Economie
Analyse

Vingt ans après son entrée à l’OMC, la Chine a trahi bien des promesses

Port à conteneurs à Nantong, dans la province chinoise du Jiangsu sur la côte est du pays, le 6 décembre 2021. (Source : Politico)
Port à conteneurs à Nantong, dans la province chinoise du Jiangsu sur la côte est du pays, le 6 décembre 2021. (Source : Politico)
La Chine a fêté le 11 décembre le 20ème anniversaire de son entrée dans l’Organisation mondiale du Commerce (OMC). Mais vingt ans plus tard, les espoirs de libéralisation de ce pays ont cédé la place à une grande désillusion : force est de constater que le régime chinois n’a pas tenu la plupart de ses promesses et, loin de s’ouvrir, est en train de se replier sur lui-même.
Il y a vingt ans, la Chine adhérait à l’OMC après quinze longues années de négociation avec les États-Unis et l’Union européenne. Les Occidentaux y voyaient un moyen d’accéder à un gigantesque marché et de faire converger l’économie chinoise vers l’économie de marché. Aujourd’hui, le constat est amer. Sans l’aide des États-Unis, jamais sans doute la Chine n’aurait pu adhérer à l’OMC. Or voilà qu’elle a su tirer profit des règles de l’organisation pour rattraper et même dépasser les autres puissances, en devenant « l’usine du monde » et peut-être bientôt le « laboratoire du monde ».
Jamais depuis cette date aucun pays n’avait connu une telle croissance économique en deux décennies. Le rapport de force avec l’Occident a évolué, comme en témoigne le bras de fer sur la production des panneaux photovoltaïques qui s’est soldé par un grand recul des Européens dans le secteur. L’essor chinois a provoqué des pertes importantes d’emplois en Occident.
Pékin continue aujourd’hui d’accroître son influence internationale, suivant une trajectoire bien différente de celle prévue par les Occidentaux il y a vingt ans : avec une économie dopée aux subventions, tandis que l’OMC est gelée dans son fonctionnement.

Les rêves de l’Occident

Un peu d’histoire. La Chine se retire du General Agreement on Tariffs and Trade, le GATT, le 5 mai 1950, peu après la révolution communiste et la fondation de la République populaire de Chine. Au cours des années 1980, sous l’égide de Deng Xiaoping, le pays entreprend une transition spectaculaire vers une économie plus libérale. Le 10 juillet 1986, Pékin exprime même le désir de reprendre son siège au GATT. Les 17 et 18 septembre 2001, la Chine et le Groupe de travail menant les négociations tombent finalement d’accord sur les conditions d’accession de la République populaire à l’OMC, créée en 1995.
Véritable moment historique, selon le directeur général de l’époque, le Néo-Zélandais Mike Moore, l’accession de la Chine rapproche l’OMC du statut d’organisation mondiale puisque son système est accepté par presque tous les pays. Dans le but d’ouvrir, de libéraliser et d’intégrer son régime dans l’économie mondiale, elle souscrit alors à différents engagements : accorder un traitement non discriminatoire à tous les États membres de l’OMC, abolir ses politiques de double prix, ne pas recourir au contrôle des prix dans le but de protéger les producteurs de services nationaux, mettre en œuvre l’Accord sur l’OMC et réviser ses lois de manière à les rendre complètement uniformes avec celles de cette organisation.
L’accession de la Chine a été officiellement approuvée par les 142 États membres lors de la Conférence de Doha du 9 au 14 novembre 2001, plus précisément lors de la séance plénière officielle du 11 novembre. Trente jours après la ratification des instruments d’accession, soit le 11 décembre 2001, l’entrée de la Chine à l’OMC devient effective.
Évidemment, l’Occident n’a pas de leçons à donner à la Chine. Les États-Unis peut-être encore moins que d’autres. Mais après avoir été admiratives devant la rapidité avec laquelle ce pays s’est extrait de la pauvreté, étonnées devant ses progrès économiques fulgurants lorsque la Chine et devenue « l’atelier du monde », les consciences occidentales s’étaient prises à rêver que les échanges commerciaux et l’ouverture sur le monde extérieur entrepris par Deng Xiaoping en 1978 déboucheraient un jour sur la démocratisation de la Chine, qui épouserait enfin les valeurs universelles qui sont celles du genre humain. « La Chine a accepté de jouer les mêmes règles commerciales que nous, applaudit ainsi le président américain de l’époque, Bill Clinton. C’est un bon accord pour l’Amérique. Nos produits y gagneront un meilleur accès au marché chinois, de l’agriculture aux télécommunications en passant par l’automobile. C’est bon pour nos fermiers, nos entreprises manufacturières et nos investisseurs. »
Il y avait là comme un espoir presque amoureux pour ce pays dont la civilisation a, pendant des siècles, illuminé le monde. Mais l’adhésion de la Chine à l’OMC a été un coup politique majeur pour la Chine. Une adhésion qui consacrait son entrée de plein droit dans le concert des grandes nations commerçantes du globe.
Puis Pékin n’en a pas respecté les règles et a triché. À l’espoir succéda la défiance. Dans les faits, la Chine a emprunté le chemin exactement inverse. Amère désillusion. Aujourd’hui, il y a ce sentiment douloureux auprès de nombre de dirigeants occidentaux d’avoir été trahis, celui d’un immense gâchis et celui non moins tragique d’un effrayant retour en arrière dans ce pays qui se referme et dont nul ne sait très bien encore ce qu’il va engendrer.

