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"Talibangate" (2/2) : ce que révèle le scandale des "primes russes" aux Talibans pour tuer des Américains

Payer des Talibans pour tuer des soldats Américains en Afghanistan correspond à la vision américaine d'une politique étrangère revancharde à Moscou. (Source : Inside Over)
Payer des Talibans pour tuer des soldats Américains en Afghanistan correspond à la vision américaine d'une politique étrangère revancharde à Moscou. (Source : Inside Over)
Il y a toutes les raisons d’être sceptique sur le « Talibangate », nous l’avons vu dans le premier volet de ce dossier. Mais pour comprendre véritablement ce scandale, il ne faut pas en rester à la seule actualité. À bien des égards, il est représentatif des relations russo-américaines, de la vision américaine du chaos afghan, et va avoir des conséquences importantes, aux États-Unis mêmes et à l’international.

Au cœur du « Talibangate » : une certaine vision de la Russie

Une précaution rhétorique s’impose : être très sceptique ne veut pas dire que le « Talibangate » ne soit pas, en fin de compte, une réalité. Peut-être nous fournira-t-on, dans les mois à venir, des preuves bien plus convaincantes que ce qui a été mis en avant jusque-là. Mais l’analyste sérieux n’a pas à être un homme de foi. Comme pour les armes de destruction massive supposées en possession de Saddam Hussein, si les seules preuves sont de l’ordre du sentiment (les Russes en veulent forcément aux Américains, et seraient assez irrationnels pour faire de la revanche un choix de politique étrangère) ou de la croyance invérifiable (une source anonyme et supposée proche du dossier affirme quelque chose au journaliste sur d’autres acteurs, et on devrait le croire sur parole, surtout s’il ou elle appartient aux « services de renseignement »), elles ne sont pas suffisantes.
Elles ne peuvent que convaincre celles et ceux qui, avant même d’entendre les preuves supposées, considèrent la Russie forcément coupable, car ils la conçoivent, à l’international, comme agressive et irrationnelle. Cette vision caricaturale est bien illustrée par un article du Time, qui cite un officiel américain (anonyme bien sûr) tenant le discours suivant : les responsables de l’armée et des renseignements russes ont servi en Afghanistan dans les années 1980 ; et ils ont forcément envie de régler des comptes avec les Américains. Après tout, les Russes « n’oublient jamais leurs défaites. […] Ils détestent toujours les Tatars Mongols ». À partir de cette mentalité rancunière, irrationnelle et agressive, on explique toute la politique étrangère russe, d’Ukraine en Afghanistan, où elle se réduirait, selon certains analystes américains, à un désir d’humilier et de prendre sa revanche sur l’ennemi américain.
Cette approche est bien entendu rejetée par d’authentiques spécialistes de la Russie en général. Une analyse plus neutre donne le sentiment d’une Russie qui s’est sentie méprisée et rejetée dans un monde post-Guerre froide qu’elle considère avoir aidé à construire, par sa réforme interne, par la politique menée par Gorbatchev. Avec la fin de l’opposition Est-Ouest, elle souhaitait continuer à être considérée comme une grande puissance, une vision profondément ancrée dans l’identité politique du pays. Une grande puissance, qui, naturellement, se veut indépendante des États-Unis, avec une influence sur son environnement régional. Voire au-delà : après tout, il y a, aussi, un exceptionnalisme russe. Si les Américains jugent naturels de parler, encore aujourd’hui, de leur « Destinée manifeste », de la même manière, l’idée d’une Russie comme la « Troisième Rome » est fait partie intégrante de son identité politique. Dans l’esprit russe, il n’est pas absurde d’imaginer un monde où la Russie, les États-Unis et la Chine pourraient présider aux destinées du monde, comme le binôme États-Unis-URSS par le passé.
Ce désir d’être considéré comme une grande puissance et d’être reconnu comme tel à l’international signifie forcément une résistance, voire une contre-attaque de Moscou, face aux pressions américaines dans son voisinage immédiat ou sur des dossiers dans lesquels les intérêts russes sont également en jeu. Bien sûr, les voisins de la Russie ont tout à fait le droit de faire le choix de se distancier de ce grand voisin pour se rapprocher de grandes puissances concurrentes, et il est logique que des puissances occidentales les y encouragent, pour leurs propres intérêts. Mais la Russie, comme toute grande puissance, ne peut que considérer ses intérêts nationaux comme menacés dans une telle situation. C’est la même logique qui a mené les Américains à proclamer la « doctrine Monroe », à faire de l’Amérique Latine leur pré-carré, même quand cela a signifié déstabiliser les gouvernements locaux. Rien d’irrationnel, donc, dans la position russe.
Reprenons l’argumentation de Peter Conradi dans son ouvrage Who Lost Russia ? Il suffit de voir, avec des yeux russes, non seulement l’attitude occidentale face à la Russie depuis la fin de la Guerre froide, mais la guerre des États-Unis contre l’Irak, la tentative du président George W. Bush de faire entrer la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN, et l’attitude maladroite de la Commission européenne forçant l’Ukraine à faire un choix entre Moscou et l’Europe, pour comprendre l’agacement du Kremlin, et son refus de céder du terrain à ses compétiteurs occidentaux. Le pouvoir russe a sans doute fait, ces dernières années, des mauvais choix, ou des erreurs. Et les services russes ne sont pas des enfants de cœur. Mais on est loin d’être face à un acteur irrationnel ou cherchant à déstabiliser gratuitement d’autres États.

