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Au Pakistan et au Bangladesh, la France en proie à la colère islamiste et à la démagogie

Manifestation contre le président français Emmanuel Macron après son soutien à la republication par "Charlie Hebdo" des caricatures de Mahomet, à Peshawar au Pakistan, le 26 octobre 2020. (Source : Yahoo News)
Manifestation contre le président français Emmanuel Macron après son soutien à la republication par "Charlie Hebdo" des caricatures de Mahomet, à Peshawar au Pakistan, le 26 octobre 2020. (Source : Yahoo News)
Depuis le début de la semaine, dans la foulée des déclarations d’Emmanuel Macron sur la liberté d’expression et les dangers de l’islamisme radical, la colère islamiste contre la France touche les pays asiatiques à majorité musulmane, en particulier le Pakistan et le Bangladesh. Ouvertement menaçants contre le président français, les manifestants prêchent le boycott des produits hexagonaux et appellent les autorités locales à condamner sans autre forme de procès leurs homologues de Paris. Certains dirigeants comme le Premier ministre Imran Khan surfent sur la vague, non sans démagogie.
Lundi 2 novembre à Dacca, la capitale bangladaise, 50 000 manifestants issus des rangs d’un parti islamiste, le Hefazat-e-Islam, marchaient vers l’ambassade de France. Ils renouvelaient ainsi leur colère contre la France et son président, à grand renfort de slogans haineux et grossiers, de menaces de représailles et d’effigies brûlées. Scénario identique la veille à Karachi, la capitale économique du Pakistan, où convergeaient vers le consulat général de France plusieurs centaines de manifestants enfiévrés du Jaamat-e-Islami, un des principaux partis islamistes du pays. Deux jours plus tôt, le 30 octobre, peu après la prière, Islamabad avait également vu se former un cortège de plusieurs milliers de militants radicaux convergeant vers l’ambassade de France. À Lahore, deux ville du Pakistan, 10 000 sympathisants du parti radical islamique Tehreek-e-Labbaik sont descendus dans la rue en scandant des slogans et en portant des banderoles au contenu là encore univoque. Idem à Multan où un portrait du président français fut brûlé sur la place publique par une foule zélote enfiévrée.
À chacune de ces démonstrations de colère contre la France, les forces de sécurité locales ont été déployées en nombre pour prévenir destructions matérielles et assauts des bâtiments diplomatiques ou consulaires, assurer la sécurité des personnels. Jusque-là, aucun drame majeur ou rédhibitoire n’est venu endeuiller ces mobilisations fondamentalistes hostiles aux intérêts français. Sera-ce toujours le cas si la mobilisation perdure et si l’exaltation dans les rangs des manifestants, loin de retomber, monte d’un cran ? À noter l’appel – sans suite – des leaders islamistes bangladais à leurs militants de prendre d’assaut l’ambassade de France à Dacca mardi 3 novembre dans l’après-midi.

Hasina silencieuse, Khan incendiaire

Au Bangladesh, la cheffe de gouvernement Skeikh Hasina n’est pas encore directement intervenue dans le débat et se tient – avec bon sens – à l’écart de la polémique. Mais au Pakistan, l’effervescent Premier ministre ministre Imran Khan, lui-même sur la sellette, ne s’est pas privé de jeter de l’huile sur le feu ardent des islamistes : « Quand vous faites des caricatures, ce n’est pas de la liberté d’expression, c’est délibérément blesser les sentiments d’1,3 milliard de musulmans », a-t-il ainsi lancé à la télévision nationale, le 30 octobre. Quelques jours plus tôt, le chef du gouvernement avait déjà planté une banderille douteuse sur cette thématique sensible : « Le président français a choisi d’encourager l’islamophobie en s’attaquant à l’islam plutôt qu’aux terroristes qui commettent des actes de violence, qu’il s’agisse de musulmans, de tenants de la suprématie blanche ou d’idéologues nazis. En s’attaquant à l’islam, manifestement sans en avoir la moindre compréhension, le président Macron a attaqué et blessé les sentiments de millions de musulmans en Europe et dans le monde. »
Dans la foulée de cette énième saillie du Premier ministre pakistanais, l’ambassadeur de France en poste à Islamabad dut également subir les foudres du pays hôte, dont celles du ministère des Affaires étrangères : « Le Pakistan condamne fermement l’assimilation de l’islam au terrorisme pour des gains électoraux et politiques étroits […]. Les déclarations [du président Macron] et actions provocatrices attisent la haine et la confrontation interreligieuses. » Passons sur ces procédés fort peu diplomatiques, aussi mal inspirés que confondants.

Risques d’attentats ?