« Les États-Unis n’ont pas beaucoup perdu »

À ces promesses non tenues a succédé un climat de guerre commerciale entre la Chine et ses partenaires, à commencer par les États-Unis. Les pays occidentaux constatent les dégâts sur certaines de leurs industries, aujourd’hui disparues. Que ce soit pour l’Oncle Sam ou l’Union européenne, l’heure est à la désillusion. La Chine est au banc des accusés pour ses pratiques commerciales. Elle aurait triché pour devenir le premier pays exportateur mondial et le deuxième importateur derrière les États-Unis.
Pour Tu Xinquan, doyen et professeur à l’Institut chinois pour les études sur l’OMC au sein de l’Université du Commerce et de l’Économie internationale de Pékin, la crise financière de 2008 a rebattu les cartes, en faisant prendre conscience à la Chine qu’elle ne devait pas suivre aveuglément les États-Unis. « Pour nous, universitaires, l’adhésion à l’OMC a marqué un tournant décisif de l’ouverture et du développement de la Chine. Cependant, comme les États-Unis nous reprochent d’en avoir tiré des avantages indus, nous insistons moins qu’auparavant sur les bénéfices qu’elle nous a apportés. Nos dirigeants préfèrent mettre l’accent sur les efforts que nous avons accomplis, soutient-il dans les colonnes du journal Le Monde. Aujourd’hui, il est clair que la Chine est le pays qui en a le plus profité. Pourtant, en 2001, elle est le seul État qui a dû faire des concessions pour la rejoindre, et cela a bénéficié aux autres pays. »
La Chine a-t-elle gagné contre le reste du monde ? « La situation est plus complexe, veut nuancer Tu Xinquan. Toute compétition crée des gagnants et des perdants. Parmi les perdants figure le Mexique, dont les produits ont été concurrencés par le « Made in China » sur le marché nord-américain. Les États-Unis, eux, n’ont pas beaucoup perdu, car il y a une intégration verticale entre ce qu’ils produisent et ce qu’offre la Chine. Les deux pays sont davantage complémentaires que concurrents. La compétition entre leurs économies est bien plus large. Elle ne concerne pas certains produits spécifiques. »

« Règles lacunaires »

