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L'Asie, championne du monde des inégalités ?

Un quartier du nord de Jakarta. (Source : Oxfam)
Un quartier du nord de Jakarta. (Source : Oxfam)
Le rapport 2022 sur les inégalités mondiales est une mine d’informations sur les principaux pays d’Asie. L’Inde est le champion des inégalités de revenus, la Chine celui des inégalités de richesse. La part des femmes dans les revenus des Asiatiques est globalement faible et régresse même en Chine depuis trente ans. Les riches Asiatiques ont une empreinte carbone particulièrement élevée. Tour d’horizon des points marquants de ce rapport, pour resituer la place de l’Asie dans la cartographie mondiale des inégalités.
Thomas Piketty anime depuis 2013 un groupe d’une centaine d’économistes internationaux dans le cadre du laboratoire sur les inégalités mondiales créé par l’École d’économie de Paris. Ce groupe a publié le 7 décembre dernier le World Inequality Report 2022 qui fait suite à un premier rapport de 2018. Ce nouveau travail comporte deux innovations majeures : il couvre la question des inégalités de revenus liées au genre ainsi que l’empreinte carbone individuelle par niveau de richesse. L’Asie est analysée en tant que continent, et les fiches-pays incluent la Chine, l’Inde, l’Indonésie et le Japon.

Les inégalités de revenus en Asie parmi les plus élevées au monde

À l’échelle continentale, l’Asie de l’Est a un profil d’inégalités de revenus comparable à l’Amérique du Nord et nettement supérieur à celui de l’Europe. Les classes moyennes (les « Middle 40 % ») captent une part du revenu national comparable à leur nombre, tandis que les 10 % de revenus les plus élevés dépassent 40 % du revenu national et les 50 % les plus pauvres plafonnent à 13-14 %.
L’Asie du Sud a un profil encore plus inégalitaire, proche de l’Amérique latine, de l’Afrique sub-saharienne et du Moyen Orient. Dans ces différentes régions la part des classes moyennes est nettement plus faible, et la captation de richesse bénéficie d’abord aux revenus les plus élevés.
L’écart de revenus entre les 10 % les plus riches et les 50 % les plus pauvres est de l’ordre de 22 en Asie du Sud et 16 en Asie de l’Est contre 32 au Moyen Orient, 17 en Amérique du Nord et 10 en Europe (7 en France).

L’Inde en tête des inégalités de revenus en Asie

Si l’on passe des continents au pays, l’Inde illustre la situation particulière de l’Asie du Sud. Les 10 % de revenus les plus élevés captent 57 % du revenu national, un niveau qu’on ne retrouve qu’au Moyen-Orient ou en Amérique Latine. Les 1 % les plus élevés en représentent plus de 22 %, tandis que la classe moyenne indienne (les « Middle 40 % ») capte moins de 30 % de la richesse nationale.
En tendance, ces inégalités de revenus étaient comparables au début du XXème siècle. Elles ont beaucoup diminué durant la période Gandhi-Nehru jusque dans les années 1980 (la part des 10 % de revenus les plus élevés était tombée à près de 30 %), avant de connaître un rebond à partir de la politique de libéralisation économique des années 1990. L’Inde a connu une période prolongée de forte croissance qui a profité à tous les Indiens, mais de façon disproportionnée aux plus aisés.
La Chine, quant à elle, a connu une évolution encore plus marquée après les réformes de Deng Xiaoping. Mais les inégalités de revenus se sont stabilisées à partir de 2005 en raison des politiques de revalorisation des revenus ruraux et des bas salaires pratiquées depuis la période Hu Jintao : les 10 % de revenus les plus élevés se sont maintenus autour de 42-43 % du revenu national sur les quinze dernières années.
En Asie du Sud-Est, le profil des inégalités de revenus peut être qualifié d’intermédiaire. La part des 10 % les plus riches en Indonésie atteint 48 %, les classes moyennes tirent leur épingle du jeu avec près de 40 % du revenu national, tandis que les 50 % les plus pauvres se partagent les 12 % restants.

Les inégalités de richesse encore plus marquées

La comparaison des inégalités de patrimoine dans le monde confirme l’extrême polarisation des richesses. Les 50 % les plus pauvres ont partout moins de 5 % de la richesse nationale, soit parce qu’ils n’ont aucun actif comme dans les pays en développement, soit parce qu’ils ont aussi des dettes comme en Amérique du Nord ou en Europe. C’est l’Asie de l’Est qui est la plus inégalitaire dans le continent asiatique, les 10 % les plus fortunés captant près de 70 % de la richesse nationale comme dans les pays nord-américains.

