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Chine : l'envers du décor pour Luckin Coffee, la start-up qui voulait détrôner Starbucks

Fondé pour rivaliser avec Starbucks, la chaîne chinoise de café Luckin Coffee est accusée de fraude. (Source : FT)
Fondé pour rivaliser avec Starbucks, la chaîne chinoise de café Luckin Coffee est accusée de fraude. (Source : FT)
Elle devait prendre la place du géant américain du café sur le marché chinois. Mais la chaîne Luckin Coffee a pâti de sa stratégie : ventes à perte et automatisation au détriment de l’expérience client en magasin. Le même aventurisme soutenu par le capital-risque qu’Ofo, le pionnier du vélo partagé en Chine. L’enquête récemment ouverte pour fraude présumée vient enfoncer le clou. Une histoire révélatrice des strat-ups chinoises.
Le 2 avril dernier, le titre de Luckin Coffee plongeait d’environ 81 % après que la société cotée au NASDAQ eut annoncé une enquête interne sur des transactions frauduleuses de 310 millions de dollars au cours du second trimestre 2019. La fraude aurait été commise par le directeur des opérations de l’entreprise, suspendu de ses fonctions depuis décembre 2019, en plus d’un nombre indéterminé d’employés. Le lendemain, la Commission chinoise de réglementation des valeurs mobilières (CSRC) annonçait qu’elle avait à son tour ouvert une enquête sur la fraude présumée de Luckin Coffee.

Une stratégie dans la Silicon Valley vouée à l’échec

Fondé en 2017 pour devenir un champion national à même de détrôner Starbucks de sa position dominante sur le marché chinois, Luckin Coffee a depuis été surnommé le « rival » de la chaîne de café américaine. Sa réputation était d’emblée si prometteuse que la marque chinoise a su facilement convaincre de grands acteurs du secteur financier tel que le fonds souverain de Singapour GIC et l’Américain BlackRock d’investir dans son projet d’expansion. Et pour couronner le tout, Luckin est devenu une société publique cotée au NASDAQ en mai 2019 : son introduction en bourse lui permettra de lever 561 millions dollars et le titre finira sur une hausse de 20 % à sa première journée sur la place financière new-yorkaise.
La stratégie de Luckin Coffe était simple : la guerre d’usure. Luckin utiliserait des fonds de capital-risque en plus des fonds levés lors de son entrée en bourse pour s’étendre rapidement partout en Chine. La chaîne offrirait de nombreuses remises sur la nourriture et les boissons afin de prendre des parts de marché au géant américain. Malheureusement pour Luckin, ce plan était voué à l’échec depuis le début.
D’emblée, Luckin Coffee a davantage ressemblé à une start-up de la tech qu’à une véritable chaîne de café. De fait, la « chaîne » chinoise n’offrait que rarement des places assises et les clients étaient – et sont toujours – obligés de télécharger son application mobile pour accéder au menu et commander. En temps normal, la commande est préparée en magasin et livrée au client via l’un des nombreux services de livraison comme Eleme ou encore Meituan. Le client peut également se déplacer et récupérer sa commande à un comptoir physique de son choix, mais l’application reste incontournable pour passer commande. Autrement dit, la chaîne n’accepte pas de paiements en espèce, ce qui peut parfois être frustrant. Compte tenu de la domination des plateformes de paiement mobile, il est compréhensible que les options préférées soient WeChat Pay ou encore Alipay. Mais une compagnie qui refuse un client parce qu’il désire payer cash est quelque peu bizarre.
