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Analyse

Du "putsch parlementaire" au procès 1MDB : la Malaisie en crise politique permanente ?

L'actuel Premier ministre malaisien Muhyiddin Yassin. (Source : Liew Chin Tong)
L'actuel Premier ministre malaisien Muhyiddin Yassin. (Source : Liew Chin Tong)
Le nouveau gouvernement malaisien issu de la crise politique de février a rappelé aux affaires des personnalités liées à la corruption. Parmi elles, Najib Razak, l’ancien Premier ministre condamné ce mardi 28 juillet à 12 ans de prison dans le procès 1MDB, vaste scandale financier. C’est l’échec de la coalition menée par Mahathir et Anwar: le « Pacte de l’espoir » avait permis l’alternance aux dernières élections, avec la promesse d’une restauration de l’État de droit et de la stabilité gouvernementale. La crise politique permanente est-elle devenue la norme en Malaisie ?
Le 13 juillet, le Premier ministre malaisien Muhyiddin Yassin peut savourer sa victoire. Son gouvernement, très contesté, s’est assuré d’une courte majorité de deux voix au Parlement et l’OMS vante sa bonne gestion de la pandémie de Covid-19. Mais tous ces résultats sont loin de mettre fin à la crise politique que traverse le pays depuis la fin février 2020, bien au contraire.
Le 24 février, la vie politique malaisienne devient un marasme de crises. Contre toute attente, le Premier ministre Mahathir démissionne avant d’être immédiatement nommé chef de gouvernement par intérim par le roi le temps de former un nouveau gouvernement. Les raisons de cette démission ne sont pas claires. Au sein du Pakatan Harapan (PH), la coalition au pouvoir depuis mai 2018, bruisse la rumeur que Mahathir préparerait un « putsch » parlementaire pour s’allier avec l’opposition. Cette idée est renforcée par la décision le lendemain de son parti le Parti Pribumi Bersatu Malaysia (PPBM) de quitter le Pakatan et de prendre attache avec l’opposition pour former une nouvelle coalition soutenant Mahathir.
C’est alors que les choses se complexifient. Mahathir se désolidarise de cette initiative et se met en retrait de son propre parti qu’il préside pourtant. Dans le même temps, il rencontre les leaders du Pakatan pour leur assurer qu’il n’a jamais souhaité torpiller son propre gouvernement. Alors que le PH se perd en déclarations contradictoires pour nommer un Premier ministre capable de mettre fin à la crise – Mahathir étant finalement désigné – les tenants et les aboutissants de la crise s’éclaircissent.

