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Analyse

De la Chine au Pakistan, l'élection du conservateur Raïssi en Iran est-elle une bonne nouvelle ?

le nouveau président iranien Ebrahim Raïssi. (Source : RTBF)
le nouveau président iranien Ebrahim Raïssi. (Source : RTBF)
L’Iran a élu un nouveau président : le conservateur Ebrahim Raïssi va succéder au centriste et modéré Hassan Rohani. L’inquiétude transparait dans l’analyse des médias français et occidentaux à ce sujet. Mais qu’est-ce que cela signifie vraiment en politique étrangère, notamment vu d’Asie ?
Une vision simpliste de la vie politique iranienne pourrait nous donner l’impression d’une confiscation du pouvoir par des « ultraconservateurs ». Certes, la droite iranienne (pas nécessairement « ultra », mais bien conservatrice) domine le Parlement depuis les élections de 2020 et la présidence. Pourtant, des divisions politiciennes existent au sein du camp conservateur, ce qui a pu se constater au Parlement iranien ces derniers mois.
Par ailleurs, les élections législatives comme présidentielles ont été marquées par une participation très faible, avec moins de 50% du corps électoral à chaque fois. Difficile pour les élus de ne pas voir la désaffection des Iraniens face à leur personnel politique. De fait, le nouveau président n’a pas le mandat populaire nécessaire pour imposer une éventuelle vision personnelle de la politique étrangère aux forces qui la font au-delà des élections, à savoir les Pasdarans ou Gardiens de la Révolution – qui ont totalement marginalisés le ministère des Affaires étrangères, au moins au niveau de la diplomatie régionale – et bien sûr, le Guide suprême Ali Khamenei – en charge des grandes orientations en politique étrangère selon la Constitution iranienne. Il n’était de toute façon pas dans l’ADN du nouveau président d’être un fauteur de troubles : s’il a parfois critiqué des forces représentant « l’État profond iranien », il est loin d’avoir le tempérament d’un Ahmadinejad, qui a tenté de se rebeller contre le Guide après les élections de 2009. Ebrahim Raïssi est en fait le protégé du système depuis plusieurs années, système auquel il a toujours prouvé sa loyauté. Il ne s’opposera donc pas à lui, encore moins en politique étrangère.
C’est donc moins une conquête du pouvoir par des ultras à laquelle on assiste, qu’une reprise en main par « l’État profond » appuyé par une droite légaliste. Il ne faut donc pas s’attendre à des changements révolutionnaires en politique étrangère sur les grands dossiers, qui n’ont de toute façon jamais échappés aux piliers du régime. C’est plutôt la continuité qui va dominer, associée à un nationalisme renforcé par l’attitude agressive de l’administration Trump. Le seul véritable changement sera l’abandon de la diplomatie de la main tendue vers l’Occident, une spécificité du camp réformiste. La faible participation des Iraniens aux élections, c’est aussi une réaction populaire face à l’échec de la politique étrangère de ce dernier : la popularité de l’ancien président et des réformistes modérés était directement liée au succès de l’accord sur le nucléaire, supposé permettre à l’Iran de se reconstruire économiquement et de réintégrer le concert des nations. L’abandon de l’accord a discrédité la vision réformiste de la diplomatie iranienne, et a donné raison aux forces conservatrices qui doutaient de la bonne foi occidentale.
Cependant, le durcissement prévisible du ton de la diplomatie iranienne ne signifiera pas forcément un manque de pragmatisme. Les élites au pouvoir à Téhéran savent qu’elles ont besoin d’améliorer la situation économique du pays – qui est très difficile avec plus de 80% de la population en dessous du seuil de pauvreté – afin de ne pas perdre les classes populaires et moyennes-inférieures, sur lesquelles le régime s’appuie. C’est pourquoi Ali Khamenei soutient un retour à l’accord sur le nucléaire dans une logique de levée des sanctions. Ebrahim Raïssi s’est déjà aligné sur les positions du Guide : après avoir été un critique de l’accord, il s’est déclaré prêt à le respecter. Dans tous les cas de figure, cette position lui sera bénéfique : une entente diplomatique avec les Américains aura des conséquences économiques bienvenues ; un échec permettra de blâmer l’intransigeance de Washington, et d’obtenir le ralliement autour du drapeau de la population iranienne.
La première conférence de presse du président élu depuis son élection confirme ce sentiment de continuité mâtiné de nationalisme. Raïssi y a rappelé que la diplomatie de son gouvernement ne se limitera pas à la question de l’accord sur le nucléaire. Sur ce sujet, il a eu beau jeu de souligner les responsabilités américaines et européennes dans l’échec de ce projet. De même, il a balayé les espérances américaines d’associer une relance de l’accord sur le nucléaire à un dialogue sur d’autres sujets d’inquiétude pour Washington, comme le programme balistique iranien, ou l’influence régionale de Téhéran, notamment par l’utilisation d’acteurs non étatiques. Ce n’est pas véritablement une surprise : aucun homme d’État, iranien ou autre, n’accepterait d’affaiblir ses principaux moyens de défense face à une éventuelle pression militaire extérieure.
Plus largement, le président élu a mis en avant l’idée d’une politique étrangère ouverte au dialogue, mais uniquement si cela produit des résultats concrets pour la nation iranienne. Il a également confirmé que la politique d’apaisement avec l’Arabie Saoudite restait d’actualité. Curieusement, on pourrait donc voir un président conservateur réussir un dialogue régional souhaité par l’ancien président Rohani. En fait, cette politique d’apaisement, venant d’un président de droite, sera prise plus au sérieux que la politique d’ouverture réformiste par les pays arabes traditionnellement opposés à l’Iran, parce qu’ils constatent que, maintenant, les élites de la République islamique parlent d’une seule voix.

