Société
Témoignage

"Dix jours à Xi'an" par Jiang Xue (1/4) : la "catastrophe" du confinement

Xi'an confinée depuis le 22 décembre 2021 : "À la vue de cette ville qui semblait morte, où les files de voitures habituellement ininterrompues à cette heure du début de soirée avaient disparu, on ne pouvait que ressentir un mélange d'effroi et d'absurdité", écrit Jiang Xue, journaliste indépendante chinoise. (Source : Times)
Xi'an confinée depuis le 22 décembre 2021 : "À la vue de cette ville qui semblait morte, où les files de voitures habituellement ininterrompues à cette heure du début de soirée avaient disparu, on ne pouvait que ressentir un mélange d'effroi et d'absurdité", écrit Jiang Xue, journaliste indépendante chinoise. (Source : Times)
Face à la vague Omicron, la stratégie de Pékin ne varie pas. Presque deux ans après le confinement de Wuhan début 2020, une autre ville chinoise est devenue le symbole glaçant de la politique « zéro Covid » appliquée à tout prix par les autorités chinoises. Depuis le 22 décembre, les 13 millions d’habitants de Xi’an, qui a recensé officiellement plus de 2 000 cas de Covid-19 en un mois, sont littéralement enfermés chez eux. Parfois au détriment de leur alimentation, beaucoup se heurtant aux pires difficultés pour se faire soigner. Jiang Xue, journaliste indépendante basée dans cette ancienne capitale impériale, a livré début janvier un témoignage fort sur les réseaux sociaux, rapidement supprimé par la censure. Asialyst le restitue en français pour la première fois, en quatre épisodes. À commencer par le premier jour de la « fermeture » de la ville.

Contexte

Le lundi 4 janvier dernier, Jiang Xue (son nom de plume) publiait un long texte intitulé « Dix jours à Chang’an » sur son compte WeChat. Chang’an est l’ancien nom impérial de Xi’an. La ville, célèbre pour sa gigantesque armée de soldats en terre cuite de Qin Shihuang, le premier empereur de Chine, était alors la capitale des dynasties des Han de l’Ouest, des Sui puis des Tang.

Jiang Xue n’a pas choisi par hasard la référence historique. Chang’an signifie « Longue paix », métaphore idoine et ironique du confinement imposé depuis le 22 décembre dernier à l’actuelle capitale provinciale du Shaanxi, au nord-ouest de la Chine. Les habitants de Xi’an ont d’abord eu l’autorisation pour une personne par foyer de sortir faire ses courses, avant d’être privés de ce droit du jour au lendemain, laissant des milliers d’entre eux dans des situations limites.

Elle aussi résidente à Xi’an, Jiang Xue décrit ici de l’intérieur cette expérience, à la manière de l’écrivaine Fang Fang lors du premier confinement à Wuhan du 22 janvier au 8 avril 2020. Et contrairement à cette dernière qui fut victime d’une vindicte nationaliste, l’accusant d’être une « traître », le texte de Jiang Xue, avant que la cybercensure le fasse disparaître du Net chinois, a eu le temps d’être commenté et partagé par le très nationaliste Hu Xijin. Selon l’ancien rédacteur en chef du Global Times, quotidien officiel du Parti communiste, « notre société se doit d’accueillir la critique de manière plus ouverte et plus tolérante. Je suis persuadé qu’il n’y a quasiment personne qui espère que le Net chinois ne soit le reflet que d’un seul type de parole, y compris les personnes aussi excessivement critique que Jiang Xue. J’espère personnellement qu’elle est en sécurité, comme Fang Fang peut l’être. » Ces commentaires publiés par Hu Xijin ont eux aussi disparu.

Le 10 janvier, des internautes et proches de Jiang Xue ont signalé sur les réseaux sociaux qu’elle était vivante et en sécurité pour le moment, mais qu’on lui avait demandé de faire profil bas et de ne pas communiquer avec des médias étrangers.

Pour continuer à donner vie à ce témoignage capital sur la situation des habitants de Xi’an et les risques de la politique « zéro Covid » pour la « stabilité sociale » chère au Parti, Asialyst a décidé de vous proposer la première traduction en français du journal de Jiang Xue, en trois épisodes. Le texte original en chinois est consultable sur ce blog.