Comment le Pacte de l’espoir s’est déchiré

Pour la comprendre, il faut revenir quelques années en arrière. Fondé en 2015, le Pakatan Harapan, ou Pacte de l’espoir, est une coalition hétéroclite. Il réunit à la fois des partis d’opposition historiques, à l’instar du réformiste Parti de la Justice Populaire (PKR) d’Anwar Ibrahim et du Democratic Action Party (DAP) à majorité chinoise, ainsi qu’une scission emmenée par Mahathir de la United Malay National Organisation (UMNO), le mouvement dominant la vie politique malaisienne depuis 1957. Cette alliance n’a rien d’évident car lorsqu’il était au pouvoir entre 1981 et 2003, Mahathir s’est attaqué à de nombreuses reprises tant au DAP qu’à Anwar Ibrahim, son dauphin dans les années 1990, qu’il a fait jeter en prison en 1998 pour crime de sodomie. Cependant, la révélation à l’été 2015 d’une gigantesque affaire de détournement de fonds de la banque d’investissement publique 1MdB au profit du Premier ministre d’alors Najib Razak rebat les cartes. Mahathir ainsi que tous les ministres et cadres purgés par Najib forment leur parti, le PPBM, qui rejoint l’opposition.
Dans la perspective des élections législatives, le Pakatan fait de Mahathir, alors âgé de 92 ans, son candidat au poste de Premier ministre et publie son programme. Au-delà de la lutte contre la corruption et le retour à l’État de droit, l’élément le plus important est que le nonagénaire s’engage à n’être qu’un chef de gouvernement transitoire, devant céder les rênes du pouvoir à Anwar en cours de mandat. C’est cet élément qui va cristalliser les tensions et déclencher la crise de février dernier. En effet, suite à la victoire du PH en mai 2018, aucun calendrier de succession n’est donné. Les soutiens de Mahathir laissent même entendre que ce dernier pourrait faire un mandat complet. Même l’opposition se dit prête à le soutenir pour empêcher l’arrivée au pouvoir d’Anwar. Pressé de toute part, le Premier ministre précise fin 2019 qu’il ne se retirera qu’après le sommet de l’APEC devant avoir lieu à Kuala Lumpur en novembre 2020.
Cette déclaration accélère la crise. En effet, nombreux sont les cadres et ministres du Pakatan à ne pas souhaiter cette transition, notamment au sein du PPBM, mais aussi dans le parti d’Anwar. Toute une faction emmenée par le ministre de l’économie Azmin Ali s’est rapprochée de Mahathir contre Anwar.
Ce sont ces deux forces qui font tomber le Pakatan fin février. En se retirant de la coalition, elles lui font perdre sa majorité parlementaire. Elles se rapprochent ensuite de l’UMNO et du parti islamiste PAS pour former une nouvelle coalition gouvernementale conservatrice et pro-malaise. Celui-ci prend une forme informelle sous le nom de Perikatan Nasional, Alliance nationale, réunissant toute l’opposition au Pakatan ainsi que le PPBM et la faction d’Azmin. Après avoir reçu tous les parlementaires et malgré les protestations du Pakatan, le roi de Malaisie charge Muhyiddin Yassin, numéro 2 du PPBM, de former un nouveau gouvernement. Il prête serment le 1er mars.

Un nouveau gouvernement sans majorité parlementaire ?

L’intronisation de Muhyiddin ne met pas fin aux tensions. Bien au contraire. Un enchâssement de crises apparait et rythme depuis la vie politique malaisienne. Ces crises se situent à trois niveaux. Nationale d’abord entre le gouvernement et l’opposition, la crise apparait sur la question des exécutifs locaux, puisque le bouleversement des alliances nationales fait perdre au Pakatan le contrôle des États du Johor, de Malacca, du Kedah et du Perak. Mais elle porte aussi sur la réalité d’une majorité de députés pro-Muhyiddin. En effet, le PH n’a de cesse d’affirmer que le Perikatan gouverne sans majorité et en veut pour preuve qu’il refuse de convoquer une session du Parlement, Mahathir projetant d’y soumettre une motion de censure, ce qui permettrait de tester la réalité de l’appui parlementaire à Muhyiddin.
Car le PH n’en démord pas, il prétend disposer d’une majorité de députés. Cette conviction est appuyée par un article du site d’investigation Sarawak Report selon lequel les leaders du Perikatan Nasional ont menti au roi afin de former un gouvernement en assurant avoir la majorité. Le Parlement se réunit finalement en mai pour un discours de politique générale de Muhyiddin. Mais il n’est pas suivi d’un vote, au grand dam de l’opposition. Le calendrier parlementaire reprend alors son cours normal et la chambre basse ses séances début juillet. Mahathir dépose une motion de censure que le président du Parlement accepte de mettre au vote, ce qui pousse Muhyiddin à le démettre de ses fonctions. Encore faut-il qu’une majorité de députés l’accepte. Le Pakatan voit dans cette décision une montée de l’autoritarisme – jamais aucun président du Parlement n’a été ainsi chassé – et surtout la preuve que le gouvernement ne dispose pas de la majorité. Malheureusement pour l’opposition, 113 députés avalisent la décision de Muhyiddin, confirmant ainsi que ce dernier dispose d’une très courte majorité comme l’avait déjà annoncé fin mars le journal en ligne Malaysiakini.