Transformer l’adversaire en bouc-émissaire sur le dossier afghan ?

L’approche caricaturale de la Russie comme acteur violent et irrationnel n’est, en fait, pas étonnante, et ne se limite pas à ce seul pays. Dans les think tanks, les partis politiques et les ministères américains, des gens considèrent que la République islamique d’Iran est forcément un acteur agressif, qui doit donc être renversé. L’argumentation, comme dans l’analyse de la « Russie de Poutine », est très sélective. Elle évite soigneusement de prendre en compte les ingérences américaines en Iran-même. Surtout, elle refuse l’évidence selon laquelle un Iran ainsi déstabilisé par un changement de régime serait un cauchemar sécuritaire et géopolitique. Après tout, Téhéran étant considéré comme irrationnel, certains considèrent, aux États-Unis mais aussi en Europe, la confrontation inévitable, voire souhaitable, avec Téhéran… comme une nouvelle « Guerre froide » avec la Russie.
Dans cette logique, c’est tout naturellement que l’Iran a aussi été accusée de payer des primes aux Talibans pour tuer des soldats américains et de contribuer, donc comme la Russie avec le « Talibangate », de « déstabiliser » l’Afghanistan. Et cela alors que les renseignements américains ont officiellement fait savoir depuis 2012 que l’aide iranienne aux rebelles afghans était très limitée, et que bien sûr, Téhéran avait bien compris qu’une victoire totale des Talibans n’était pas dans leurs intérêts. En bref, il semblerait que soit vu comme acteur irrationnel et déstabilisateur tout État refusant l’hégémonie américaine et souhaitant avoir une influence au moins dans son environnement régional, en tant que puissance indépendante.
Le soupçon d’irrationalité et d’agressivité rend le « Talibangate » probable dans l’esprit de bien des Américains. Il devient bien plus difficile à croire quand on met de côté ce qui relève du préjugé. Par contre, il aide à comprendre une faiblesse dans une partie de l’analyse américaine concernant l’Afghanistan : la recherche constante d’un bouc-émissaire expliquant l’échec américain dans le pays. Accuser la Russie, l’Iran, ou de façon plus classique, le Pakistan, d’être une source de déstabilisation, c’est une façon d’occulter les erreurs américaines, ainsi que le laxisme de Washington face à la mauvaise gouvernance et à la corruption qui gangrène le pouvoir en place à Kaboul.
C’est aussi offrir une excuse à une position commune des deux principaux candidats à la présidentielle américaine, Donald Trump et Joe Biden : leur désir de rester en Afghanistan. Certes, ils veulent limiter la présence militaire américaine sur le sol afghan. Mais ils veulent surtout préserver voire renforcer leurs capacités anti-terroristes, ce qui signifie la continuation de l’emploi controversé des drones, des forces spéciales, des bombardements aériens. Ils soutiennent également une logique assurant une forte présence des services de renseignement américains dans le pays. Et l’idée du retrait militaire est en fait toute relative : l’opinion publique et le Congrès pourraient être amenés à soutenir un maintien voire un renforcement de la présence physique de soldats sur place suite à une évolution jugée dangereuse ou agressive pour les intérêts américains. Par exemple, une attaque terroriste spectaculaire, ou encore le sentiment qu’un État concurrent profite de la situation sur place pour remplacer l’influence américaine et tuer des soldats américains… ce qui est le scénario-même du « Talibangate ».