La Chine en tête des inégalités de patrimoine

La Chine détermine le résultat de l’Asie de l’Est, avec 69 % de la richesse nationale possédée par les 10 % les plus riches, contre 64 % en Inde, 60 % en Indonésie et 58 % au Japon. Ironie du sort, le « socialisme de marché aux caractéristiques chinoises » aboutit au même résultat que la très capitaliste économie américaine en termes d’inégalités de patrimoine.
Une partie de cette concentration de richesse en Chine s’explique, comme en Russie, par les privatisations qui ont bénéficié à une petite partie de la population. La concentration des richesses progresse rapidement pendant la période des réformes initiées en 1978. Elle accompagne la très forte croissance du pays jusqu’à la crise financière mondiale de 2008, avant de se stabiliser au cours de la dernière décennie.

Les inégalités de revenus liées au genre très marquées en Asie

Le rapport 2022 sur les inégalités dans le monde s’intéresse également à la question de la parité hommes-femmes et analyse la répartition des revenus entre les genres sur les trente dernières années. Sans surprise, nous sommes partout assez loin de la parité. Un peu plus surprenant : la Russie et l’Asie Centrale ont la répartition la moins inégalitaire. Les femmes dans ces pays ont environ 40 % du revenu national, soit un peu plus que l’Europe (39 %) et l’Amérique du Nord (38 %).
La Chine avait dans la période maoïste une répartition des revenus hommes-femmes assez similaire à celle de l’ex-URSS aujourd’hui. Mais la part des femmes n’a cessé de régresser pour représenter aujourd’hui 33 % du revenu national.
Dans le reste de l’Asie, la part des femmes était historiquement très faible, autour de 16 % en 1990, et vient tout juste de dépasser 20 %. Pour prendre quelques exemples, cette part des femmes est de 18 % en Inde, 25 % en Indonésie et 28 % au Japon. Seules les femmes du Moyen-Orient ont une part du revenu national encore plus faible, l’Afrique sub-saharienne et l’Amérique Latine étant dans une situation nettement plus favorable. Partout sauf en Chine, la part des femmes dans le revenu national progresse, mais à un rythme lent.

Les riches sont pollueurs, et les riches asiatiques proportionnellement plus que les autres

Un autre nouveau sujet couvert par le WIR 2022 est celui de l’empreinte carbone selon le niveau de richesse. La méthodologie de calcul de cette forme d’inégalité n’est pas décrite précisément dans le rapport et a un peu les allures d’une boîte noire. Les résultats sont cependant assez frappants.
À l’échelle de la planète, chaque individu a une empreinte carbone moyenne de 6,6 tonnes équivalent CO2. Mais selon le WIR 2022, cette empreinte carbone n’est que d’1,6 tonnes pour les 50 % les plus pauvres, de 6,6 tonnes pour les classes moyennes (les « Middle 40 % ») et de 31 tonnes pour les 10 % les plus riches, atteignant même 110 tonnes pour les 1 % les plus riches. Si les 50 % les plus pauvres n’émettent que 12 % des émissions mondiales, les 10 % les plus riches en émettent presque la moitié (47,6 %).
La comparaison des écarts d’émission par région du monde est éloquente : les écarts sont plus importants en Asie qu’en Europe ou en Amérique du Nord. Le ratio d’émission entre les 50 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches est d’environ 1 à 6 en Europe et 1 à 7 en Amérique du Nord. Il dépasse 1 à 10 en Asie du Sud-Est et 1 à 12 en Asie de l’Est. Ces écarts reflètent d’une part des niveaux d’inégalités plus élevés en Asie, d’autre part la nature des investissements des riches Asiatiques, dominés par l’immobilier, qui génèrent une empreinte carbone relativement plus élevée.
Globalement, le World Inequality Report 2022 donne une série d’arguments pour relier le débat sur les inégalités et la lutte contre le changement climatique. Taxer l’empreinte carbone des plus riches ou les inciter à investir dans la transition énergétique est un sujet de débat en Europe et pourrait le devenir aussi en Asie. Le prochain test sera celui de la « prospérité commune » en Chine, dont on ne sait pas encore si elle reprendra une partie de l’agenda pour une plus grande taxation des patrimoines promu par Thomas Piketty et ses partenaires du laboratoire mondial des inégalités.
Par Hubert Testard

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A propos de l'auteur
Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé "Pandémie, le basculement du monde", paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la "Revue économique et financière" consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.