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Sommet de l'ASEAN sur la Birmanie : un consensus factice

Le président indonésien Joko Widodo lors d'une conférence de presse à l'issue du sommet spécial de l'ASEAN sur la Birmanie, le 24 avril 2021. (Source : APNEWS)
Le président indonésien Joko Widodo lors d'une conférence de presse à l'issue du sommet spécial de l'ASEAN sur la Birmanie, le 24 avril 2021. (Source : APNEWS)
L’ASEAN a appelé à la retenue et à la fin des violences en Birmanie, à l’issue d’un sommet consacré à la situation critique de ce pays depuis le coup d’État du 1er février. Un « communiqué final de consensus » sans calendrier ni sanction, qui semble placer les militaires putschistes au même plan que les manifestants victimes de la répression sanglante. Min Aung Hlaing, le chef de la junte, était présent à Jakarta, mais aucun représentant de l’opposition invité. Autre absence gênante : celle du Premier ministre thaïlandais Prayuth Chan-o-cha, lui-même auteur d’un coup d’État en 2014 et proche du généralissime birman. La Thaïlande et la Birmanie ont des intérêts énergétiques via Total qui ignorent depuis longtemps la démocratie et les droits de l’homme.
Le sommet spécial de l’ASEAN, l’Association des Nations du Sud-Est asiatique, consacré à la situation en Birmanie s’est tenu le 24 avril à Jakarta en présence de l’auteur du coup d’État, le général Minh Aung Hlaing, et de hauts responsables des 9 autres États membres de l’Association régionale. Aucun représentant du Gouvernement d’Union Nationale (GUN), regroupant les opposants au putsch, n’était invité.
Pour sa première sortie officielle hors de Birmanie, rien ne distinguait le général Minh Aung Hlaing, en costume sombre, cravate gris perle, des autres participants. Le protocole indonésien s’était toutefois arrangé pour que la limousine conduisant le chef de la junte de son Airbus A320 au lieu du sommet n’ait pas son drapeau déployé, contrairement aux autres invités.
À l’issue du sommet est publié un « communiqué de consensus » en 5 points, affirmant que les violences doivent cesser sans délai en Birmanie. Cependant, il n’est assorti d’aucun calendrier et d’aucune menace de sanction, au cas – probable – où l’armée birmane ne modifierait pas vraiment son comportement habituel, consistant à écraser dans le sang toute forme de contestation. Ce communiqué ne paraît donc pas de nature à faire plier les généraux putschistes. Pas évident non plus d’ouvrir des négociations avec des gens que l’armée poursuit pour « haute trahison ».
L’hôte du sommet, le président indonésien Joko Widodo, tout comme le Premier ministre malaisien Muhyiddin Yassin et son homologue singapourien Lee Hsien Loong, ont appelé à la libération des prisonniers politiques, non inclus dans les 5 points du communiqué final. Selon l’agence Reuters, ce point figurait pourtant bien dans le projet de communiqué préparé la veille du sommet.
Confirmant les approximations de ce prétendu consensus, le communiqué final appelle les parties birmanes en conflit « à la retenue », comme si les opposants au putsch étaient co-responsables des 750 morts civils dénombrés, des milliers de blessés et de personnes disparues, à égalité avec l’armée birmane.
Pour des raisons non élucidées, le premier ministre thailandais Prayut Chan-o-cha, dont le pays est en première ligne face à l’afflux en cours de réfugiés provenant de Birmanie, n’est pas venu à Jakarta, invoquant la pandémie de Covid-19. Étant lui-même ancien commandant en chef de l’armée thailandaise, il est arrivé au pouvoir par un coup d’État militaire en 2014, et passe pour entretenir d’excellentes relations personnelles – et d’affaires – avec le général Minh Aung Hlaing.
L’ASEAN se flatte de fonctionner par consensus. Elle s’est toujours abstenue d’ingérence dans les affaires intérieures de ses membres. Cette ligne s’est avérée particulièrement contre-performante en 2017, lorsque le général Minh Aung Hlaing a mis en œuvre un nettoyage ethnique de la minorité musulmane Rohingya au bilan dramatique : une dizaine de milliers morts, d’innombrables femmes violées par la soldatesque birmane, 800 000 réfugiés au Bengladesh dans le plus grand dénuement et leurs villages brulés. L’ASEAN, qui compte trois pays à majorité musulmane, – le plus peuplé de tous, l’Indonésie, la Malaisie et Bruneï – n’a rien tenté publiquement – et rien obtenu pour arrêter ou limiter ce que l’ONU a qualifié de « crimes contre l’humanité ».

