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Fin de l’Apple Daily : "Aujourd'hui à Hong Kong, un journal peut disparaître juste comme ça"

File d'attente pour acheter le dernier numéro du quotidien pro-démocratie "Apple Daily" à Hong Kong, le 24 juin 2021. (Source : Time)
File d'attente pour acheter le dernier numéro du quotidien pro-démocratie "Apple Daily" à Hong Kong, le 24 juin 2021. (Source : Time)
Dès l’aube ce jeudi 24 juin, le dernier numéro du quotidien hongkongais d’opposition en langue chinoise, réduit au silence par les autorités chinoises, s’est arraché en quelques heures. L’Apple Daily était imprimé à un million d’exemplaires, soit plus de dix fois son tirage habituel. La parution de cet ultime numéro a suscité une vague de grande tristesse dans une partie de la population de l’ancienne colonie britannique et entraîné une réaction indignée du gouvernement britannique.
« Adieu aux habitants de Hong Kong, avec du chagrin et de la peine, sous la pluie », titre en Une le journal. En pleine première page, des photos d’habitants de Hong Kong brandissant le numéro de la veille, des images de journalistes du quotidien réunis dans la salle de rédaction ou en train d’écrire sur leur ordinateur. Devant les kiosques dans les rues de la ville, de longues files d’attente formées bien avant la mise en vente du journal. La veille, mercredi 23 juin à 23h45, une explosion d’applaudissements a retenti dans la salle de rédaction de l’Apple Daily lorsque la rédaction en chef a annoncé l’envoi du journal à l’imprimerie.

« Continue, Hong Kong ! »

« Continue, l’Apple Daily ! Continue, Hong Kong », chantait le personnel dans les locaux du quotidien, tandis que des centaines de personnes, rassemblées devant le siège du journal au 8 Chun Ying Street, dans une zone industrielle de Hong Kong, se sont mises à siffler et à applaudir à leur tour.
Des employés de plusieurs bureaux dans les étages du bâtiment où se trouve le journal sont alors sortis dans la nuit pour prendre part à l’événement. Comme en 2019 lors des manifestations de rues géantes, certaines personnes avaient enfilé des tee-shirts noirs et se sont mises à crier « Libérer Hong Kong, la révolution de notre temps ». Le slogan, jugé aujourd’hui « séditieux », était utilisé par les militants hongkongais pro-démocratie.
Dans le quartier populaire de Mongkok, dans la partie nord de Kowloon, des centaines de militants avaient commencé à se rassembler et à faire la queue dès 22h mercredi pour être sûr de pouvoir acheter des exemplaires du journal. Les journaux sont finalement arrivés aux environs de 12h55 et la vente a commencé immédiatement.
L’Apple Daily, fondé il y a 26 ans, connu pour ses articles critiques à l’égard du Parti Communiste chinois et des autorités de Hong Kong, est le premier média à être contraint de cesser ses activités depuis l’imposition en juin dernier de la loi sur la sécurité nationale. Le texte prévoit des peines de prison allant jusqu’à la détention à perpétuité pour toute personne reconnue coupable de « sécession et collusion avec une puissance étrangère ».

« Collusion avec des forces étrangères »

L’Apple Daily, perquisitionné mercredi par quelque 500 officiers de police, avait dans un premier temps annoncé la fin de ses activités samedi 26 juin. Le gel de ses fonds par les autorités de Hong Kong lui ont imposé de fermer un jour plus tôt.
Lors de leur perquisition mercredi, les autorités ont procédé à l’interpellation de plusieurs dirigeants du journal, dont la rédactrice en chef Chan Pui-man, emmenée vers un véhicule banalisé par quatre officiers de police qui lui avaient préalablement passé les menottes dans le dos. Ces dirigeants sont soupçonnés de « conspiration » et de « collusion avec des forces étrangères ».
Mercredi soir, alors que les journalistes mettaient la dernière main à leur article, certains d’entre eux se sont donnés l’accolade, essuyant quelques larmes sur leur visage, raconte le South China Morning Post.
Chan Pui-man a pris la parole pour expliquer à la rédaction qu’elle comptait démissionner dès jeudi de son poste, de même que de ses responsabilités de directrice de cinq filiales du journal, avec effet ce vendredi 25 juin.

« Où sont passées les valeurs au cœur de cette ville ? »