*2,4 milliards d’euros avec le Bangladesh en 2017 ; 1,3 milliard avec le Pakistan en 2018. **Le classement annuel de la Banque mondiale « Doing Business 2020 » place le Bangladesh au 168ème rang (sur 190 pays pris en compte par cette étude), le Pakistan au 108ème. ***Dans son « Indice de perception de la corruption 2019 », Transparency International mentionne le Bangladesh au 146ème rang (sur 180 États évalués), le Pakistan au 120ème.
A priori, dans ces deux pays en développement d’Asie du Sud – qui formaient un seul État jusqu’en 1971 -, les appels répétés des formations islamistes à la rupture des relations diplomatiques bilatérales ont peu de chance d’aboutir ou d’emprunter la récente « jurisprudence Erdogan » à l’égard de Paris. Quant aux appels au boycott des produits français, même s’ils étaient durablement suivis d’effets, ils ne devraient guère faire vaciller les fondements de l’économie française, eu égard à la modestie de nos échanges commerciaux avec ces deux États* au climat des affaires par ailleurs passable**, à l’état de droit pour le moins dégradé et à la corruption rampante***.
*À l’instar récemment de l’attentat du 1er juillet 2016 perpétré par le groupe État islamique dans la capitale Dacca (quartier de Gulshan) et ses 25 victimes, dont une vingtaine de ressortissants étrangers. **Cf. la note du ministère français des Affaires étrangères le 4 novembre 2020, sur son site Internet : « Appel à la vigilance maximale – risque d’attentat (03/11/2020). Pour rappel, comme indiqué dans l’alerte générale, publiée le 29 octobre 2020, le risque d’attentat étant élevé, les Français résidents ou de passage à l’étranger sont appelés à faire preuve de vigilance maximale. »
Plus préoccupantes et concrètes pour la France, ses autorités et ses expatriés, les possibles incidences sécuritaires de cette « fièvre radicale » : si le Bangladesh – où la menace terroriste demeure non seulement avérée* mais élevée** – n’a jusqu’alors pas pris pour cible des intérêts français, il en va bien différemment du Pakistan, théâtre au printemps 2002 à Karachi d’un attentat tuant une douzaine de personnes au sein de la communauté française.
Dans ce champ vindicatif particulier à l’encontre de la France, mentionnons encore le cas de l’Afghanistan où des membres zélés du parti islamiste Hezb-i-Islami ont notamment mis le feu au drapeau français. Dans son registre radical familier, Gulbuddin Hekmatyar, le leader septuagénaire de ce parti fondamentaliste, dont on ne compte plus ces dernières décennies les initiatives mal inspirées, a profité de l’occasion pour « avertir » le président français que s’il ne « contrôle pas la situation, nous allons vers une troisième guerre mondiale et l’Europe en sera responsable ». Ici encore, des propos tout en nuances, recul et délicatesse.

Le soutien de l’Inde

*Signature en 1998 du partenariat stratégique Inde–France (coopération nucléaire civile, coopération de défense, coopération en matière de contre-terrorisme, coopération spatiale, etc.). En 2019, le commerce bilatéral franco-indien s’établissait à 11,5 milliards d’euros. **L’Inde a à cette occasion été la première nation non occidentale à exprimer ses condoléances et son soutien à la France.
Par opposition, depuis l’Inde – un partenaire stratégique constant de Paris* -, le propos des dirigeants a été d’un tout autre soutien**, d’une tout autre nature, à l’image de ce tweet du Premier ministre Narendra Modi le 30 octobre et son contenu très apprécié par le gouvernement français : « Je condamne fermement les récents attentats terroristes en France, notamment l’odieux attentat perpétré aujourd’hui à Nice dans une église. Nos plus sincères condoléances aux familles des victimes et au peuple français. L’Inde est aux côtés de la France dans la lutte contre le terrorisme. »
*Le 25 septembre 2020, en plein procès des attentats de janvier 2015, et après la republication par Charlie Hebdo des caricatures de Mahomet, deux personnes ont été grièvement blessées à Paris lors d’une attaque à l’arme blanche perpétrée par un ressortissant pakistanais.
À Mumbai ou Bhopal, les quelques rassemblements populaires – au format modeste – critiques à l’endroit du chef de l’État français ne sont guère venus assombrir la proximité franco-indienne. De passage à Paris le 29 octobre, le secrétaire aux Affaires étrangères Harsh Vardhan Shringla, numéro 2 de la diplomatie indienne, ajouta lors d’une conférence organisée à l’Institut français des relations internationales (Ifri) sa pierre au solide édifice franco-indien : « L’Inde et la France sont confrontées à des menaces similaires non traditionnelles pour la sécurité, sous la forme du radicalisme et du terrorisme… La lutte aujourd’hui ne vise pas des communautés ou des individus spécifiques, mais une idéologie politico-religieuse radicale qui tente de nier les progrès réalisés par les démocraties laïques, en particulier lorsqu’elles impliquent l’égalité de tous les citoyens, quelle que soit leur religion ou leur appartenance ethnique, et les droits des femmes […]. Il était horrible d’entendre parler des deux récents incidents terroristes en France, dont l’un, comme c’est très souvent le cas, avait son origine dans notre voisinage occidental – le Pakistan*. Le monde civilisé doit agir ensemble et avec fermeté pour faire face à cette menace pesant sur nos chers systèmes de valeurs démocratiques. » On ne saurait effectivement mieux dire.
Par Olivier Guillard

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Birmanie 2020 : de l’état des lieux aux perspectives" (IRIS/Dalloz) et de ''L'inquiétante République islamique du Pakistan'', (L'Harmattan, Paris, décembre 2021). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.