L'armée de soldats de terre cuite de l'empereur Qin se change en habitants de Xi'an masqués devant une banderole : "Confinement de Xi'an, politique zéro Covid". Capture d'écran du dessin de Red Pepper pour Radio Free Asia. (Source : RFA)
L'armée de soldats de terre cuite de l'empereur Qin se change en habitants de Xi'an masqués devant une banderole : "Confinement de Xi'an, politique zéro Covid". Capture d'écran du dessin de Red Pepper pour Radio Free Asia. (Source : RFA)
Les haut-parleurs résonnaient à nouveau dans la résidence en boucle, criant à la population de descendre pour se faire un test PCR. Les queues étaient immenses. La fille qui effectuait les tests enduisait avec énergie ses gants en latex de solution hydroalcoolique à la fin de chaque prélèvement. J’imaginai ses mains frigorifiées devenir livides à mesure que je respirais cette odeur glaçante.
C’était le 31 décembre 2021, dernier crépuscule de l’année passée. La nuit tombait. De ma terrasse, je regardais la rue. Pas une seule âme qui vive. À la vue de cette ville qui semblait morte, où les files de voitures habituellement ininterrompues à cette heure du début de soirée avaient disparu, on ne pouvait que ressentir un mélange d’effroi et d’absurdité.

Le jour où la ville fut fermée

L’après-midi du 22 décembre, le jour où l’ordre de fermer la ville de Xi’an est tombé, j’étais en train de me morfondre chez moi dans la banlieue sud, en train d’éditer un papier. Je sentais confusément la situation épidémique s’aggraver. Les quelques restaurants à l’entrée de la résidence avait déjà dû accrocher la pancarte « fermé » sur leur devanture. L’épicier d’en bas refusait déjà les colis depuis avant-hier. La vie commençait à ne plus être très commode. À 15h environ, une amie bienveillante me laissa un message sur WeChat, me recommandant d’aller acheter des légumes et de stocker des vivres car les supermarchés allaient bientôt fermer leurs portes. Je l’ai cru car cette travailleuse expérimentée du monde associatif a une longue pratique de la gestion des catastrophes en terres lointaines. Je sortis donc immédiatement.
En arrivant au supermarché, je compris que la situation n’était pas normale. Alors que la conférence de presse du jour n’avait pas encore commencé, et que la ruée de la soirée sur les marchandises n’était pas encore de mise, les chariots des gens étaient pourtant déjà pleins à craquer. Je décidai d’acheter un peu plus que de coutume. Comme je ne pouvais pas ramener le tout sur un vélo partagé, je me servis du chariot pour rentrer.
Sans surprise, la conférence de presse s’ouvrit un peu après 17h et l’ordre de « fermeture de la ville » fut annoncé. Le gouvernement promis un « approvisionnement abondant en marchandises », mais la population s’était déjà ruée dans les magasins. Comme j’avais déjà fait mes achats, j’étais plutôt sereine. Je finis ce que je devais faire, puis je sortis. Dans la rue, je vis un attroupement à l’entrée de la résidence Shajingcun, située dans le district de Gaoxin. À l’extérieur de la zone, sur 200 à 300 mètres le long de la rue, des planches vertes avaient déjà été érigées pour cloisonner le périmètre.
J’empruntais le pont aérien pour m’approcher et voir la chose de plus près. À ce moment-là, j’aperçus un magasin encore ouvert dans la zone cloisonnée, toutes lumières allumées. Plus pour très longtemps. Sur les marches du pont aérien, j’échangeais quelques mots avec le patron. Il me dit qu’ils s’étaient empressés de fermer la zone cet après-midi, et que son magasin était aussi sur le point de baisser le rideau.
Une centaine de personnes était rassemblées à l’entrée de la zone d’habitation. Les gens portaient des masques et se pressaient les uns contre les autres sans autre forme de protection. Au bord de la route, une voiture de police était garée, gyrophare allumé. Mais la voiture était vide.
Il y avait cette jeune femme qui venait d’acheter un tas de choses. Les sacs en plastique étaient disposés en désordre à ses pieds. Elle était accroupie en train de faire un appel vidéo avec sa famille. Il y avait cet homme d’âge moyen, appuyé sur sa bicyclette, qui regardait la foule d’un air navré. Il me raconta qu’en partant le matin même travailler, il n’avait eu aucun problème, mais qu’à sa sortie du travail à 20h, il s’était rendu compte que la résidence était fermée : impossible d’y entrer. Il me dit que son loyer s’élevait à 500 yuans par mois.
