Politique
Entretien

Kim Jong-un réapparaît en public : pourquoi a-t-il laissé planer le doute sur son état de santé ?

Le leader nord-coréen Kim Jong-un inaugure une usine d'engrais à Sunchon, le 1er mai 2020 après trois semaines d'absence. (Source : CNN)
Le leader nord-coréen Kim Jong-un inaugure une usine d'engrais à Sunchon, le 1er mai 2020 après trois semaines d'absence. (Source : CNN)
Cela faisait trois semaines qu’il n’était pas apparu en public. Kim Jong-un a inauguré une usine d’engrais ce vendredi 1er mai, selon l’agence de presse officielle KCNA, avec à l’appui quelques photos souriantes du leader nord-coréen. « Tous les participants ont lancé des hourras ! » quand il est apparu, pouvait-on lire dans le compte-rendu officiel. Un ouf de soulagement ? Sa dernière apparition publique remonte à une réunion du Politburo du parti des Travailleurs au pouvoir le 11 avril dernier. Depuis, l’état de santé du dictateur de 36 ans avait alimenté toutes les rumeurs. D’autant qu’il avait manqué le 15 avril les cérémonies d’anniversaire de son grand-père Kim Il-sung, fondateur du régime. Des médias japonais et sud-coréens ont évoqué un problème cardio-vasculaire, et un état végétatif. Asialyst revient avec Antoine Bondaz, chercheur à la Fondation pour la Recherche Stratégique, sur les raisons du silence de Kim Jong-un.

Entretien

Docteur en Sciences politiques de l’Institut d’Études Politiques de Paris, Antoine Bondaz est l’auteur d’une thèse intitulée : « De l’insécurité à la stabilité : la politique coréenne de la Chine de 2009 à 2014 ». Il est directeur du Programme Corée à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) et enseignant à Sciences Po Paris. Il était auparavant chercheur associé au think tank français Asia Centre où il coordonnait la revue Korea Analysis.

