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"Droit de tuer des Français" : la crise politique malaisienne s'invite dans le débat public en France

L'ancien Premier ministre malaisien Mahathir Mohamad. (Source : Nikkei Asian Review)
L'ancien Premier ministre malaisien Mahathir Mohamad. (Source : Nikkei Asian Review)
Le 29 octobre, de nombreux Français découvrent dans la presse et sur les réseaux sociaux Mahathir Mohamad. À 95 ans, l’ancien Premier ministre malaisien est décrié par l’ensemble des médias français. Le Secrétaire d’État au numérique Cédric O appelle à la suppression de son compte Twitter. En cause, une note de son blog publiée sur Facebook et Twitter dans laquelle le nonagénaire prend position sur les récentes déclarations d’Emmanuel Macron concernant la liberté d’expression et l’Islam. Une déclaration étroitement liée à sa stratégie de retour au pouvoir en pleine crise politique en Malaisie.
C’est le point 12 de cette déclaration de Mahathir qui a suscité l’indignation en France. L’ancien chef du gouvernement explique que « les musulmans ont le droit d’être en colère et de tuer des millions de Français pour leurs massacres passés ». Ce passage outrancier vient quelques lignes après la condamnation du meurtre de Samuel Paty et une défense de la liberté d’expression. Mahathir explique également que les musulmans ne passeront pas à l’acte puisqu’ils n’appliquent pas la loi du Talion, quand bien même ils auraient « le droit de punir les Français ».
Parus quelques heures après l’attentat de Nice, ces propos choquent et indignent, à tel point que Facebook et Twitter les ont supprimés. Cependant, il s’agit moins d’une déclaration de guerre de Mahathir aux Français qu’un élément d’une stratégie politique devant lui permettre de reprendre les rênes d’un pouvoir qu’il a quitté en démissionnant en février dernier.

Habitué des déclarations outrancières

Tout au long de sa carrière politique, Mahathir a été coutumier des déclarations chocs et outrancières, notamment sur la scène internationale. Lors de son premier mandat (1981-2003), il n’a eu de cesse de vitupérer contre la domination occidentale qui passerait par l’imposition de la démocratie libérale et des droits de l’homme dans les pays du Sud. Dans son discours de 1991 à la tribune de l’ONU, Mahathir expliqua ainsi que les droits de l’homme et le droit environnemental n’avaient pour but que la déstabilisation des pays du Sud, avant d’enchaîner en se demandant s’il n’y « a qu’une seule forme de démocratie ou qu’un seul clerc pour l’interpréter ? » De plus, dans les années 1990, le Premier ministre malaisien dénonçait la décadence morale d’un Occident aux mœurs trop libres, oubliant la pudeur, le respect et la religiosité. Contre cela, il se faisait avec le dirigeant singapourien Lee Kuan Yew le héraut des « valeurs asiatiques » combinant ordre, hiérarchie et goût de l’effort qui devaient se dresser en contre-modèle.
De même, entre 1981 et 2003, Mahathir se voulait le porte-parole des musulmans opprimés. Il donna cette inflexion à la politique étrangère malaisienne dès 1982 lors de son discours à l’Assemblée générale de l’ONU en comparant les massacres de Sabra et Shatila commis durant la guerre civile libanaises aux camps de concentration nazis. Dans les années 1990, il prit fait et cause pour les Bosniaques musulmans, accusant l’Occident de laisser se perpétrer à sa porte un génocide et de ne pas intervenir, sans doute parce qu’on ne trouve pas de pétrole en Bosnie.
Sur la question palestinienne, cette outrance a fait plonger Mahathir dans l’antisémitisme. Sa carrière est émaillée de propos virulents contre les juifs. Par exemple, en 1997, il accusait George Soros d’avoir déclencher la crise financière asiatique pour le compte des sionistes. En 2003, dans l’un des derniers discours de son premier mandat, il avançait que « les juifs dirigent le monde par procuration ». Plus récemment, au cours de son deuxième mandat (2018-2020), Mahathir a avancé que ses « amis juifs n’étaient pas comme les autres juifs » puis quelques mois plupart, il a refusé de laisser qualifier ses propos d’antisémites au nom de la liberté d’expression.
Tous les éléments de ses déclarations passées se retrouvent dans son post de blog. Car avant le passage repris dans les médias français, Mahathir s’en prend à la décadence de l’Occident. En effet, il explique qu’auparavant les femmes occidentales ne laissaient rien paraître de leur corps si ce n’est leur visage. Désormais, elles ne portent plus qu’une « corde ».

Stratégie de retour au pouvoir

Doit-on en conclure que Mahathir n’est autre qu’un leader islamiste anti-occidental ? Non. Car ses déclarations polémiques sur la scène internationale servent une stratégie politique. Au cours de son premier mandat, malgré toutes ses outrances, Mahathir n’a jamais été mis au banc des nations. En effet, dans le même temps, la Malaisie connaissait un boom économique alimenté par les investissements occidentaux. De plus, Kuala Lumpur entretenait d’excellentes relations stratégiques et sécuritaires avec les pays du Nord, en témoigne l’accord de 1984, tenu secret jusque dans les années 2000, signé entre Mahathir et Ronald Reagan accordant des facilités stratégiques à l’armée américaine en Malaisie. Fort de cette aisance économique et de ses soutiens occidentaux, le pays pouvait se permettre des outrances verbales afin de devenir un des porte-paroles du Tiers Monde. Alternant virulence rhétorique et modération diplomatique, la Malaisie sous le premier mandat de Mahathir est devenue un pays reconnu dans le système international. De plus, les attaques à l’extérieur permettait un renforcement du gouvernement à l’intérieure des frontières malaisiennes.
C’est ce même mécanisme d’usage de la scène internationale à des fins politiques qui est à l’œuvre dans le post du 29 octobre. Malgré ses 95 ans, Mahathir ambitionne de diriger pour une troisième fois le pays.