Je connaissais ce genre de logement. Il y a vingt ans, jeune diplômée, j’habitais le quartier résidentiel de Chengzhongcun, dans un studio d’environ 10 mètres carrés sans sanitaire. On faisait la cuisine dans les parties communes. Il n’y avait quasiment pas de lumière du jour. C’était très sombre.
Il y avait aussi ces deux agents d’entretien municipaux qui portaient des sacs en plastique. Ils devaient également avoir acheté des produits de tous les jours. Ils se tenaient au milieu de la foule. Leur uniforme jaune se détachait nettement. Je leur posai aussi mes questions : ils me répondirent qu’en sortant pour travailler vers 16h ou 17h, ils avaient encore pu se déplacer. Mais maintenant qu’ils étaient rentrés une fois le travail terminé, ils ne pouvaient plus pénétrer dans leur propre résidence.
Il y a quelques années, j’ai fait un reportage sur les agents d’entretien municipaux. Je savais dans quel type de logement ils habitaient : ils ne pouvaient vivre que dans le quartier résidentiel Chengzhongcun, car ils avaient des chariots, des balais et d’autres outils de travail qui les empêchaient de vivre dans un immeuble, même s’ils en avaient les moyens. Mon reportage cette année-là se déroulait dans la résidence de Huangyan, à côté d’ici. C’était le lieu où se retrouvaient les agents d’entretien. Par la suite, tout l’ensemble avait été démoli pour y construire des immeubles. Ils avaient ainsi perdu leur point de chute.
Je restai un peu avec eux, et je sentis leur résignation. L’un d’eux, assez âgé et très peureux, craignait toujours de se tromper en parlant. Le plus jeune, au contraire, avait le sourire aux lèvres du début à la fin. De temps à autre, il m’adressait un signe de la tête. Derrière le masque sur son visage tanné par le soleil, j’arrivais à percevoir la chaleur de son sourire.
En un instant, il y eut un mouvement de foule au niveau des parois délimitant le périmètre. Comme si une brèche s’était ouverte. J’entendis les gens dire que les cadres du quartier étaient en réunion, et qu’il fallait continuer à attendre les directives. Les deux agents d’entretien en profitèrent pour se rapprocher. Puis, après un moment, ils s’éloignèrent, déçus. Je regardais mon portable : il était déjà presque 22h. Cela faisait déjà au moins deux heures que les gens étaient rassemblés là dans le froid et les courants d’air.
Quelques jours plus tard, sur internet, j’ai vu qu’un jeune homme habitant dans le quartier de Chengzhongcun pleurait de faim parce qu’il n’avait rien à manger à cause du confinement de la ville. Et je me suis souvenu de cette première nuit de « fermeture ». J’ignore si cet homme compte aussi parmi les milliers d’habitants de la résidence de Shajingcun, ni s’il s’était aussi retrouvé bloqué dehors cette nuit-là, complètement hébété.
Je me rendis encore dans quelques autres endroits avant de rentrer chez moi. À ce moment-là, les rues étaient déjà désertes. En guise de porte-bonheur, plantés de part et d’autre de la voie, les platanes étaient ornés de lanternes rouges bariolées. Des gens se trouvaient au bord de la route, chargés de sacs et de valises. Rue Gaoxin, le petit livreur Xiao Wu sur sa moto s’empressait d’apporter son dernier repas avant minuit. Même si la ville était fermée, m’assura-t-il, les gens auraient toujours besoin de manger, certains restaurants dans les grands centres commerciaux continueraient à fonctionner. Il y aurait certainement des livraisons à faire. En parlant, il avait même le sourire aux lèvres.
À ce moment-là, on n’imaginait pas encore dans quelle incroyable précipitation ce confinement avait été mis en œuvre, ni la forme qu’il prendrait, inconcevable pour la population. Cette nuit-là, ceux qui étaient restés bloqués devant chez eux, ceux qui s’étaient battus au supermarché, les femmes enceintes, les malades, les étudiants, les ouvriers du bâtiments, les indigents de la ville, les voyageurs de passage à Xi’an, peut-être avaient-ils tous sous-estimé la catastrophe que ce confinement allait provoquer dans leur vie.
Et ceux qui avaient appuyé sur le bouton « stop » de cette ville, ceux qui ont le pouvoir entre les mains, avaient-ils seulement bien songé à l’impact de leurs décisions sur la vie de 13 millions de personnes ? Existe-t-il quelque chose de plus puissant ?
Par Jiang Xue
Traduit du chinois et mis en contexte par Lou Lee Po
La suite à lire bientôt sur Asialyst.

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A propos de l'auteur
Bonne connaisseuse de la Chine, Lou Lee Po parcourt ce pays depuis une quinzaine d'années. Ses thèmes de prédilection : les droits des femmes, le tourisme et la culture chinoise.