Anwar et Mahathir en guerre ouverte

Le deuxième niveau de crise concerne la coalition du Pakatan Harapan. En effet, après avoir perdu le pouvoir, elle peine à se mettre en ordre de bataille. Dénonçant l’absence de légitimité démocratique de Muhyiddin, elle oscille entre l’exigence d’élections législatives anticipées et la certitude qu’elle reprendra le pouvoir par un nouveau basculement de majorité. Surtout, elle n’arrive pas à se décider sur le nom de son candidat au poste de Premier ministre. La majorité du Pakatan a longtemps soutenu le choix de Mahathir car ce dernier est considéré comme le seul à même de pouvoir réunir une majorité. Cette idée est refusée en bloc par le PKR qui présente le nonagénaire comme un traître qui n’aurait jamais voulu céder sa place à Anwar. Le parti soutient donc ce dernier.
Face à ce blocage, si le Pakatan n’arrive pas à s’accorder, c’est parce qu’Anwar et Mahathir sont désormais en guerre ouverte. Le premier affirme qu’il a été trahi par le second et qu’il ne peut plus lui faire confiance. Mahathir de son côté explique que son rival ne peut devenir Premier ministre car il serait impopulaire parmi la majorité malaise. Le 27 juin, le nonagénaire affirme ne plus briguer le poste de chef du gouvernement et propose au Pakatan un plan devant lui assurer le retour au pouvoir : nommer le dirigeant de l’État du Sabah Shafie Apdal au poste de Premier ministre en lui adjoignant deux adjoints, Anwar et Mukhriz Mahathir, son fils. Si dans un premier temps, le Pakatan se montre sensible à cette proposition, le 8 juillet ses dirigeants s’accordent finalement sur le nom d’Anwar. Las, ce qui devait marquer la fin de la crise interne à l’opposition la relance. Mahathir annonce faire scission pour former avec quatre autres députés un bloc indépendant qui reste malgré tout soutien du Pakatan. Cette décision marque le rejet de l’option Anwar. Le message a été entendu par la coalition d’opposition qui retire son soutien à ce dernier. Aujourd’hui, elle n’a pas tranché entre lui et Shafie, se contentant d’un communiqué indiquant soutenir le plus à même de réunir une majorité.

Mahathir chassé de son propre parti

Enfin, le dernier niveau de crise est interne au PPBM. En effet, si le parti de Mahathir a décidé de quitter le Pakatan pour former une nouvelle coalition, tous ses militants ne se sont pas rangés derrière ce choix. À commencer par Mahathir qui, pour marquer son opposition, a quitté la présidence du parti et s’est mis en retrait. Depuis lors, le PPBM est tiraillé entre les pro-Mahathir et les pro-Muhyiddin. Pour discréditer son adversaire, chaque camp y va de sa révélation. Les partisans de Mahathir ont diffusé des enregistrements qui révèlent que Muhyiddin était prêt à accorder des postes à des dirigeants de l’UMNO corrompus. A l’inverse, les soutiens de l’actuel Premier ministre ont dépeint Mahathir en cerveau du putsch. Ce dernier aurait refusé de céder sa place à Anwar et préparé un renversement de majorité. Au dernier moment, il n’aurait pas soutenu la démarche de Muhyiddin car celui-ci coopérait avec des personnalités corrompues, parmi lesquelles Najib Razak. L’ancien Premier ministre s’est d’ailleurs délecté des tensions au sein du PPBM, allant jusqu’à poster sur Facebook une photo de lui goguenard, regardant les actualités du parti tout en mangeant des chips.
En juin, Muhyiddin a expulsé du parti Mahathir et quatre députés du PPBM qui le soutiennent. Ces derniers ont répliqué en lançant une procédure judiciaire pour se faire réintégrer et en allant occuper le siège du PPBM. Dans une vidéo devenue virale, les militants du PPBM paraissent démunis face à un Mahathir déambulant dans les locaux du parti qu’il a fondé, donnant une conférence de presse depuis son bureau pour affirmer que si Muhyiddin veut le chasser de son parti, il n’a qu’à venir le rencontrer ici. Dans l’attente d’une décision de justice, Mahathir et ses soutiens restent « apatrides ». Mais ils continuent de s’en prendre violemment à la direction du PPBM : ils ont ainsi monté le mouvement Blackout Bersatu pour dénoncer les dérives du parti et inciter ses militants à cesser de soutenir Muhyiddin. Pour l’instant, cette campagne n’a donné aucun résultat tangible. Le 25 juillet, Mahathir a annoncé que si la justice ne lui donnait pas raison, lui et ses soutiens pourraient rejoindre un parti existant ou en former un nouveau, quitte à balkaniser encore un peu plus la politique malaisienne.