Impact du « Talibangate » sur la vie politique américaine

En tout cas, dans la vie politique américaine, le « Talibangate » a déjà eu un impact. Malgré les quelques spécialistes qui s’expriment clairement pour mettre en avant leurs questionnements légitimes autour du sujet, l’affaire est devenue une vérité qu’il faut accepter religieusement. Ainsi, cet article du pourtant très sérieux Washington Post affirme que les seules personnes qui contestent le « Talibangate » sont le président Trump, les Talibans et le Kremlin. La complexité du terrain afghan compte moins que la prochaine présidentielle américaine : le « Talibangate » est devenu une arme dans la politique intérieure du pays. Plus spécifiquement, une arme politique contre le président Trump.
Cette récupération risque d’être confirmée dans le temps. Certes, les sondages semblent confirmer l’avance de Joe Biden sur Donald Trump, surtout suite à la gestion déplorable de la crise sanitaire actuelle. Mais ce n’est pas toujours le cas : après tout, l’ancien vice-président ne mène face au président actuel que de 4 % seulement au niveau national, selon un sondage de début juillet. Et il semblerait qu’un certain nombre des instituts de sondages n’aient pas forcément appris de leurs erreurs lors des précédentes élections présidentielles, notamment dans leurs choix de sondés (la population blanche sans diplôme trop peu représentée notamment). Les partisans du 45ème président sont connus pour être très mobilisés, et comme pour Hillary Clinton (également donnée largement gagnante… au printemps 2016), un retournement de situation défavorable est toujours possible. En fait, malgré ses nombreuses faiblesses comme président, Donald Trump reste à égalité avec Joe Biden dans les sondages, quand il est demandé qui serait le leader le plus solide ; et sur l’économie, un sujet qui va peser lourd dans les débats futurs, les sondés sont un peu plus nombreux à donner leur confiance au président actuel plutôt qu’au candidat démocrate.
Les Républicains pro-Trump reprennent une critique qui s’est fait entendre également du côté des déçus pro-Bernie Sanders. À savoir, le déclin cognitif supposé de Joe Biden. Leur but est clair : faire douter sur la capacité de leadership du candidat démocrate, et, par la même occasion, jouer sur les divisions entre les « deux gauches » américaines. Et cela tout en cherchant à faire peur à l’électorat centriste, en présentant un Joe Biden dominé par l’extrême gauche… Une stratégie qui pourrait bien affaiblir l’ancien vice-président. Après tout, le but n’est pas forcément de gagner le vote populaire : rappelons que sur ce plan, Hillary Clinton l’avait emporté de peu quatre ans plus tôt. Mais il s’agit de démobiliser une partie des électeurs du camp adverse dans certains États-clés pourrait être suffisant pour l’emporter. Les Démocrates vont donc avoir besoin de toutes les armes à disposition pour gagner ces élections. Le « Talibangate » permet de jouer sur l’image des relations troubles entre Donald Trump et le Kremlin, un argument déjà surexploité par les partisans déçus d’Hillary Clinton. Et ce scandale ne peut que plaire à tous les « faucons » ou partisans de l’interventionnisme américain, y compris des anciens soutiens du Parti Républicain sous l’ex-président George W. Bush, qui sont devenus farouchement anti-Trump et sont très actifs dans la campagne démocrate. Pour eux, la Russie est forcément un ennemi, et ils souhaitent une Maison Blanche de nouveau plus interventionniste dans le futur. Le « Talibangate » devient alors un élément parfait pour soutenir l’idée que nous vivons une nouvelle « Guerre froide ».