Par ailleurs, la rivalité avec Starbucks afin de « reconquérir » le marché chinois a entraîné une guerre des prix qui a abouti à d’énormes réductions pour les consommateurs. Ce faisant, Luckin a essuyé une perte nette sur pratiquement tous ses articles vendus. Certes, la chaîne chinoise n’offre pas un « café de luxe » et la qualité du café n’est pas pertinente ici. Cela dit, Luckin se propose à tout consommateur ayant un besoin rapide de caféine, bien en dessous du prix de Starbucks. Cette approche – vendre constamment à perte – ne dérangeait pas Luckin qui en fait « jouait » avec l’argent de quelqu’un d’autre. Plus étrange : les investisseurs n’ont pas semblé se soucier du fait que Luckin Coffee enregistrait des pertes importantes d’un trimestre à l’autre. C’est l’une des raisons qui expliquent la comparaison initiale à une start-up de la tech et non à une chaîne de café. L’entreprise chinoise a réussi à convaincre ses investisseurs qu’elle allait au bout du compte dégager des bénéfices importants et que les pertes actuelles devaient être perçues comme des investissements. C’est en fait un peu le même discours que des Uber, Lyft ou WeWork. Malgré tout, les pertes de Luckin sont devenues si importantes qu’en avril 2019, la chaîne a dû mettre en garantie ses machines à café afin de pouvoir obtenir davantage de financement.
Autre écueil, l’absence de place assise a fini par réduire de manière considérable l’attrait et le « prestige » de Luckin Coffee par rapport à son rival américain. Or en Chine, le café est toujours lié à « l’expérience » d’un endroit physique, d’un café. La qualité du café – même si les opinions sur le sujet évoluent – est la plupart du temps secondaire. Et c’est sur ce point que Starbucks a réussi à gagner le cœur des consommateurs chinois. La chaîne américaine leur offre une expérience complète – ambiance, lumières parfois tamisées, musique et décoration soignée. Ce que Luckin n’a, semble-t-il, pas jugé prioritaire.
De plus, à regarder la planification de Luckin Coffee sur le long terme en matière d’automatisation, l’image de la start-up technologique réapparaît. Luckin a investi massivement dans la robotique intelligente afin d’automatiser très largement son service de livraison, la préparation de la nourriture et des boissons, en plus de son service de commande. C’est à se demander si tout cela faisait partie de la stratégie initiale de Luckin ou si l’entreprise a été emportée par la frénésie autour de l’intelligence artificielle.
Au final, la stratégie de Luckin qui consistait à gagner des parts de marché en les prenant à Starbucks est un échec. Aussi, les récentes accusations de fraude commerciale prouvent que Luckin Coffee ne peut pas être considéré comme un rival sérieux du géant américain. Depuis la création en 2017 de la chaîne chinoise et son expansion agressive partout en Chine, Starbucks n’a jamais flanché, et encore moins ses parts de marché. L’Américain est tout simplement trop bien implanté sur le marché chinois. À moins de circonstances extraordinaires, le consommateur moyen choisira « l’expérience » Starbucks plutôt que Luckin. Pourquoi le Chinois a-t-il tenté de s’en prendre à l’Américain de cette façon ? D’autres chaînes comme Pacific Coffee et Costa, déjà sur le marché chinois depuis un certain temps, n’arrivent même pas à la cheville de Starbucks.

