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Coronavirus en Corée du Sud : quand la population fait confiance à l'État

Le président sud-coréen Moon Jae-in en plein conseil des ministres avant les élections du 15 avril, que son parti a nettement remportées, plébiscitant la gestion de la lutte contre le coronavirus. (Source : Asia Nikkei)
Le président sud-coréen Moon Jae-in en plein conseil des ministres avant les élections du 15 avril, que son parti a nettement remportées, plébiscitant la gestion de la lutte contre le coronavirus. (Source : Asia Nikkei)
Résurgence. Les autorités sud-coréennes ont rapporté ce jeudi 28 mai la détection de 79 nouveaux cas de coronavirus en une journée, dont 69 dans l’entrepôt d’une société de commerce en ligne dans la banlieue de Séoul, soit le chiffre le plus élevé depuis le 5 avril. Les plus de 4 000 personnes travaillant dans ce bâtiment ont immédiatement été mises à l’isolement et testées. Le gouvernement de Moon Jae-in, dont la réponse à la pandémie a été ces derniers mois érigée en modèle d’efficacité, a immédiatement rétabli pour deux semaines des restrictions qu’il avait récemment levées. Pour mieux comprendre le succès de la « méthode » sud-coréenne, il faut aller au-delà de l’usage massifs des tests, des masques et du traçage numérique, plutôt que du confinement contraint. C’est à travers la culture politique et les relations public-privé en Corée du Sud que s’explique le mieux la lutte de Séoul contre la pandémie.
Le 30 avril dernier, les autorités sud-coréennes ne détectaient plus aucun cas de Covid-19. Plusieurs circonstances ont joué en faveur du pays. Le principal foyer d’infections était Daegu, la capitale peu touristique de la région du Gyeongsang du Nord. Les premières personnes infectées appartenaient à la congrégation religieuse Shincheonji, ce qui a permis aux autorités de les isoler. En outre, la culture politique de la région est majoritairement conservatrice. Daegu est la ville d’origine de Park Chung-hee, modernisateur autoritaire du pays, et les loyautés régionales jouant un rôle politique en Corée, les habitants de la région sont attachés à l’autorité étatique : ils ont suivi avec assiduité les consignes gouvernementales. En outre, la Corée du Sud a construit une mémoire institutionnelle de gestion de crise sanitaire à la suite de l’épidémie de MERS en 2015.
Même s’ils n’ont pas été contraints au confinement par la loi, la responsabilité civique des citoyens sud-coréens les a conduits à rester chez eux dès le début de l’épidémie. Le port du masque est répandu dans le pays, comme ailleurs en Asie de l’Est. La pression sociale enjoint à porter un masque si l’on présente des symptômes infectieux. S’y ajoute également le collectivisme de la société coréenne. Mais cette gestion de crise ne peut s’expliquer seulement par un prisme culturel.