Réaction modérée du gouvernement

Depuis le putsch parlementaire et le renversement de majorité qui a conduit à sa démission en février dernier, la Malaisie traverse une grave crise politique. Le nouveau Premier ministre Muhyiddin Yassin et le leader de l’opposition Anwar Ibrahim revendiquent tous les deux la majorité au Parlement. À la tête d’une coalition hétéroclite, le chef du gouvernement est en sursis puisque son principal allié, l’United Malay National Organisation (UMNO) ne le soutient que du bout des lèvres et est prêt à l’abandonner. De son côté, Anwar a été reçu par le roi de Malaisie pour prouver qu’une majorité de députés le soutenait, sans en apporter toutefois la preuve. Pour se maintenir en place, Muhyiddin a tenté de déclarer l’état d’urgence, officiellement pour lutter contre la pandémie de Covid-19, officieusement pour suspendre le Parlement et ainsi éviter une motion de censure. Cette option a été écartée par le roi qui a toutefois renouvelé sa confiance à son Premier ministre.
Pour sortir de cette crise politique, Mahathir a proposé ce mercredi 28 octobre de former autour de lui un gouvernement d’unité nationale incluant des représentants de tous les partis politiques. Pour soutenir cette option, l’ancien Premier ministre a cherché à s’attirer des faveurs des franges les plus conservatrices des Malais qui soutiennent aujourd’hui la coalition au pouvoir. L’actuel débat sur l’islam lui fournit une occasion rêvée de fédérer autour de lui. Alors que 60 % des Malaisiens sont musulmans, l’utilisation politique de l’islam est une constante des dirigeants en difficulté avides de mobiliser autour d’eux.
D’autant plus que prendre une position virulente permet à Mahathir de se démarquer. En effet, le gouvernement s’est montré relativement modéré suite aux déclarations d’Emmanuel Macron sur la défense des caricatures. Dans un premier temps, le ministre des Affaires religieuses a envoyé une lettre accompagnée d’un livre sur la vie du Prophète à l’ambassade de France en Malaisie afin d’œuvrer à la compréhension mutuelle. Le 27 octobre, le ministre des Affaires étrangères Hishammuddin Hussein a publié un communiqué de presse dans lequel il affirme que la Malaisie s’inquiète des discours de haine à l’encontre de l’islam et refuse que la liberté d’expression soit utilisée pour dénigrer le Prophète, sans que la France ne soit citée. Pour autant, Kuala Lumpur réaffirme son attachement à la liberté d’expression et de religion ainsi que sa volonté de concourir à une cohabitation harmonieuse des religions ainsi qu’à la lutte contre l’extrémisme. Le lendemain, le chargé d’affaires français en Malaisie était convoqué au ministère des Affaires étrangères. D’après le communiqué officiel, Hushammuddin a évoqué l’inquiétude de la Malaisie face aux discours de haine et l’islamophobie et a marqué son opposition aux caricatures du Prophète qui ne contribueraient pas à l’harmonie interreligieuse.

Message aux Malaisiens

A contrario de cette réaction modérée du gouvernement, Anwar s’en est pris directement à Emmanuel Macron, l’accusant d’islamophobie. Le leader de l’opposition avance que les propos du président français sont irresponsables en ce qu’il confondrait la majorité des musulmans avec une minorité de fanatiques à condamner et dénoncer. De plus, il s’en prend directement à la laïcité qui aurait engendré selon lui la première de terrorisme. Or, ce communiqué d’Anwar, comme le note la chercheuse Sophie Lemière, est ampoulé et « pseudo-intellectuel ».
Par sa déclaration fracassante et outrancière, Mahathir occupe l’espace laissé tant par le gouvernement que par son rival, celui de la surenchère. L’ancien Premier ministre a tout à gagner à adopter cette stratégie. Il déclenche une crise diplomatique sans en avoir à en payer les conséquences puisqu’il n’est plus au pouvoir, tout en ralliant derrière lui toute une partie de la population. Sa prise de position ne l’engage pas car elle ne sera pas suivie d’action de ses partisans contre la France : il n’appelle ainsi pas au boycott des produits français. Aussi, le post de Mahathir sur son blog ne s’adresse pas tant aux Français qu’à la population malaisienne qu’il cherche à mobiliser afin de revenir au pouvoir. Il ne s’agit donc que d’une nouvelle application de la stratégie politique de la virulence qu’il a toujours utilisée.
Par Victor Germain

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A propos de l'auteur
Spécialiste de la Malaisie, Victor Germain est chargé d'études à l'Institut de recherche stratégique de l’École Militaire (IRSEM). Diplômé de Sciences Po Paris en science politique et relations internationales, il a également étudié à l'Universiti of Malaya à Kuala Lumpur. Il est l'auteur d'un mémoire universitaire à l'IEP de Paris sur le populisme dans la politique étrangère de la Malaisie.