Le chercheur Antoine Bondaz, directeur du programme Corée à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). (Crédit : Antoine Bondaz)
Le chercheur Antoine Bondaz, directeur du programme Corée à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). (Crédit : Antoine Bondaz)
Que pensez-vous de cette réapparition dans cette usine d’engrais ?
Antoine Bondaz : Cela permmet de faire taire les rumeurs. Cette usine d’engrais de Sunchon est très importante, on le savait. Les Nord-Coréens ont conscience que cela leur a manqué pendant des années. Ce sont de vrais progrès pour la fertilisation des cultures. Construire des usines d’engrais est fondamental pour le pays. L’inauguration à Sunchon va en entraîner d’autres. La plus importante sera sans doute le fameux complexe touristique de Wonsan. La réouverture du site devait avoir lieu le 15 avril mais il y a eu des retards dans les finitions des bâtiments et à cause de la pandémie, il était impossible de faire venir des touristes étrangers et chinois en particulier. Son inauguration a donc été repoussée plus tard dans l’année à une date indéterminée. Les Nord-Coréens rouvriront ce complexe quand les travaux seront finis et les touristes chinois pourront y aller. Cela peut être une opportunité pour Kim. Dans la mesure où les Chinois ne peuvent pas se rendre aux États-Unis, si Pékin et Pyongyang s’entendent sur le contrôle de l’épidémie en Corée du Nord, si des médecins chinois y sont envoyés, les deux pays pourraient s’entendre sur la réouverture de Wonsan. Ce serait une manne de touristes supplémentaires pour la Corée du Nord et surtout une victoire en termes de communication. Le message serait double : « Nous gérons l’épidémie et nous reprenons une vie normale. » Ce serait aussi une source de devises très importante à un moment où le pays en a peu à cause des sanctions internationales sur le commerce et l’envoi des travailleurs nord-coréens à l’étranger.
Cette réapparition éteint-elle les doutes sur son état de santé ?
On l’a vu sur les photos : il a l’air de marcher normalement, il ne sort pas du coma ni d’un état végétatif. Cela fait taire aussi l’argument bidon, selon moi, selon lequel Kim ne se présentait pas en public à cause du Covid-19. On voit bien sur les images de KCNA une foule de plusieurs centaines de personnes qui ont certes des masques mais qui sont toutes rassemblées. L’argument de l’absence de Kim le 15 avril par peur d’être contaminé au coronavirus semble s’effondrer.
Pourquoi l’absence de Kim Jong-un lors du 108e anniversaire de son grand-père Kim Il-sung était-elle un élément significatif ?
C’est parce que cette fête, le « Jour du soleil », est l’un des trois anniversaires les plus importants du pays, avec le Jour de la fondation de la République en septembre et le « Jour de l’étoile brillante » en février pour la naissance de Kim Jong-Il. Ces trois événements font partie de l’ADN du régime nord-coréen et renforcent la légitimité dynastique des dirigeants. Le « Jour du Soleil » est particulièrement important pour Kim Jong-un car c’est lors de cette cérémonie, le 15 avril 2012, qu’il avait tenu son premier discours public. Il avait déclaré à l’époque que les Nord-Coréens « n’auraient plus jamais à se serrer la ceinture ». C’est un événement important dans son histoire personnelle et politique.
Son père Kim Jong-il avait-il manqué des événements aussi importants?
Oui, en septembre 2008, il avait raté le 60ème anniversaire de l’avènement de la République. Il avait eu un accident vasculaire cérébral le mois précédent.
Comment expliquer alors cette absence de Kim Jong-un le 15 avril ?
On garde cette interrogation. Ce n’est pas quelque chose d’anodin. Selon certains experts, cette absence pourrait s’expliquer par une volonté de réduire le culte de la personnalité de Kim Il-sung et de mettre Kim Jong-un plus en avant. Mais alors pourquoi est-il allé à l’anniversaire de son père, Kim Jong-il, mi-fevrier ? Le mystère reste entier sur le 15 avril.
Pouvait-on légitimement imaginer la mort de Kim ?
Certains éléments permettaient d’atténuer les spéculations. Kim Jong-Un n’a, certes, participé à aucun événement depuis le 12 avril mais son activité reste mentionnée. Le 27 avril, il a par exemple envoyé un message de sympathie au président sud-africain à l’occasion de la fête nationale du pays. Et puis il y a des précédents. En 2014, il avait été absent pendant 40 jours, avant de réapparaitre avec une canne. Au début de cette année, on ne l’a pas vu pendant 22 jours, entre fin-janvier et mi-février. On savait seulement que son train ainsi que certains yachts ont été vus dans la ville balnéaire de Wonsan, un important lieu de villégiature. Cela laissait penser qu’il était sur place.
Pourquoi Kim a-t-il laissé planer le doute sur son état de santé ?