Le rôle économique de l’État

Elle a été rendue possible grâce à la propension relative – et encore légitime – de l’État à intervenir dans le secteur productif pour atteindre des objectifs nationaux. Alors qu’une pénurie de masques s’annonçait, le gouvernement Moon est intervenu dès fin février en annonçant l’achat de 50 % des masques KF-94 produits par les entreprises nationales. Cette commande publique a permis au gouvernement d’exercer un contrôle sur les stocks et les prix de vente des masques en amont, et de rationner par classes d’âge l’achat au détail des masques. En outre, dès fin février, le gouvernement a interdit l’exportation de masques et a demandé aux entreprises productrices d’augmenter leur production.
Quant aux tests, ils étaient disponibles grâce à la coopération publique-privée entre l’entreprise KogeneBiotech et le Korean Center for Disease Control. Ce dernier, suite au MERS, a mis en place un protocole d’urgence pour autoriser les tests et en accélérer l’utilisation. D’autres entreprises ont également produit des tests, comme Seegene Inc., une start-up fondée en 2000 par un biologiste de l’Ewha Woman’s University. L’entreprise produit jusqu’à 50 000 tests par jour, dans son usine de Jamsil, à Séoul, et exporte ses tests dans plus de soixante pays depuis février. Dès 2001, elle a bénéficié d’un soutien financier du Korea Credit Guarantee Fund, une institution financière publique créée en 1976, dans une visée développementale, afin de garantir des crédits financiers aux PME pouvant devenir des acteurs économiques majeurs. L’entreprise a depuis ouvert divers bureaux à l’étranger, et reçu le High Performance Award de la KIAT (Korea International Trade Association), une agence qui espère capitaliser sur le succès d’entreprises comme Seegene dans l’exportation de tests, actuellement en plein boom.
Si l’État coréen a ainsi soutenu les entreprises jugées d’importance stratégique et potentiellement compétitives à l’international, rappelons qu’un État planificateur et dirigiste a été le levier du développement économique du pays dès les années 1960. Les entreprises étaient subordonnées à l’État, notamment à travers le mécanisme d’allocation de crédit contrôlé par le gouvernement et lui permettant d’investir dans les secteurs essentiels à l’industrialisation du pays. Depuis la démocratisation à la fin des années 1980, les entreprises, particulièrement les chaebol, ces larges conglomérats familiaux qui ont été le pilier de la politique développementale de Park Chung-hee, ont eu accès, grâce à la libéralisation financière, aux marchés de capitaux étrangers et ont bénéficié d’une autonomie nouvelle. L’État coréen dépend aujourd’hui structurellement des chaebol car leurs revenus représentent près de la moitié du PIB, mais la relation de l’État aux entreprises est en fait caractérisée par une interdépendance de pratique, héritée de la période dirigiste et des canaux de communication privilégiés entre secteurs public et privé.
Cet héritage explique tant la moindre réticence du gouvernement à intervenir rapidement dans la chaîne de production et de distribution des masques, que la facilité avec laquelle le public et le privé se sont trouvés en synergie pour gérer l’épidémie de Covid-19. La course à la compétitivité, qui reste le moteur narratif du développement sud-coréen, a également amené l’État et le monde des entreprises à investir massivement dans la recherche, y compris dans la niche que sont les maladies infectieuses et négligées.

Système sanitaire et société civile

En outre, alors que les hôpitaux du pays sont majoritairement privés, l’universalité de la couverture publique a permis aux citoyens un accès simplifié et peu couteux aux services médicaux. L’assurance-maladie nationale couvre 97 % de la population du pays, les reste étant couvert par le programme d’aide médicale. La légitimité de l’État coréen moderne dépend en effet de sa capacité à générer de la richesse, mais aussi à la redistribuer de façon égalitaire, notamment à travers les services publics. Le régime autoritaire de Park Chung-hee était capable de garantir un ensemble de services à travers un rapport de coopération et de croissance mutuelle avec les acteurs économiques et sociaux.
Bien que les acteurs de la société civile aient été soumis à l’autorité de l’exécutif, celui-ci leur a offert des concessions et les a soutenus car ils lui garantissaient la mise à disposition de services sociaux sur lesquelles se fondait sa légitimité. Cette société civile active a été le terreau du mouvement de démocratisation des années 1980 et la base sociale de la démocratie post-1987. Ainsi les ONG et les syndicats ont-ils joué un rôle fondamental dans la réaction politique face au Covid-19 en permettant la diffusion transparente d’informations aux citoyens et nourrissant de confiance la communication entre autorités et population. Des ONG ont coopéré avec les autorités afin de garantir la sécurité et l’accès aux soins de tous, et des volontaires sont intervenus pour renforcer les faibles capacités des autorités locales.

