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De "Parasite" au coronavirus : le cinéma sud-coréen infecté

Lotte, l'un des géants de l'industrie sud-coréenne du cinéma, fait salle vide à cause du coronavirus. (Source : IndustryglobalNews24)
Lotte, l'un des géants de l'industrie sud-coréenne du cinéma, fait salle vide à cause du coronavirus. (Source : IndustryglobalNews24)
Le milieu du cinéma sud-coréen attendait un geste de CJ Entertainment. Avec ses 4 Oscars et ses 300 millions de dollars de recettes pour son film Parasite, le mastodonte sud-coréen de la production et de la distribution se serait honoré en faisant une donation pour aider ceux qui luttent contre le coronavirus dans le pays. Il n’en fut rien. À l’inverse des autres riches compagnies de différents secteurs qui ont offert des sommes princières à la médecine, celles du cinéma se rongent les sangs en voyant les entrées en salle chuter drastiquement depuis la fin février et en s’efforçant de reporter la sortie de nombreux films.
Rappelons brièvement les trois étapes de la contagion en Corée du Sud, survenue juste une semaine après que la Chine s’en fut alertée. La propagation a donc été plus progressive qu’en Europe. Première étape début février : l’incrimination des ressortissants chinois. Près de 30 000 étudiants sont concernés ainsi que plusieurs centaines de milliers de personnes, souvent des travailleurs. Après une mise en coupe réglée de cette communauté (suivi médical obligatoire, quarantaine à domicile, dépistage et autres), la deuxième étape, fin février, a vu l’infection au coronavirus d’une importante communauté religieuse basée à Daegu, l’Église Shincheonji, dans le centre sud-est du Pays. La ville de 2 millions d’habitants et la région ont progressivement été mises sous contrôle militaro-policier, puis totalement bouclées.
Cette concentration géographique a permis de suivre le virus au fil de réseaux de contacts relativement aisés à identifier. Ce qui a permis au gouvernement de ne pas déclarer d’état d’urgence. Le port du masque, le report des rentrées scolaires et universitaires et des appels à éviter les endroits trop fréquentés ont suffi. Mais la troisième étape n’a ni communauté ni aire géographique précises à cerner. La contagion a ralenti mais elle perdure autour d’autres communautés (religieuses, militaires), des hôpitaux et centres administratifs et surtout des cas isolés éparpillés dans tout le pays. Le relâchement de la population qui se remet à sortir malgré les appels du gouvernement, l’annonce de porteurs sains difficilement repérables et le retour de ressortissants contaminés en séjour à l’étranger laissent présager une stagnation de la situation, avec autour de 100 nouveaux cas par jour alors que les élections générales sont toujours prévues pour le 15 avril.

Report des blockbusters

Pour l’industrie du cinéma, dès la fin février, plusieurs salles ont annoncé des mesures d’urgence en dehors du port du masque et de la désinfection des mains à l’entrée. Un vent de panique a soufflé lorsque les médias, reprenant les dires de la police chargée de retracer le parcours journalier des personnes infectées, ont évoqué la présence d’un porteur du virus dans un cinéma. Les salles se sont mise à fermer les unes après les autres, d’abord à Daegu, premier épicentre de la contagion, avec ses complexes CGV-CJ, puis un peu partout dans le pays.
En même temps, les blockbusters prévus en mars, période des rentrées universitaires et scolaires qui donnent de bons chiffres au box-office, ont commencé à être reportés à des dates ultérieures imprécises. Call dont la promotion massive avait déjà débuté, Innocence ou Time To Hunt, par exemple, ont vu leurs sorties annulées. Même la version noir et blanc de Parasite de Bong Joon-ho, annoncée pour mars, a disparu des line-ups des salles. On évoque le report de la sortie de plus de 50 films, alors que l’industrie voyait grand après la palme d’or et les Oscars de Parasite. Les blockbusters hollywoodiens sont aussi touchés. Brahms : The Boys II, Gringo et Invisible man vont bien sortir mais quasiment incognito, sans promotion ni le nombre de salles escompté. Du côté des films français, #jesuislà d’Éric Lartigau, tourné en partie en Corée avec Alain Chabat et la coréenne Bae Doona a disparu des programmations. Et Le Redoutable, dont on attendait beaucoup de la sortie, est passé quasiment inaperçu avec 292 spectateurs pour 89 salles.

