Société
Analyse

#Metoo en Chine : face à l'enchaînement des scandales sexuels, l'attitude des autorités interroge

L'acteur-chanteur canadien Kris Wu en état d'arrestation le 31 août 2021 après des accusations de viol. (Source : Global Times)
L'acteur-chanteur canadien Kris Wu en état d'arrestation le 31 août 2021 après des accusations de viol. (Source : Global Times)
Au printemps dernier, elles étaient censurées, injuriées sur les réseaux sociaux. Aujourd’hui, les féministes ont le vent en poupe en Chine, avec une puissante résurgence du mouvement #Metoo en trois actes. Que s’est-il passé ? Assise-t-on à une instrumentalisation du mouvement par les autorités chinoises ?
La Chine a assisté en quelques semaines à la chute de trois personnages de premiers plan à travers la libération de la parole des femmes sur les réseaux sociaux. Résultat : une large vague de soutien au sein de la société. Jusqu’à présent réservé à un cercle d’initiés, le débat sur le « victim-shaming » – pratique qui consiste à rejeter la faute sur la victime, par exemple pour la dissuader de porter plainte -, sur le consentement et sur l’abus de pouvoir au travail est sur la place publique. Ces sujets comptent même parmi les plus discutés cet été sur Weibo, le Twitter chinois. Le phénomène mérite qu’on s’y arrête tant les Chinoises sont habituées à se faire accuser de diffamation, à être censurées et harcelées sur Internet dès lors qu’elles font publiquement état d’agressions sexuelles, de viol ou de harcèlement sexuel.
Premier des trois actes de la résurrection du mouvement #Metoo cet été : l’arrestation du chanteur et acteur star sino-canadien, Kris Wu Yifan, accusé de viol par Du Meizhu, une influenceuse beauté, alors qu’elle avait 17 ans au moment des faits, en décembre dernier. Du Meizhu a dénoncé dans un post Weibo avoir été violée au domicile de la star, après que Kris Wu l’eut contrainte à boire, en lui faisant miroiter une possible collaboration professionnelle. En l’espace d’un mois, l’acteur-chanteur, l’une des plus grandes stars chinoises, est devenu le personnage public le plus éminent à tomber en disgrâce en Chine à cause d’allégations liées au mouvement #Metoo. Dans un post du 31 juillet, la police de Pékin annonce détenir le chanteur. Le post fait immédiatement partie des sujets les plus discutés sur les réseaux sociaux, affichant plus de 6 millions de likes. Le 16 août, la police confirme l’accusation de viol, la condamnation pouvant aller de 3 à 10 ans de prison ferme. Depuis, le chanteur est accusé par une vingtaine d’autres femmes d’avoir eu des comportements sexuels inappropriés.
Le compte Weibo de Kris Wu comptait plus de 51 millions d’abonnés. Suite à l’annonce de son arrestation, il est fermé, ses chansons disparaissent des plateformes musicales chinoises et plus d’une douzaine de marques de luxe rompent le contrat commercial qui les reliaient à lui. Parmi elles, Louis Vuitton, L’Oréal, Porshe ou Bulgari.

La reprise en main des « groupes de fans »

Cette condamnation intervient dans le contexte des tensions accrues avec le Canada. Du 4 au 18 août, avaient lieu les audiences de Meng Wanzhou devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique. La fille du fondateur de Huawei avait été arrêtée par les autorités canadiennes en 2018 à la demande des Américains, devenant depuis l’une des principales pomme de discorde entre Pékin et Ottawa. Cet épisode du conflit diplomatique a aussi été marqué par la condamnation de deux autres ressortissants canadiens détenus par la Chine au lendemain de l’arrestation de Meng Wanzhou : Robert Lloyd Schellenberg, dont la peine de mort pour trafic de drogue a été confirmée en appel le 10 août, et Michael Spavor, condamné le 11 aout à 11 ans de prison pour espionnage par la justice chinoise.
Autre élément pour comprendre le contexte de cette condamnation : depuis juin dernier, les autorités chinoises ont lancé une vaste opération de reprise en main des « groupes de fans » (fanquan, 饭圈), dont Kris Wu était l’un des bénéficiaires les plus emblématiques. Dans une société muselée de toutes parts, ces plateformes développées dans les années 2012-2013 ont servi d’exutoire dans l’un des rares espaces d’expression et de réunion autorisés pour la jeunesse du pays. Ces dernières années, ces groupes de soutien aux idoles de la pop culture se sont donc multipliés en Chine. Plus encore, ils sont devenus l’objet de tractations financières importantes, faisant craindre aux autorités des risques de déstabilisation sociale. La semaine suivant l’arrestation de Kris Wu, un rapport de l’agence de presse officielle Xinhua annonçait la suppression par les autorités de plus de 150 000 contenus, la fermeture de plus de 4 000 comptes liés à ces fans-clubs, ainsi que 1 300 groupes et 39 applications.
Quelles que soient les motivations des autorités, les féministes voient dans la condamnation de la star une première victoire importante pour le mouvement #Metoo en Chine, qui jusqu’à présent n’avait pas donné lieu à des condamnations significatives.