Un rapport particulier à l’État et à la démocratie

Le modèle de développement sud-coréen fondé sur le sacrifice individuel au nom de la réussite nationale explique que les citoyens acceptent de se mobiliser, si ce n’est que par le confinement volontaire, pour réaliser un objectif national comme celui de la lutte contre le Covid-19. La société civile coréenne, bien que très critique des gouvernements successifs et attachée aux libertés constitutionnelles, est finalement peu défiante vis-à-vis de l’État, car les citoyens sont conscients de sa capacité à garantir leur sécurité et leur prospérité. L’État moderne en Corée du Sud, même si le pays est aujourd’hui une démocratie libérale, s’est construit à travers un projet mobilisateur et unificateur de modernisation et de développement national. Malgré les limites de ce développement, les indéniables sacrifices imposés à la classe ouvrière, et les restrictions des libertés individuelles sous la loi martiale, l’État n’est pas en tension fondamentale avec la société. Les manifestations de l’hiver 2016-2017 ayant mené à la destitution de Park Geun-hye révèlent d’ailleurs une volonté partagée de sauver l’État, plutôt que s’y opposer en tant que tel. Au-delà de Park, c’était surtout une mobilisation contre la captation de l’État par des intérêts privés, au détriment du bien commun.
Le contexte post-2017 était aussi marqué par un retour de la solidarité nationale, déjà exprimée dès l’émotion partagée et la vaste mobilisation contre le gouvernement Park après le drame du naufrage du ferry Sewol en 2014. Ce sentiment de solidarité nationale explique sans doute la réponse publique au Covid-19, tant dans la mobilisation des acteurs sociaux que dans l’empressement des citoyens à respecter la distanciation sociale sur la seule base d’une exhortation gouvernementale. L’État surd-coréen moderne se fonde sur le développement comme projet nationaliste anti-colonial, et la réponse au Covid-19 est un projet national parmi d’autres. Le gouvernement encourage ce sentiment de solidarité nationale par des campagnes patriotiques comme la vidéo « Korea Wonderland », postée sur Youtube : elle met l’accent sur le thème du collectif, en continuité avec les discours de mobilisation politique omniprésents même dans la Corée démocratique et enjoignant les citoyens à agir « ensemble » afin de mener à bien de nombreux projets nationaux – de la création d’une image de marque pour la ville de Séoul au bon fonctionnement de l’aéroport d’Incheon. La menace nord-coréenne a longtemps nourri ce sentiment d’union nationale, et encore aujourd’hui tous les hommes sud-coréens de plus de 20 ans effectuent un long service militaire qui les socialise au sacrifice national.

Surveillance et libertés

Enfin, le gouvernement de Séoul a utilisé les technologies de surveillance pour le traçage des malades. La loi sur le contrôle et la prévention des maladies infectieuses (IDCPA), révisée après l’épidémie de MERS, permet la collecte des données de malades potentiels mais garantit aussi au public un droit d’information sur ces données. Le texte s’inscrit dans une perspective de contrat social entre État et citoyens pour encadrer l’usage des technologies de traçage. Les malades y sont anonymisés, mais les informations fournies par l’application pouvaient révéler leurs identités. Sur demande de la Commission nationale des droits de l’homme, le KCDC a exclu début mars les détails personnels sur les malades des informations communiquées au public, et a introduit une restriction temporelle du partage des données. Un sondage effectué fin février 2020 confirmait déjà que les citoyens soutenaient largement l’usage gouvernemental des méthodes de traçage numérique.
Ainsi, un arbitrage politique a lieu entre liberté présente et liberté future. Loin d’être des quasi-robots obéissants au pouvoir étatique, les citoyens sud-coréens ont choisi de prendre le « risque » du traçage plutôt que celui d’être mis en confinement obligatoire. Cet arbitrage résulte d’une culture politique qui place davantage de confiance dans l’État, mais également d’un fort encadrement législatif et d’une transparence adaptée à une situation dans laquelle l’incertitude et la suspicion sont contre-productives. Ensuite, la Corée du Sud n’a pas endigué l’épidémie grâce à la technologie, mais grâce à un contrôle démocratique de la technologie. C’est donc bien la démocratie qui a été efficace dans son utilisation de la technologie comme simple instrument au service d’une cause publique.

Quelles répercussions ?

Depuis, un nouveau foyer a émergé à Séoul, mais les mesures prises permettent d’être confiant dans la capacité du pays à endiguer l’épidémie. Ces mesures ont ranimé la légitimité de Moon Jae-in, dont la cote de popularité était retombée depuis son élection en 2017. Le gouvernement avait été critiqué au début de la crise pour son choix de ne pas fermer ses frontières aux ressortissants chinois afin de préserver des relations économiques privilégiées avec la Chine – la Corée du Sud a accueilli 505 369 de visiteurs chinois en novembre 2019. Mais les élections législatives du 15 avril 2020, auxquelles 66,2 % des votants ont participé, ont donné une victoire écrasante au parti démocratique de Moon. Reste la gestion de la crise économique à venir : elle est déjà source de vifs débats.
Par Juliette Schwak

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A propos de l'auteur
Juliette Schwak est enseignante-chercheuse en Relations Internationales et Science Politique à Franklin University Switzerland. Elle est spécialiste de la Corée du Sud et ses travaux se concentrent sur l’économie politique internationale. Diplômée de Sciences Po puis d’un doctorat de la City University of Hong Kong, elle a étudié, vécu et travaillé en Corée, à Hong Kong, aux Philippines et au Japon.