Si un certain nombre de journalistes du quotidien ont décidé de partir il y a déjà quelques semaines, d’autres sont donc restés jusqu’au bout. Ils ont pris la décision de rester car, ont-ils confié au South China Morning Post, leur emploi était bien plus qu’un simple gagne-pain, manière d’exprimer aussi leur détermination à demeurer sur place jusqu’aux derniers instants du journal. Ces derniers journalistes se sont vu offrir des plateaux-repas emballés par des lecteurs anonymes du journal, qui leur ont permis de se restaurer avant de terminer leurs papiers.
Tammy Cheung, le rédacteur en chef adjoint de l’Apple Daily qui avait la responsabilité éditoriale du desk Chine, a souligné que la quasi-totalité de la trentaine de journalistes affectés à ce poste étaient là mercredi soir. « J’ai décidé de rester car c’est mon travail et je voulais l’achever avec un sens professionnel, a lancé le journaliste, âgé de 55 ans. Mon message à mon équipe a été de leur dire qu’ils faisaient leur travail avec conscience pour poursuivre l’esprit de l’Apple Daily. »
« J’écris mon article pour dire adieu aux lecteurs, a confié Icy, journaliste au quotidien depuis cinq ans. Je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer lorsque j’ai appris la nouvelle [de la fermeture du journal]. Ici, ce n’est pas seulement mon lieu de travail, c’est ma maison. » Cette journaliste, comme beaucoup d’autres, n’était plus payée par le journal dont les avoirs ont été gelés.
« Voici qu’à Hong Kong, un journal peut disparaître juste comme ça, s’est exclamé un autre journaliste. Où sont passées les valeurs au cœur de cette ville ? Vont-elles disparaître elles aussi ? Ici, ce n’est pas simplement un travail, c’est une expression du degré de liberté dans cette ville. »
Dickson Ng, 55 ans, responsable de la maquette du journal, s’est déclaré bouleversé par les événements alors qu’il finissait son travail pour la dernière fois. « Je suis impressionné par le fait que nous soyons allés aussi loin. Mais je suis triste car Hong Kong a pris la direction de l’abîme. »

« Défenseur des libertés »

Dans un autre article, le South China Morning Post pose la question : « L’Apple Daily est-il plus qu’un journal ? Ses contempteurs l’accusaient d’être anti-chinois. Mais ses lecteurs fidèles adoraient ses reportages courageux contre le pouvoir en place et son travail pour expliquer ce qu’est la démocratie. Oui, il existait un rare consensus réunissant les critiques et les soutiens de ce journal : l’Apple Daily était beaucoup plus qu’un journal. Pour ses fans, il était un défenseur des libertés. Pour ses ennemis, c’était un organe opposé à la souveraineté nationale. En définitive, ce sont ses ennemis qui ont gagné. »
ce mercredi 23 juin, le secrétaire aux Affaires étrangères Dominique Raab a réagi au nom du gouvernement britannique. Pour lui, la fermeture de l’Apple Daily par les autorités de Hong Kong constitue « une atteinte glaçante à la liberté d’expression à Hong Kong ». « Il est devenu clair comme de l’eau de roche que les autorités qui font usage de la loi sur la sécurité nationale pour réduire au silence les libertés et punir toute dissidence plutôt que de restaurer l’ordre public. Le gouvernement chinois avait promis de protéger la liberté de la presse et la liberté de parole à Hong Kong lorsqu’il avait signé la déclaration conjointe sino-britannique qui consacrait les termes de la rétrocession de l’ancienne colonie britannique à la Chine. Il doit honorer ses promesses et respecter ses engagements auxquels il a souscrit. »
La déclaration conjointe sino-britannique a été signée le 19 décembre 1984 Grand Hall du Peuple à Pékin par le Premier ministre chinois Zhao Ziyang et son homologue britannique Margaret Thatcher. La déclaration est entrée en vigueur avec l’échange des instruments de ratification le 27 mai 1985 et a été enregistrée par les gouvernements de la Chine et du Royaume-Uni à l’ONU le 12 juin 1985. Dans la déclaration conjointe, Pékin affirme son souhait de reprendre l’exercice de la souveraineté sur Hong Kong (à savoir l’île de Hong Kong, Kowloon et les Nouveaux Territoires) avec effet au 1er juillet 1997, tandis que Londres promet de rendre Hong Kong à la Chine avec effet à la même date.
La Chine et le Royaume-Uni sont convenus dans la déclaration commune que, selon le principe « un pays, deux systèmes » imaginé Deng Xiaoping, le socialisme pratiqué en Chine populaire ne serait pas étendu à Hong Kong. Celle-ci garderait son système capitaliste en vigueur jusqu’alors et sa façon de vivre pendant une période de 50 ans à compter de 1997. Une cette politique à formuler, selon la déclaration commune, dans la loi fondamentale de Hong Kong (Hong Kong Basic Law).
L’imposition de la loi sur la sécurité nationale à Hong Kong en juin dernier a signé l’arrêt de mort du principe « un pays deux systèmes » que Pékin proposait aussi à Taïwan pour permettre la réunification de la « province rebelle » au continent chinois. L’acte de mort de ce concept a du même coup signifié l’abandon pour la présidente de Taïwan Tsai Ying-wen de toute idée de réunification, celle-ci étant plus que jamais rejetée par une très large majorité de la population taïwanaise effrayée par les événements à Hong Kong.
Par Pierre-Antoine Donnet

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP, Pierre-Antoine Donnet est l'auteur d'une quinzaine d'ouvrages consacrés à la Chine, au Japon, au Tibet, à l'Inde et aux grands défis asiatiques. En 2020, cet ancien correspondant à Pékin a publié "Le leadership mondial en question, L'affrontement entre la Chine et les États-Unis" aux Éditions de l'Aube. Il est aussi l'auteur de "Tibet mort ou vif", paru chez Gallimard en 1990 et réédité en 2019 dans une version mise à jour et augmentée. Après "Chine, le grand prédateur", paru en 2021 aux Éditions de l'Aube, il a dirigé fin 2022 l'ouvrage collectif "Le Dossier chinois" (Cherche Midi), puis début 2023 "Confucius aujourd'hui, un héritage universaliste" (L'Aube).