L’ASEAN, un groupement hétéroclite

L’ASEAN, qui compte 10 membres, fut créée en 1965 par 5 États – la Thaïlande, les Philippines, l’Indonésie, la Malaisie et Singapour – dans un climat de lutte anti-communiste – la guerre américaine au Vietnam est alors en pleine escalade. L’organisation s’est progressivement élargie, d’abord au Sultanat pétrolier de Bruneï en 1984, puis au Vietnam en 1995.
L’admission de la Birmanie en 1997 s’est déroulée dans un contexte très particulier. En effet, depuis des siècles, le royaume du Siam – devenu royaume de Thaïlande en 1939 – et les différents royaumes qui se sont succédés avant la colonisation britannique de la fin du XIXéme siècle dans ce qui est aujourd’hui le Myanmar, se sont violemment combattus pendant de longues périodes. Dés l’indépendance de la Birmanie, en 1948, d’abord la guerilla karen, puis à partir du coup d’État du général Ne Win, en 1962, d’autres mouvements de guérillas, notamment Shan, ont établi des zones « libérées ». Les autorités Thaïlandaises ont favorisé, jouxtant leur frontière ouest, la constitution de zones tampons, tenues par ces guérillas. Le gouvernement de Bangkok laissait transiter sur son territoire les armements nécessaires à la survie de ces mouvements irrédentistes, y voyant plusieurs avantages : outre une sorte de solidarité ethnique (la langue Shan est un rameau du thaï), cela contribue à l’affaiblissement de l’ennemi héréditaire birman, et permet d’encaisser de juteux profits générés par divers trafics (rubis et saphirs, opium et dérivés) facilités par cette situation instable.

L’arrivée de Total bouleverse la donne

Le contrat signé en 1992 entre le pétrolier français Total et la société d’État birmane MOGE (Myanmar Oil & Gas entreprises) bouleverse profondément l’équation des relations birmano-thaïes. Ce contrat prévoit la mise en exploitation du gisement gazier offshore « Yadana » (« trésor », en langue birmane) en mer d’Andaman, au large des côtes de la province birmane du Tenasserim, et son acheminement par gazoduc sous-marin, puis terrestre vers la ville de Ratchaburi au sud-ouest de la Thaïlande. Là sera construite une centrale électrique de forte puissance, alimentant en électricité le grand Bangkok – environ 10 millions d’habitants à l’époque. À ce chantier, conçu et piloté par Total, s’associent, outre la MOGE, le pétrolier américain Unocal -ultérieurement racheté par Chevron – et le pétrolier thaï PTT.
Pour la première fois dans l’histoire des deux pays, un lien fixe, censé être mutuellement bénéfique, doit les unir. Les conséquences géopolitiques sont considérables. Il n’est plus question pour les autorités thaïes de soutenir ou de fermer les yeux sur les agissements des guérillas hostiles à Rangoun. Car celles-ci sont désormais un obstacle à la construction du gazoduc, une priorité nationale pour les deux pays. Le régime birman avec lequel Total contracte est directement issu du bain de sang perpétré par l’armée en aout 1988 : 5 000 tués en un seul jour dans les rues de Rangoun. Il se dénomme lui-même SLORC pour State Law and Order Restoration Council, et se rebaptisera quatre ans plus tard, en conservant les mêmes pratiques et quasiment les mêmes généraux, en SPDC (State Peace and Development Council). Après des retards dans la construction du tronçon du gazoduc en Thaïlande, causé par des recours d’ONG, le gaz birman arrive à Ratchaburi en 2000.
En 1997, il n’y avait donc plus d’objection du côté de Bangkok à l’admission de la Birmanie au sein de l’ASEAN.
L’argument géopolitique du lien Birmanie-Thaïlande fut l’axe principal de la démarche juridique « amicus curiae » entreprise avec succès en 1997 par la diplomatie française pour obtenir, via un très grand – et très cher – cabinet d’avocats américains, la non-inculpation de Total dans le procès intenté par des ONG devant la cour fédérale de Los Angeles contre Unocal pour violations graves et répétées des droits humains dans la construction en territoire birman du tronçon terrestre du gazoduc.
En 1998, une députée verte posa une question écrite au ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine, pour connaître sur quelle ligne budgétaire avaient été imputés les frais d’avocats pour exempter Total de poursuites devant la justice américaine, et si la compagnie les avait remboursés. Contrairement aux règles de droit régissant les relations entre le législatif et l’exécutif, Marie-Hélène Aubert n’a jamais reçu de réponse.
Par Francis Christophe

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A propos de l'auteur
Ancien journaliste à l'AFP et de Bakchich, ancien enquêteur pour l'Observatoire Géopolitique des Drogues, de Bakchich, Christophe est journaliste indépendant. Auteur du livre "Birmanie, la dictature du Pavot" (Picquier, 1998), il est passionné par les "trous noirs de l'information". La Birmanie fut, de 1962 à 1988 le pays répondant le mieux à cette définition. Aucune information ne sortait de cette dictature militaire autarcique, archaïque, guerroyant contre ses minorités, clamant sans le désert sa marche sur la voie birmane vers le socialisme.