Dans les grandes artères, les autobus poursuivaient leur ballet, mais sans personne à bord. Sur le banc d’une station s’était même allongé un sans-logis. De temps à autre, l’ombre d’un livreur se distinguait sur les avenues.
Les voitures de police n’étaient pas rares. En dix minutes, j’en croisai quatre ou cinq.
Là où j’allais régulièrement acheter mes légumes à l’entrée de la résidence Zhaicun, les commerçants s’étaient claquemurés dans des planches de contreplaqué. Sur ces planches étaient collés en tous sens de nombreux bouts de papier avec des numéros de téléphone pour acheter « condiments », « piment », « tofu blanc » ou « porc local ». Debout derrière les planches, deux hommes donnaient la marchandise d’une main et de l’autre, scannaient les QR codes pour recevoir les paiements.
Gigantesque, cette nouvelle zone résidentielle de Chengzhongcun est aussi connue pour abriter le principal marché des alentours. Chaque jour à la tombée de la nuit, les fenêtres s’illuminaient et dévoilaient une société des invisibles : plusieurs entreprises de livraison s’y étaient installées. Contrairement aux résidences voisines, rien ici ne semblait manquer. Malgré le confinement, de nombreux restaurants restaient ouverts. À cette heure-ci, une foule de livreurs attendaient à l’orée de la zone d’habitation. De temps à autre, un patron de restaurant s’activait pour leur passer les plats en attente de livraison.
Juché sur son scooter, un des livreurs jouait sur son portable. J’échangeai quelques mots avec lui.
Liu, c’était son nom de famille, avait 29 ans et venait de Baoji. Il me raconta son 22 décembre : apprenant que Xi’an allait être confinée, il avait voulu rentrer aussitôt dans sa ville natale. Mais on lui avait dit qu’il devrait s’isoler dès son retour, et à ses frais, pour près de 210 yuans par jour [près de 29 euros, NDLR]. Hors de prix ! Alors il se résolut à rester sur place. Mais comme il vivait à Shajincun et que la zone était déjà bouclée, il ne pouvait plus rentrer chez lui.
Qu’allait-il faire ? Il s’installa à l’hôtel. Au moins pouvait-il aller et venir librement, et continuer de faire ses livraisons. Mais parmi les hôtels ayant pignon sur rue, les moins chers demandaient quand même 150 yuans la nuit [environ 20 euros, NDLR]. Liu partageait donc une chambre avec quelqu’un d’autre. Ces derniers jours, les restaurants ouverts n’étaient pas légion et les commandes de plus en plus rares. Mais comme les livreurs étaient aussi moins nombreux, il arrivait tout de même à empocher 300 à 400 yuans la journée [de 41 à 54 euros, NDLR]. Il gagnait même plus que son salaire moyen en temps normal.
Quelques jours plus tard, en regardant les informations, je fus marquée par l’histoire d’un homme originaire du district de Chunhua, dans la municipalité de Xianyang, province du Shaanxi. Quand Xi’an fut confinée, pour quitter la ville et retourner chez lui, il avait enfourché un vélo partagé et traversé la rase campagne de la plaine centrale du Shaanxi. La température était descendue à moins 6 ou moins 7 degrés. Pas découragé, il avait parcouru 90 kilomètres de 8h du soir à 6h le lendemain matin. Mais à quelques mètres de chez lui, il s’était fait arrêté par un agent chargé de la lutte contre l’épidémie, qui lui avait infligé une amende de 200 yuans [près de 28 euros, NDLR]. Une autre histoire retint mon attention : celle d’un jeune type, qui, pour rentrer chez lui, avait parcouru à pied la route de l’aéroport de Xianyang jusqu’à Qinling, avant de marcher huit jours et huit nuits dans la montagne, jusqu’à la route de Guanghuo, où quelqu’un l’avait surpris.
J’avais une pensée pour Liu le petit livreur. Avait-il réussi à sortir après le durcissement des restrictions ? Et s’il avait pu sortir, avait-il des commandes à livrer ? Comment pourrait-il payer une chambre à 150 yuans la nuit ? Je regrettai de ne pas avoir pris son numéro.