Un scandale aux conséquences diplomatiques bien réelles

Bien entendu, le « Talibangate » assure également, dès maintenant, une recrudescence des tensions avec Moscou. La réponse du ministère des Affaires étrangères russe a été bien peu diplomatique, c’est le moins qu’on puisse dire. En réponse à une demande de l’agence de presse Tass, le ministère a expliqué le « Talibangate » par « les capacités intellectuelles faibles des idéologues au sein des renseignements américains ». La réponse de la diplomatie russe enfonce le clou en disant : « Que pouvait-on attendre d’autre de services de renseignement qui ont si lamentablement échoués pendant [cette] guerre de vingt ans en Afghanistan ? » Comme on pouvait s’y attendre, tout semblant de cordialité, même au niveau officiel, semble avoir disparu, au moins pour un temps.
Montrée du doigt, la Russie n’hésite pas à répondre en mettant en avant une contre-attaque tout aussi simpliste, faisant des Américains, de fait, les partenaires du trafic de drogue venant d’Afghanistan. Certes, comme certains analystes pour le « Talibangate », il n’y a pas de fumée sans feu : les Américains ne peuvent ignorer que ce trafic est possible en partie grâce à l’implication de certains de leurs alliés dans le pays, et il est clair que Washington n’a jamais eu comme priorité de lutter contre un trafic de drogue qui touche durement la Russie, entre autres. Mais la différence entre un certain manque d’intérêt américain et une participation active au trafic est de taille. L’idée d’une armée américaine trafiquante d’héroïne est aussi peu crédible que l’idée de « primes russes » à des rebelles afghans pour tuer des soldats américains/
Par contre, au Kremlin, on va tirer les conséquences de ce scandale : si un État se fait accuser, qu’il se modère ou non, alors pourquoi se modérer ? Pourquoi réfréner les plus durs, les plus anti-américains, au sein du pouvoir russe ? La Russie n’est pas un État irrationnel, et dans ce pays comme dans tous les autres, il y a un débat entre différentes forces, ayant différentes orientations diplomatiques. Mais le « Talibangate » a sans doute renforcé le camp qui, à Moscou, rêve aussi d’une nouvelle Guerre froide. Parmi les plus nationalistes au sein du pouvoir russe, il y a sans doute une minorité qui pourrait être tentée par des actions plus dures contre les États-Unis, en Afghanistan et ailleurs. Voire même des attaques contre des Américains, dans la logique du « Talibangate »… Le danger de ce scandale, bien difficile à croire pour l’instant, c’est qu’il risque de devenir une prophétie auto-réalisatrice, en donnant à terme plus d’influence à des tendances extrêmes en Russie-même.
L’analyse détaillée de ce « Talibangate » révèle enfin une triste réalité : les souffrances des Afghans, l’Afghanistan en général, passent vite au second plan. C’est d’abord un épisode du nouveau « Grand Jeu » qui semble dominer les rapports conflictuels entre grandes puissances. En cette période de discours répétés autour d’une nouvelle Guerre froide supposée entre États-Unis et Chine, c’est un rappel que la même notion de nouvelle Guerre froide est également utilisée sur les rapports russo-américains. Voilà bien ici le dangereux triomphe de la pensée d’Huntington, qui imaginait naturellement une opposition entre l’Occident et tous les autres. Dans cette vision idéologique des relations internationales, les difficultés de pays comme l’Afghanistan ont tendance à être manipulées… avant d’être oubliées.
Par Didier Chaudet
Didier Chaudet a co-dirigé le dossier « Ces guerres que l’Amérique ne gagne plus » du numéro n˚104 de Diplomatie, à découvrir ici.

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A propos de l'auteur
Didier Chaudet est un consultant indépendant, spécialisé sur les questions géopolitiques et sécuritaires en Asie du Sud-Ouest (Iran, Pakistan, Afghanistan) et en Asie Centrale post-soviétique. Il est également le Directeur de la publication du CAPE, chercheur non résident à l’IPRI, l’un des principaux think tanks pakistanais, et attaché scientifique de l’IFEAC (Institut français d’études sur l’Asie centrale). Il intervient régulièrement dans les médias français (France Culture, Huffington Post, Radio Vatican, Réforme, entre autres). D’octobre 2013 à début 2015, il a vécu en Iran, en Afghanistan, et au Pakistan, où il a été chercheur invité par plusieurs think tanks locaux. Auparavant, il a été chercheur à l’ISAS (Institute for South Asian Studies – National University of Singapore) en charge de l’analyse sur le Pakistan et l’Afghanistan, enseignant à Sciences Po (Collègue universitaire), chercheur à l’IFRI (en charge de l’Asie Centrale). Pour Asialyst, il suit principalement les évolutions sécuritaires et géopolitiques de l’Asie Centrale, de l’Afghanistan, et du Pakistan.