Ressortir des « classiques »

Si cela n’est pas si grave pour des films rentabilisés ailleurs et de diverses manières, il faut rappeler que les entrées en salles sont essentielles en Corée du Sud. Elles représentent souvent près de 90 % des revenus d’un film local. En février 2019, 22 millions de spectateurs ont fréquenté les salles contre 7 millions en février 2020 et probablement moins de 3 millions pour mars. Le 20 mars, 50 % des salles étaient fermées.
À noter aussi que les blockbusters, même aux sorties reportées, requièrent une gestion particulière en période de virus. Car ils ont besoin d’un battage marketing puissant qui commence près de six mois avant la sortie du film. Quand CJ Entertainment annonce un report de sortie, il s’agit, en fait, du report de son plan marketing, ce qui devrait se traduire par plus d’un semestre de retard. C’est le cas de Seabook avec la star Gong Yoo (Train to Busan) ou de la comédie musicale Hero. CJ refait donc ses comptes et prévoit de sortir de petits budgets qui peuvent se passer de battage marketing important comme Dambo ou Dogul en avril. A la mi-mars, alors que les autorités couraient après les 200 000 membres de la communauté chrétienne de Daegu pour les dépister d’urgence, les salles restaient toujours aussi vides.
Une première réplique, début mars, a consisté à ressortir des « classiques » comme Harry Potter en 4DX (salle équipée d’effets physiques comme le vent ou des sièges remuants). Le film a comptabilisé plus de 32 000 entrées. CJ Entertainment a alors ressorti une série de « films cultes » mais, pour la plupart, d’origine hollywoodienne donc déjà rentabilisés : Begin Again, About Time, John Wick, Sing Street, La Liste de Shindler, Carol ou encore Slumdog Millionnaire. Côté coréen Little Forest de Yim Sun-rye, succès de 2018, est ressorti dans quelques salles. A côté des feel good movies, la deuxième stratégie des distributeurs est de sortir des films d’horreur. Les hollywoodiens Invisible man avec 300 000 entrées en 3 semaines a montré la voie. St Agatha, It Comes ou Scary Stories to tell in the Dark sont donc dans les salles obscures de mars, comme un écho au stress que vivent les Sud-Coréens à l’extérieur en plein jour.

Les télévisions en ligne, grands gagnants

De son côté, Lotte Entertainment, le deuxième plus gros distributeurs et propriétaires de chaîne de salles en Corée après CJ, a tenté de boucher les trous en sortant une petite comédie locale Are You In Love tournée en 2017 mais dont la sortie avait été reportée à cause du suicide d’une de ses actrices Jeon Mi-seon. Il faut noter que CJ et Lotte sont aussi de gros exportateurs de films en Asie du Sud-Est voire à l’international. Le virus n’ayant pas de frontière, les pertes de ces monopoles de l’industrie n’en sont que plus grandes. Lotte et CGV (CJ) ont annoncé vouloir rassembler treize producteurs pour sortir leurs films à moindres frais et continuer à pourvoir quelques salles, malgré tout, avec deux ou trois nouveaux films par semaine au milieu des re-sorties de « classiques ». Les indépendants, déjà perdants sur à peu près tous les tableaux, pourraient bénéficier de cette formule de distribution a minima, mais les regards de l’industrie sont déjà tournés vers les petits écrans.
Les grands gagnants de cette période difficile pour l’industrie sont les diffuseurs de télévision sur le Net comme en VOD des chaînes câblées. Le boum des plates-formes de films en ligne se confirme avec l’épidémie. Netflix, qui a eu du mal à s’inviter sur le marché sud-coréen, conforte sa percée. Youtube fait une entrée au bon moment en offrant des films payants ou par abonnement sur le Net coréen. Les plates-formes locales ont du mal à rivaliser. Le super-puissant local Naver et les autres fournisseurs locaux sont en attente et silencieux, tout comme les institutions gouvernementales de gestion du cinéma local (les professionnels, par exemple, voient les tournages s’annuler et les contrats se faire de plus en plus rares).
Alors que les films sud-coréens ont déserté les écrans, la situation profite donc aux films hollywoodiens qui sortent ou ressortent, et aux plates-formes internationales de films sur Internet. La faible diversification des ressources financières de l’industrie du film, extrêmement recentrées sur les entrées locales, et l’interventionnisme a minima du centre national du cinéma coréen révèlent une fragilité congénitale du système économique du cinéma dans le pays. Néanmoins, cette fragilité circonstancielle, liée à la concentration de tous les pouvoirs autour d’un petit nombre de prescripteurs économiques, recèle aussi une force, celle de la diversité des ressources de CJ et de Lotte qui sont, avant tout, des conglomérats aux affaires très variées dans tous les domaines, et dont l’activité cinématographique n’est qu’une partie.
Par Antoine Coppola

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A propos de l'auteur
Réalisateur, Antoine Coppola enseigne le cinéma comme maître de conférences à l'Université Sungkyunkwan de Séoul. Il a aussi longtemps enseigné les cinémas d'Asie à l'université d'Aix-Marseille tout en étant consultant et délégué pour la Corée à la Semaine Internationale de la Critique du festival de Cannes et au San Sebastian Film Festival (2001-2006). Il a été programmateur au festival de Jeonju (Corée du Sud) et il collabore encore souvent avec des cinéastes, producteurs ou festivals d'Asie.