Scandale sexuel chez Alibaba

Le deuxième acte intervient quasiment au même moment. Il concerne des faits intervenus à Jinan dans la province du Shandong au nord-est du pays, le 27 juillet. Des faits dénoncés le 8 août sur les réseaux sociaux par la victime, une salariée d’Alibaba. Dès le lendemain, la firme de Jack Ma annonce la démission des hauts cadres concernés et l’ouverture d’une enquête. Revenons sur l’enchaînement édifiant des événements. La victime s’était rendue avec son supérieur à Jinan le 27 juillet pour un déplacement professionnel au cours duquel elle avait été, selon ses accusations, forcée à boire, agressée sexuellement par le client lors du dîner alors qu’elle lui était présentée comme un trophée. Elle dénonce avoir ensuite été violée par son supérieur à l’hôtel. La salariée dit avoir alerté sa hiérarchie dès son retour au bureau, ainsi que les ressources humaines de l’entreprise, qui lui ont demandé des preuves vidéo. En l’absence de réactions de leur part, elle a décidé de rendre ses accusations publiques. Les conséquences ont été immédiates : elle publie son témoignage sur le réseaux de communication internes à l’entreprise le samedi 7 août ; dans le week-end, son témoignage est plus largement partagé sur les réseaux sociaux ; dès le dimanche après-midi, 7 des 30 sujets les plus populaires sur Weibo concernent cette affaire. La direction d’Alibaba a immédiatement pris la mesure du scandale en annonçant tôt le lundi 9 août que le cadre suspecté avait été démis de ses fonctions, alors que deux autres hauts cadres impliqués dans l’affaire avaient été poussés à la démission.
Pour être entendues en Chine, les femmes sont souvent contraintes de rendre publiques leurs accusations sur les réseaux sociaux. Faute de quoi, elles se voient souvent demander de fournir des preuves vidéo inexistantes pour justifier leurs accusations lorsqu’elles souhaitent porter plainte. Elles ne peuvent guère compter sur les médias à la botte du pouvoir, qui n’enquêtent pas sur ce genre d’affaire.

Des pratiques répandues dans l’industrie de la tech

Cette seconde affaire a elle aussi son contexte plus large : l’actuelle remise au pas généralisée des géants de la tech par Pékin, avec Alibaba dans le rôle du bouc-émissaire. Le fleuron de l’industrie numérique chinoise vient d’essuyer en avril une amende record de 2,8 milliard de dollars pour violation de la loi anti-monopole. L’année dernière, sa filiale financière Ant Group avait été empêchée de faire son introduction à la bourse de Shanghai et de Hong-Kong, en guise de représailles à une prise de parole de Jack Ma jugée irrévérencieuse par le pouvoir.
Il est spectaculaire que cette affaire éclate et suscite un tel émoi dans la société chinoise. Il s’agit de pratiques qui sont malheureusement monnaie courante dans le monde des affaires en Chine, et d’autant plus dans l’industrie de la tech. Cette industrie en Chine est connue pour objectiver les femmes, faire honte aux victimes et normaliser la violence sexuelle en son sein. Une employée de Didi, géant chinois du VTC, a ainsi été mise à la porte l’année dernière prétendument pour mauvaise performance après avoir dénoncé à sa hiérarchie avoir été victime d’une agression sexuelle à l’occasion d’un dîner d’affaire où elle avait été là aussi forcée à boire. C’est une culture profondément ancrée dans ce secteur.

Il n’y a pas si longtemps, les entreprises numériques chinoises avaient coutume d’inviter des stars japonaises du porno à leurs événements pour gagner en visibilité et pour encourager les recrutements d’ingénieurs de talent dans un environnement concurrentiel. Tencent avait demandé à ses employées féminines de s’agenouiller devant leurs collègues masculins pour ouvrir avec leur bouche les bouteille que les hommes tenaient entre leurs jambes. Tencent s’était ensuite excusé.

Pendant des années, les géants de la tech tels que Baidu, Xiaomi ou JD.com organisaient des défilés de lingerie sur le modèle de ceux de la célèbre marque américaine, Victoria Secret, en faisant parfois défiler également les collègues féminines. À ce moment-là, personne n’était choqué par de tels comportements. Au contraire, ils étaient valorisés et permettaient à ces entreprises d’être compétitives sur le marché de l’emploi. Même les punitions dans la sphère professionnelle pouvaient être d’orde sexuel. Le fondateur de Didi, ex-cadre d’Alibaba, a avoué avoir demandé à un de ses salariés masculins de courir nu en guise de punition. Les employés de Didi disent aujourd’hui que ces pratiques ont disparu ces dernières années.

La libération de la parole semble se poursuivre, avec cette semaine un nouveau rebondissement. Cette fois-ci, les accusations de viol concernent un présentateur star de la télévision, Qian Feng. L’affaire est ressortie dans le top des sujets recherchés sur Weibo, depuis l’annonce de ce mardi après-midi 24 août. L’accusatrice se surnomme « Xiao » et dénonce un acte de viol qui se serait produit au domicile du présentateur, à Shanghai, il y a deux ans. Elle affirme être allée porter plainte au commissariat mais la police aurait refuser d’enquêter faute de preuve suffisante. La chaîne où travaille ce présentateur a annoncé dans la nuit sa suspension en attendant que la justice fasse son travail.
Ces trois affaires interrogent. Comment se fait-il que les autorités chinoises, habituellement si promptes à censurer tout activisme féministe, comme elles l’ont montré au printemps, ont tout à coup laissé ces affaires sortir sans chercher à entraver le mouvement d’opinion ? Ces accusations n’arrivent-elles pas à point nommée pour accentuer la pression du pouvoir sur des secteurs dont il met en scène la reprise en main ? S’il est avéré, jusque quand le gouvernement jouera-t-il à ce jeu avant qu’il n’en perde le contrôle ?
Par Lou Lee Po

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A propos de l'auteur
Bonne connaisseuse de la Chine, Lou Lee Po parcourt ce pays depuis une quinzaine d'années. Ses thèmes de prédilection : les droits des femmes, le tourisme et la culture chinoise.