Une histoire trop familière

L’histoire de Luckin est cependant révélatrice du secteur des start-ups en Chine comme de l’industrie mondiale du capital-risque et du capital investissement. Il existe bien trop de fonds non déployés ou pas encore investis par les différents fonds privés. Ainsi ces derniers sont-ils prêts à se lancer dans pratiquement toute start-up qui n’offre qu’un faible retour sur investissement. Ces entreprises mondiales et leurs capitaux respectifs se sont récemment frayés un chemin en République populaire. Au deuxième trimestre de 2018, la Chine dépassait les États-Unis en matière de financement de la part de sociétés de capital-risque. Mais la présence d’une grande quantité de capital-risque prêt à être déployé ne garantit en rien qu’il y aura de bonnes start-ups dans lesquelles investir, en particulier en Chine où l’argent rapide trompe souvent l’innovation.
En Chine, les start-ups technologiques sont tout à fait capables d’adapter au marché marché chinois des concepts déjà testés en Amérique du Nord ou même en Europe. En particulier lorsque le service est absent dans l’empire du milieu, la start-up peut facilement faire évoluer le concept et offrir un retour sur investissement intéressant. Exemple avec Uber et Didi Chuxing, le Chinois étant une quasi-réplique de l’Américain. Cependant, des problèmes majeurs surgissent lorsque le capital-risque commence à affluer vers des start-ups de moins bonne réputation, voire au projet absurde.
Pour les observateurs moins avisés, le plan de Luckin pouvait sembler fantastique. Rappelons-nous la bulle du vélo partagé. Elle avait commencé, pour ainsi dire, avec Ofo, une société fondée en 2014 à Pékin. Ce type de start-up permet aux clients de louer des vélos qui se trouvent un peu partout sur un territoire urbain donné par le biais d’une application mobile. Plusieurs de ces start-ups étaient considérées comme « tech », malgré un développement technologique plutôt faible. Malgré les différences de chaque entreprise, l’idée de départ se fondait sur le versement par l’utilisateur de frais d’abonnement initial – peu onéreux – ou d’un dépôt avant de déverrouiller son vélo. Certaines entreprises facturent par la suite en fonction du temps passé sur le deux-roues, ou encore en fonction de la distance parcourue. En ce sens, le coût d’utilisation de ces vélos demeurait minime, ce qui convenait aux grandes villes chinoises comme Pékin, où il faut généralement parcourir de longues distances.
Les problèmes ont commencé lorsqu’un grand nombre de start-ups similaires ont imité Ofo. La suite de l’histoire est connue : l’offre de vélo a largement dépassé la demande, entraînant une guerre des prix sans merci. Avec le recul, Ofo s’est montré trop agressif dans son expansion. Après s’être étendu partout en Chine, l’entreprise a rapidement lancé une division internationale. En 2017, Ofo possédait 10 millions de vélos dans 250 villes et dans 20 pays. À ce stade, la compagnie était valorisée à plus de deux milliards de dollars – une valorisation quelque peu ridicule.
Le début de la fin pour Ofo a débuté en 2018. Le pionnier du vélo partagé en Chine n’a pas réussi à fusionner avec son plus grand concurrent, Mobike, et s’est fait dépasser par Didi Chuxing. Dès lors, Ofo a commencé à se retirer des marchés étrangers. Sans surprise, son expansion trop agressive a entraîné d’importants problèmes de liquidité pour Ofo qui n’est plus parvenu à reprendre le dessus.
Le coup de grâce s’est produit en octobre 2018. Les clients ont commencé à exiger en masse le remboursement de leurs dépôts, créant ainsi un effet de retrait massif pour Ofo. En janvier 2019, l’entreprise chinoise a dissous sa division internationale. Aujourd’hui à Pékin, des vélos Ofo se trouvent encore éparpillés un peu partout à travers la ville, généralement entassés près des stations de bus et de métro.

Rappel à la prudence

Ces start-ups à la manière d’un « feu de paille » sont encore beaucoup trop courantes en Chine. L’abondance du capital-risque mondial ne fait qu’alimenter le problème. Pourtant, les bon connaisseurs du marché chinois avaient vu venir l’effondrement inévitable d’Ofo dès lors que sa stratégie d’expansion était devenue trop agressive. À son lancement, l’entreprise de vélo partagé était bien utile aux Pékinois. Mais devenir une marque reconnue à travers le monde n’était qu’un rêve. Le vélo partagé avait certes réussi à prospérer à Pékin et dans d’autres grandes villes de Chine en raison des limitations dans l’obtention du permis de conduire combiné aux embouteillages qui paralysent le système routier. Cependant, ce ne sont pas là des conditions universelles. La demande pour ce type de service a un plafond rigide. Le succès d’Ofo a suscité la création de plusieurs autres sociétés quasi identiques. Cette concurrence exponentielle ajoutée aux multiples erreurs stratégiques a entraîné sa chute.
Par Alex Payette

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A propos de l'auteur
Alex Payette (Phd) est co-fondateur et Pdg du Groupe Cercius, une société de conseil en intelligence stratégique et géopolitique. Ancien stagiaire post-doctoral pour le Conseil Canadien de recherches en Sciences humaines (CRSH). Il est titulaire d’un doctorat en politique comparée de l’université d’Ottawa (2015). Ses recherches se concentrent sur les stratégies de résilience du Parti-État chinois. Plus particulièrement, ses plus récents travaux portent sur l’évolution des processus institutionnels ainsi que sur la sélection et la formation des élites en Chine contemporaine. Ces derniers sont notamment parus dans le Journal Canadien de Science Politique (2013), l’International Journal of Chinese Studies (2015/2016), le Journal of Contemporary Eastern Asia (2016), East Asia : An International Quarterly (2017), Issues and Studies (2011) ainsi que Monde Chinois/Nouvelle Asie (2013/2015). Il a également publié une note de recherche faisant le point sur le « who’s who » des candidats potentiels pour le Politburo en 2017 pour l’IRIS – rubrique Asia Focus #3.