Les Occidentaux reprochent à la Chine de ne pas avoir respecté les engagements pris au moment de l’adhésion. Qu’en est-il ? « Pour la Chine, ces engagements ont été respectés, répond Tu Xinquan. Elle l’a dit en 2010. Elle devait diminuer les droits de douane et introduire de nouvelles lois, ce qu’elle a fait. Pourtant, depuis, le débat se poursuit. Précisons d’emblée qu’aucun membre de l’OMC n’est parfait. Sinon, pourquoi aurait-on créé un organe spécialement chargé de régler les différends ? Par ailleurs, ses règles sont parfois lacunaires ou sujettes à interprétation. »
« Prenons les transferts de technologie, argumente l’universitaire chinois : aucune loi en Chine n’exige de tels transferts. Les Occidentaux affirment que ce sont leurs partenaires chinois qui les leur imposent. Mais l’OMC ne s’occupe que des États, pas des entreprises même publiques. De mon point de vue, ce n’est pas un sujet majeur. Si une entreprise chinoise impose trop de transfert à une société étrangère, pourquoi celle-ci ne fait-elle pas jouer la concurrence en allant voir ailleurs ? Surtout, vous remarquerez que les entreprises chinoises les plus innovantes, comme Huawei, sont des entreprises privées qui ne sont même pas autorisées à s’associer à des firmes étrangères. Donc leur succès ne repose absolument pas sur les transferts de technologie. »
Aujourd’hui, quels sont les sujets majeurs ? « J’en vois trois, répond Tu Xinquan. Le premier est la protection des droits de propriété intellectuelle. Pendant longtemps, le gouvernement chinois n’y a pas consacré assez d’attention. Depuis quelques années, la situation s’améliore, notamment parce que les entreprises chinoises sont de plus en plus innovantes. Le deuxième porte sur l’ouverture des services. Les règles de l’OMC sont très insuffisantes en la matière. Elles concernent l’ouverture des marchés, mais ne disent rien de leur régulation. Or il y a toujours moyen, pour un pays, de favoriser ses acteurs nationaux. D’ailleurs, partout dans le monde, l’ouverture à la concurrence internationale des services financiers ou de télécommunication est moindre que celle des biens manufacturés. On ne peut pas dire que la Chine n’honore pas ses engagements, car l’OMC n’a pas de règle dans ce domaine. Néanmoins, il est vrai que les entreprises étrangères dans les secteurs de la finance, de la santé et du juridique ont des difficultés à s’implanter en Chine, la régulation y étant complexe. »
« Le troisième sujet, le plus controversé, est lié aux entreprises publiques, poursuit Tu Xinquan : les SOE [State-Owned Enterprises ou entreprises d’État]. Selon l’OMC, elles ne doivent pas être avantagées en termes de concurrence commerciale. Le problème est qu’il n’existe pas de définition des SOE ni de la concurrence commerciale. Il s’agit juste d’un souhait des membres de l’OMC. Pour la Chine, l’important est qu’elles fonctionnent conformément aux lois du marché, même s’il y a des exceptions. Or les étrangers accordent beaucoup d’importance à ces exceptions. Ainsi, un problème créé par une SOE qui peut sembler mineur à l’échelle de la Chine peut devenir majeur pour un petit pays. Par ailleurs, les SOE ne représentent plus que 25 % du produit intérieur brut (PIB) chinois. Cela reste important, mais l’économie nationale est de plus en plus une économie de marché. »
Au bout du compte, la Chine a-t-elle gagné la partie ? Probablement non, car à cette désillusion succède aujourd’hui une vaste prise de conscience parmi les élites politiques en Occident à propos de ce qu’ils perçoivent désormais comme une menace, commerciale certes, mais aussi politique et géostratégique.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi). Début 2023, il signe "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste", publié aux éditions de l'Aube. Son dernier livre, "Chine, l'empire des illusions", est paru en janvier 2024 (Saint-Simon).