Il n’a pas à réagir aux réactions internationales. D’autant que ce silence peut lui permettre de se mettre en position d’observation, d’écouter ce qui se dit dans les autres pays, d’en savoir plus sur leurs sources d’information, de voir comment ils utilisent les images satellites. Si le gouvernement sud-coréen avait propagé des rumeurs, les Nord-Coréens auraient pu l’en accuser. Sur la scène nationale, Kim a peut-être pu aussi étudier la réaction des élites à Pyongyang et tester ainsi leur loyauté. Il n’a pas à rassurer la communauté internationale sur son état de santé. Le fait que la Corée du Nord entretienne le doute, c’est ce qui la protège. Cette opacité fait sa force et il lui faut l’entretenir.
Que penser a posteriori de cette machine à spéculations sur sa mort à chaque fois que Kim disparaît ?
Premièrement, on a un vrai problème avec la Corée du Nord. Il y a un intérêt très fort du grand public. C’est un pays différent qui alimente les fantasmes. Plus encore avec la personnalité de Kim Jong-un : c’est un des dirigeants les plus connus au monde. La plupart des gens hors de Corée connaissent plus son nom que celui de Xi Jinping. Deuxièmement, nous sommes dans un système médiatique déséquilibré où la demande d’information est énorme et l’offre très faible. N’importe quelle info est présentée comme telle, y compris les rumeurs. Nous sommes dans une communication politique qui est celle de l’instantané. En France, Nicolas Sarkozy l’avait théorisé : c’est l’envoi quotidien de la « carte postale ». Donald Trump et Emmanuel Macron font pareil : il n’y a pas un jour où ils ne font pas parler d’eux à travers une activité, une mise en scène. La Corée du Nord ne fonctionne pas ainsi : Kim est certes mentionné tous les jours dans les médias pour les besoins du culte de la personnalité, entre autres, mais il n’y a pas de médiatisation quotidienne des activités des hauts dirigeants.
Que penser des médias qui ont annoncé la mort de Kim ou son état de santé gravissime ?
Le média en ligne Daily NK, en partie géré par des transfuges nord-coréens, a évoqué une opération en urgence pour des problèmes cardio-vasculaires. Mais il n’a cité que des sources anonymes et donné des informations impossibles à recouper. Le site américain TMZ a quant a lui relayé un message posté sur Internet par la nièce du ministre chinois des Affaires étrangères. Elle y annonçait la mort du dictateur, avant d’effacer son message. Comme il s’agit de TMZ, connu pour annoncer la mort des personnalités, cela a très vite fait le buzz. Mais là encore, aucune source de première main. Il y a une responsabilité réelle des médias comme TMZ qui veulent faire le buzz. Cela dit, il était salutaire de parler de ces spéculations car cela permet de remettre les choses à plat, de mieux faire connaître le régime et d’éviter que les rumeurs ne se propagent trop vite. Si les grands médias ne saisissaient pas du sujet, le public ne lirait que les rumeurs et les articles bidon.
Que se passerait-il si Kim Jong-Un décédait ?
Ce serait une situation inédite. Il faut savoir que la succession de Kim Il-sung [décédé en 1994, NDLR] avait été préparée des décennies à l’avance, et celle de Kim Jong-Il [en 2011] plusieurs années auparavant. Là, il n’y a aucun successeur désigné. Impossible d’imaginer une transmission verticale du pouvoir car si le dirigeant a des enfants, ils sont trop jeunes.
On a beaucoup parlé de sa soeur Kim Yo-jong qu’on a vue à maintes reprises à ses côtés ces dernières années…
Elle apparaît comme le choix le plus évident, mais il y a beaucoup d’obstacles. Elle est très jeune [32 ans, NDLR] et elle a jusqu’ici surtout eu un rôle de soutien au culte de la personnalité de son frère, pas un poste décisionnel. Par ailleurs, elle ne contrôle pas les services de sécurité alors que c’est capital dans les régimes autoritaires. Enfin, c’est une femme et cela reste un obstacle majeur dans le système patriarcal de la Corée du Nord où très peu de femmes ont joué un rôle politique.
Qui d’autres pourrait prétendre à sa succession ?
On peut penser à Choe Ryong-hae, Premier vice-président de la Commission des affaires de l’État. Il a accompagné Kim Jong-un tout au long de son accès au pouvoir et est presque devenu le numéro 2 du régime. Pour le reste, on ne sait pas. Dans tous les cas, il faut comprendre que les élites nord-coréennes ont intérêt à voir le maintien du système politique et de leurs intérêts. Elles choisiront donc le mode de succession qui préservera ces intérêts. Cela peut passer par le maintien du culte dynastique, avec la sœur du dictateur à la tête du pays, mais dans le cadre d’un pouvoir partagé. La question est avant tout celle de la stabilité du régime et des intérêts de la classe dirigeante.
Propos recueillis par Baptiste Fallevoz et Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Producteur, journaliste, actuellement rédacteur en chef et chroniqueur à France 24. Auparavant basé en Chine, il a été directeur général adjoint d’ActuAsia, à Shanghai puis Pékin, de 2009 à 2016. Il collaboré avec de nombreux médias français et internationaux (France 24, Arte, Associated Press, Canal +, BFM TV ou Mediapart).
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).