Soutien à Pékin

Bien sûr, tous les pays asiatiques ne sont pas également sensibles par cette élection. Deux types d’acteurs particulièrement intéressées par les changements à Téhéran se distinguent : les principales puissances asiatiques (Chine, Russie, Inde) et l’environnement asiatique immédiat de l’Iran (Afghanistan et Pakistan).
Vu de Pékin, l’élection d’Ebrahim Raïssi est incontestablement une bonne nouvelle. C’est dans le camp réformiste qu’on pouvait entendre une critique de la Chine, notamment l’accusation d’un « double jeu » chinois, flattant Téhéran afin de tisser des relations économiques profitables, sans vraiment s’opposer aux sanctions américaines. Les conservateurs, quant à eux, se sont fait remarqués par leur soutien inconditionnel à Pékin sur le dossier du Xinjiang, et la priorité qu’ils ont donnée à de bonnes relations sino-iraniennes, essentielles face à l’Occident. Par ailleurs, les Chinois ne peuvent voir qu’avec satisfaction le fait que le nouveau président se soit engagé à améliorer ses relations avec le monde arabe, ainsi que son désir, exprimé lors de la campagne présidentielle, d’ouvrir le marché iranien. Deux bonnes nouvelles dans le cadre de la montée en puissance économique et diplomatique de l’Empire du Milieu au Moyen-Orient.
Mais globalement, ici aussi, il ne faut pas s’attendre à des changements radicaux, c’est la continuité qui va l’emporter. Le développement des relations sino-iraniennes n’est pas une question de personnes, mais une évolution naturelle entre deux États pris pour cible par les États-Unis. Pékin continuera à renforcer ses liens avec l’Iran tout en conservant une certaine prudence sur le court terme au moins, pour ne pas refroidir ses liens avec les pays du Golfe et Israël. Et même dans le cas d’une renaissance de l’accord sur le nucléaire, les compagnies chinoises seront frileuses face au marché iranien, par peur d’un retour à une politique de pressions et de sanctions de la part des États-Unis.

Profitable à la Russie ?

Vu du Kremlin – n’oublions pas que la Russie est eurasiatique et une puissance qui compte dans différentes régions d’Asie -, la chute des réformistes, partisans d’un dialogue avec les Occidentaux, est plutôt une bonne chose. C’était perceptible dans les échanges qu’on pouvait avoir à Téhéran immédiatement après l’accord sur le nucléaire avec l’administration Obama : une détente irano-américaine aurait pu vouloir dire un refroidissement de fait des relations irano-russes, avec une compétition possible sur les questions énergétiques, voire sur certains dossiers géopolitiques – par exemple dans le Caucase, où une meilleure santé économique aurait pu stimuler une diplomatie iranienne plus indépendante, et sur certains dossiers compatibles avec les intérêts occidentaux.
La montée en puissance des conservateurs iraniens est l’assurance, pour Moscou, que l’Iran et les États-Unis s’opposeront. Une situation qui a toujours été profitable à la Russie : face à la menace américaine, les Iraniens sont forcés d’accepter une Russie agissant comme un partenaire dominant dans leur relation bilatérale ; et les Russes peuvent utiliser le dossier iranien comme une monnaie d’échange dans leur relation difficile avec Washington.
Mais même avec un président iranien de droite, la relation russo-iranienne n’est pas à l’abri de quelques tensions. Au Moyen-Orient, les intérêts des deux pays ne sont pas exactement les mêmes. Le Kremlin a réussi à tisser des liens avec les compétiteurs régionaux de l’Iran. Et en Syrie, si Iraniens et Russes ont soutenu, ensemble, Bachar el-Assad, ils n’ont plus exactement les mêmes intérêts. En fait, les deux pays sont entrés dans une compétition économique sur les mêmes secteurs, et les Iraniens considèrent n’avoir pas été récompensé pour leurs efforts financiers et militaires.
Ils auraient également deux visions différentes de l’avenir syrien, avec l’Iran soutenant un modèle à la libanaise, alors que les Russes préféreraient une Syrie plus décentralisée, et restant laïque, donc un modèle où leur influence s’imposerait naturellement. Enfin, certains côté russe s’inquiètent d’une influence iranienne qui serait grandissante dans le Caucase du Nord, et qui pourrait être utilisée comme moyen de pression par des Iraniens agacés par certaines positions russes à l’international.