L’enjeu politique du procès 1MDB

Cet enchâssement de crises rythme désormais la vie politique malaisienne. Elle ne semble pas devoir s’arrêter avant que de nouvelles élections ne viennent donner une légitimité démocratique au gouvernement qui sortira des urnes. L’opinion publique est très critique de ce « putsch » parlementaire. Si le Perikatan Nasional puise ses soutiens parmi les Malais, notamment ruraux, il n’en demeure pas moins contesté par une large frange de la population du pays. Celle-là même qui avait voté en mai 2018 pour le Pakatan afin de mettre fin à un système considéré comme kleptocratique mis en place par l’UMNO et dont l’affaire 1MdB est l’exemple le plus probant. En effet, si le PH a pu remporter les élections, c’est à la fois sur la promesse de la lutte contre la corruption et du rétablissement de l’État de droit, mais aussi sur une perspective de stabilité derrière la figure respectée de Mahathir. Or, l’arrivée de Muhyiddin au pouvoir a marqué le retour aux affaires de personnalités battues en 2018 et accusées de corruption. Le chef du gouvernement a également remis au gout du jour les nominations à des postes clefs de l’économie de leaders politiques pour s’assurer de leur fidélité. Cette politique de copinage avait cessé sous le Pakatan.
Dès la nomination de Muhyiddin, des manifestations avaient eu lieu pour dénoncer ce putsch, avant que le confinement ne mette fin au mouvement. Le gouvernement du Perikatan a été moqué pour son incompétence, notamment dans la gestion de la pandémie de Covid-19, le ministre de la santé n’ayant pas hésité à répandre des fake news comme celle annonçant que boire de l’eau chaude tuait le virus. Il a aussi suscité l’inquiétude d’un retour à l’autoritarisme. Suite à un reportage critique d’Al-Jazeera sur la gestion des migrants en Malaisie, le ministre de la Communication a annoncé le 23 juillet que toute vidéo tournée dans le pays devait recevoir l’agrément de l’agence cinématographique malaisienne, y compris celles sur les réseaux sociaux vidéos comme TikTok. Face au tollé provoqué par cette décision, le gouvernement a dû reculer.
Cependant, c’est l’arrêt de la lutte contre la corruption qui a suscité le plus d’inquiétude. En effet, le retour aux affaires de personnalités faisant l’objet de procédures judiciaires, au premier rang desquelles Najib Razak, a fait craindre la suspension de celles-ci. Dans une interview donnée durant une manifestation anti-Muhyiddin, Marina Mahathir, la fille de l’ancien Premier ministre, s’est indignée que le changement de majorité puisse mettre fin au procès 1MdB.
Or, c’est tout le contraire qui s’est produit. Le 28 juillet, Najib Razak a été reconnu coupable d’abus de confiance, détournement de fonds et blanchiment d’argent dans le premier volet du procès 1MdB et condamné à 12 ans de prison et 45 millions d’euros d’amende. La réaction du gouvernement a été embarrassée. Muhyiddin a affirmé à la fois respecter l’indépendance de la justice et le droit de Najib de faire appel. Dans le même temps, des représentants des partis au pouvoir se sont pressés d’aller soutenir Najib. Si le gouvernement venait à soutenir ouvertement l’ancien chef du gouvernement, une nouvelle crise apparaîtrait dans la vie politique malaisienne : celle d’une défiance totale de la population envers ses dirigeants.
Par Victor Germain

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A propos de l'auteur
Spécialiste de la Malaisie, Victor Germain est chargé d'études à l'Institut de recherche stratégique de l’École Militaire (IRSEM). Diplômé de Sciences Po Paris en science politique et relations internationales, il a également étudié à l'Universiti of Malaya à Kuala Lumpur. Il est l'auteur d'un mémoire universitaire à l'IEP de Paris sur le populisme dans la politique étrangère de la Malaisie.