Restrictions renforcées

Le 27 décembre, soudain les « restrictions renforcées » étaient sur toutes les lèvres. L’autorisation initiale de « sortie une fois tous les deux jours pour faire ses courses » ? De l’histoire ancienne, d’après les gardiens de ma résidence. Désormais, plus personne n’était autorisé à la quitter.
Le 28 décembre, sur la toile tout le monde se plaignait : « Acheter à manger est tellement difficile ! » Dans ma résidence, le portail était fermé à double tour. L’administration n’autorisait plus personne à stationner à l’entrée ni à acheter quoi que ce soit en douce derrière les palissades. Je scannai alors le QR code pour rejoindre sur WeChat le groupe de discussion de l’échoppe à l’entrée. C’était sans doute le seul canal d’approvisionnement sur lequel je pourrai compter à l’avenir.
Puis, je m’aperçus que la réalité était aussi simple que cela : interdits de sortie, les gens n’étaient plus concernés par les vivres disponibles en abondance à l’extérieur, et même bien distribuées.
Bien vite, la confusion gagna le groupe de discussion de l’échoppe d’à côté. Déjà 400 personnes y participaient. Tout le monde cherchait à manger, sans hésiter à passer en force. La patronne avait fixé une règle : cette foire d’empoigne se limiterait à une heure chaque matin. Elle ne manquait pas de gronder les nouveaux membres du groupe qui jouaient des coudes pour y participer.
En lisant les messages du groupe, je m’aperçus qu’un jeune de la résidence demandait de l’aide : « Qui pourrait me vendre un bol et des baguettes ? Je n’en trouve nulle part. » Je lui donnai rendez-vous dix minutes plus tard en bas de l’immeuble. Avant de descendre, je lui préparai un paquet avec un bol, une assiette et des baguettes.
Comme un simple terre-plein nous séparait, j’en profitai pour l’interroger sur sa situation. Le type habitait dans le coin, disait-il, mais son entreprise était ici. Une fois confiné, il n’avait pas pu rentrer chez lui. Et comme personne n’avait jamais cuisiné au bureau, il n’y avait aucun ustensile sur place, à part une casserole qu’il avait réussi à récupérer. Pour me remercier, il m’offrit des snacks, un paquet de saucisses de poulet, un sac de Snickers et une brique de lait.
Le deuxième jour, les choses allaient de mal en pis. Dans le groupe de discussion, deux jeunes se plaignaient : à force de manger des nouilles instantanées pendant une semaine, ils avaient la bouche pleine d’aphtes. L’un deux n’avait plus que deux paquets de nouilles instantanées. L’autre était déjà à court de « munitions ».
Je laissai un message aux deux jeunes : je proposai de leur apporter une gamelle le lendemain midi. L’un des deux refusa poliment, l’autre, une jeune fille, accepta. Avant de me coucher, je sortis du congélateur un morceau de bœuf, en pensant au plat que j’allais lui préparer : un ragout à la tomate. Mais le lendemain, elle me laissa un message : elle avait finalement de quoi manger, inutile de lui préparer quelque chose. J’insistai plusieurs fois, mais elle eut le dernier mot. Elle avait son amour propre, pensais-je, ou peut-être un minimum de prudence. Je lui dis qu’elle pourrait toujours me contacter en cas de besoin.
Cependant, à mon tour, je commençais à compter mes réserves. Une voisine disait se contenter de pâtes tous les jours pour économiser les légumes. Alors je lui offris quatre champignons, deux tomates et une courgette. Avec en supplément un petit fût de bière que j’avais acheté avant le confinement, et que j’accrochais à sa porte. Elle en fut ravie. En échange, elle voulut me donner quelques pommes juteuses : exactement ce qu’il me fallait.
À ce moment-là, je remarquai sur internet un système de troc adopté dans plusieurs résidences : des nouilles instantanées contre des cigarettes, de l’ail contre des pommes de terre et ainsi de suite. Ce n’était pas une plaisanterie mais la vérité, j’en étais persuadée.
D’un coup, Xi’an entrait dans la pénurie : ses habitants commençaient à compter la nourriture. J’avais tout le temps envie d’aller dans la cuisine pour faire l’inventaire du frigo. Après une semaine de confinement, mes stocks avaient diminué de moitié. Il faudrait bien que je complète un peu, me disais-je. Mais dans le groupe de discussion de l’épicerie, je n’arrivais pas à avoir gain cause. Beaucoup commençaient à avoir faim et espaçaient leurs repas : ils imploraient le magasin de leur fournir des vivres au plus tôt. Je décidai de ne pas en rajouter, et de me débrouiller seule.
Par Jiang Xue
Traduit du chinois et mis en contexte par Lou Lee Po
Le texte original en chinois est consultable sur ce blog. Le troisième et dernier épisode à lire bientôt sur Asialyst.

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A propos de l'auteur
Bonne connaisseuse de la Chine, Lou Lee Po parcourt ce pays depuis une quinzaine d'années. Ses thèmes de prédilection : les droits des femmes, le tourisme et la culture chinoise.