Dilemme indien, dialogue interafghan et liens avec le Pakistan

Pour New Delhi, l’élection d’un conservateur est plus problématique : elle confirme la montée en puissance d’un positionnement plutôt pro-chinois dans les élites au pouvoir. Et elle renforce le dilemme indien : comment être à la fois proche des États-Unis et préserver une relation particulière avec l’Iran ? Sans levée des sanctions, le développement de liens économiques permettant le renforcement de la relation bilatérale semble impossible. Et avec une Inde faisant le choix de mettre le non-alignement de côté au nom de sa rivalité avec la Chine, un rapprochement avec l’Iran du président Raïssi risque d’être un objectif secondaire. Un réchauffement des relations bilatérales ne pourrait être possible que sous l’impulsion d’événements extérieurs particuliers – tensions entre l’Iran et le Pakistan, à la frontière ou à propos du dossier afghan, ou déception indienne face à la diplomatie américaine assez forte pour un retour limité vers le non-alignement.
Par ailleurs, l’élection d’Ebrahim Raïssi est forcément importante pour le voisinage asiatique immédiat de l’Iran, à savoir l’Afghanistan et le Pakistan. Pour Kaboul, le positionnement iranien face à l’évolution sécuritaire dans le pays va être d’une grande importance. Les Talibans mènent en ce moment une campagne militaire qui fait craindre le pire au gouvernement légal. La rébellion ne contrôlait totalement que 73 districts afghans (sur 407) au 1er mai dernier. Le 29 juin, 157 districts échappaient totalement à l’influence de Kaboul. Les Talibans eux-mêmes semblent être surpris par cette situation, au point de réduire leurs actions militaires, afin de ne pas provoquer Washington. La situation est plus alarmante encore quand on prend en compte le fait que bien des districts « disputés » entre le pouvoir légal et la rébellion sont en fait dominés par cette dernière.
Face à l’instabilité afghane, le président Raïssi continuera de suivre la politique qui s’est imposée depuis le début de la décennie 2010, à savoir cultiver des liens autant avec le président afghan Ashraf Ghani qu’avec les Talibans. Loin d’être choquante, cette attitude s’est en fait calquée sur les évolutions à Kaboul et à Washington à cette même époque, quand l’idée d’un processus de paix avec la rébellion s’est imposée. Même si les critiques perdurent, en Iran, sur ce dialogue avec des Talibans qui étaient foncièrement anti-Iran et anti-chiites jusqu’en 2001, la position officielle iranienne est qu’on ne peut pas ignorer la rébellion afghane comme force politique et militaire incontournable si on veut pacifier le pays.
Le rédacteur en chef d’un journal de droite, Javan, considéré comme proche des Pasdarans, a sans doute exprimé les idées d’une partie non négligeable du camp des conservateurs en affirmant que si un dialogue avec les rebelles afghans « affaiblit le groupe extrémiste État Islamique, assure la sécurité des chiites [afghans], et empêche les Américains de dormir, il est nécessaire ». Le président Raïssi soutiendra sûrement ce désir de voir les forces américaines quitter un voisin de l’Iran, tout en poussant à un dialogue inter-afghan permettant de trouver un compromis politique préservant l’Afghanistan comme État.
Il est clair que c’est justement leur inquiétude commune sur le dossier afghan qui va dominer les relations entre le président Raisi et Islamabad. Les risques d’un effondrement de leur voisin sont les mêmes pour le Pakistan que pour l’Iran : plus de réfugiés, le danger de voir l’Afghanistan devenir une base de groupes terroristes et séparatistes les ciblant, un commerce de drogues et d’armes, rendu encore plus puissant dans un État failli. Au-delà de l’Afghanistan, qui va dominer la relation bilatérale ces prochains mois, d’autres sujets devraient permettre au nouveau président de tisser des liens privilégiés avec le Pakistan. Téhéran n’a pas hésité à dénoncer la politique de Narendra Modi dans le Cachemire indien, une position qui a été très appréciée à Islamabad. Le Pakistan devrait refuser d’accueillir sur son sol une base militaire américaine après le retrait total d’Afghanistan, ce qui va dans le sens des intérêts iraniens tels que conçus par le pouvoir en place. Iraniens comme Pakistanais souhaitent également préserver et développer des liens forts avec la Chine, plus appréciée que l’Amérique dans les deux pays. Mais la relation bilatérale pourrait également souffrir de l’insécurité causée par des rebelles baloutches : ce dossier continuera à peser sur les relations entre Islamabad et Téhéran pendant la présidence Raïssi.
La politique étrangère du président Raïssi devrait rappeler aux pays occidentaux une réalité de plus en plus évidente : l’Iran n’est pas qu’une puissance régionale au Moyen-Orient, le pays exerce une influence dans les affaires géopolitiques asiatiques. Il est donc incontournable pour les puissances d’Asie qui veulent projeter leur influence au Proche-Orient. Après cette dernière élection présidentielle, en accord avec la vision du monde des conservateurs, l’Iran pourrait bien confirmer son rapprochement avec la Chine. Dans une atmosphère de « nouvelle guerre froide », face à une Inde qui s’éloigne et une Russie qui a ses intérêts propres, faire le choix de Pékin semble aujourd’hui s’imposer à Téhéran.
Par Didier Chaudet

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.