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Corée du Sud : "Parasite" de Bong Joon-ho n'est pas le film que vous croyez

Extrait du film "Parasite" de Bong Joon-ho. (Source : IndieWire)
Extrait du film "Parasite" de Bong Joon-ho. (Source : IndieWire)
Après les productions internationales Snowpiercer et Okja, Bong Joon-ho revient dans son pays avec Parasite, une production locale. Il est pourtant dans la continuité au niveau de ses thèmes et dans sa façon de faire des films comme des démonstrations sociologiques. La différence vient d’une sorte de double lecture possible de son film récompensé de la palme d’or à Cannes cette année. Une lecture « internationale » qui résonne à partir de films prônant un certain consensus social désespéré déjà célébré à Cannes comme Burning de Lee Chang-dong, compatriote de Bong ; et une lecture pour le public coréen abreuvé de films et de séries (dont une grande partie ne franchit pas les frontières) en faveur d’une postmodernité asiatique comme dépassement de l’héritage occidental défaillant.

La question du genre

Faisons un sort, d’emblée, à la question du genre du film. Le mélange et la succession des genres qui semble la panacée des critiques de cinéma de cinéma n’ont que peu de sens en Corée du Sud et en Asie de manière générale. Les sorties métadiégétiques (quand le personnage est le narrateur), les clins d’oeil, une certaine distanciation sont aussi dus à cette impression de « cinéma bis », cinéma sur le cinéma, qui est la marque et la qualité des films asiatiques. Faisons aussi un sort à l’art du « piksari », c’est-à-dire une erreur « amusante », une plaisanterie de Bong montée en épingle depuis The Host.
Pourtant, cela relève d’une certaine réalité de l’influence hitchcockienne (la pratique du « hareng saur » ou fausse piste, par exemple) revendiquée par le cinéaste. Mais Bong se différencie d’Hitchcock qui est le roi du clin d’œil et de la recherche métadiégétique de connivence et de complicité avec le spectateur par-dessus ses personnages et ses histoires. Le cinéaste coréen détrompe les attentes des spectateurs pour les préparer au double discours souvent contradictoire tenu par ses films. Bong serait le maître du double sens comme ici où le même scénario évoque une lutte des classes et, en même temps, la condition nécessaire à la réconciliation nationale dans le contexte coréen.

Les dogmes capitalistes et Darwin

Il est clair que le scénario du film avec sa mise en miroir des classes sociales – les « riches », les prolo (les serviteurs des riches) et le lumpenproletariat (la famille parasitaire) – évoque la hiérarchie dans la société organisée autour d’un dogme sans cesse rabâché en Corée du Sud : la réussite économique est l’essentiel. Roland Barthes disait que la bourgeoisie victorieuse naturalise sa façon d’être et de voir le monde. De même, Bong naturalise ce dogme de la réussite dans deux directions : les riches sont naturellement liés à la réussite et leur odeur est différente de celle des autres.
Quant aux « parasites », la comparaison n’est pas fortuite et dépasse la localisation en sous-sol de leur logement : ils sont naturellement débrouillards et s’adaptent dans une logique darwinienne imparable. Les uns sont engourdis par leur position sociale, les autres en pleine dynamique et ascension. Mais le jeu est pipé car on leur colle une odeur et des limites infranchissables. Le problème n’est donc pas l’inanité du dogme de la réussite économique mais celui de l’accès pour tous à cette fameuse « réussite ». Cette vision réformiste et consensuelle qui veut dépasser la lutte des classes de type marxiste, s’appuie sur deux thèmes dont l’un, l’intercession céleste, est relativement nouvelle dans la filmographie de Bong et l’autre, les dissensions insurmontables du prolétariat, approfondit des situations déjà à l’œuvre dans Snowpiercer, notamment.

L’intervention indépassable et redoutée du « ciel »

Dans l’affiche énigmatique du film, la pierre de collection que tient à la main le jeune homme, va devenir la clef du film – le scénario peut être vu comme une interprétation de l’affiche. Cette pierre est un porte-chance qui lorgne déjà vers une réception différenciée du film – la dimension métaphysique des destinées sociales est fortement implantée en Corée. Elle est donnée comme celle qui va bouleverser le destin de la famille des « parasites », pour le meilleur et, enfin, pour le pire : leurs magouilles et tricheries tourneront mal, comme le voudrait les moralistes. Le moment où la famille de parasites se met à profiter de la villa des riches est aussi marqué par une pluie diluvienne et des coups de tonnerre énervés venus du ciel.
Oui, on comprend que les lois de la nature et du tout-puissant sont impénétrables mais surtout veillent à la destiné des riches comme des parasites. Et ce n’est pas aux hommes de s’en mêler sous peine de mal tourner. Le père parasite finira sous terre, perdra sa fille et presque tout ce qu’il avait. Sa famille, elle, sera remise à sa place initiale. Il faudra, au jeune parasite ambitieux, remettre la pierre dans la nature souveraine – une rivière bien calme. Au moment du déluge qui détruit l’entre-sols des parasites, le fille allume une cigarette alors qu’elle est prise entre les excréments liquéfiés qui remontent des W.C et la pluie qui lui tombe sur la tête. Cette scène emblématique n’est rien d’autre que l’homme pris entre la toute-puissance de l’intercession céleste et l’œuvre excrémentielle et vaine des humains. Car celle-ci se trouve aussi sous le joug du fatalisme qui entoure les classes sociales.

Une lutte des classes qui n’en est pas une

Si finalement les classes s’affrontent, ce n’est pas entre riches et pauvres, mais entre dominés, entre « lumpenprolétaires » et prolétaires. Le thème de la division des « queutards » était clair dans Snowpiercer avec ses chefs révolutionnaires traîtres ou amenés à faire des concessions avec le système général de survie. Les riches sont très propres sur eux, pas méchants pour un sous même s’ils sont un peu loufoques et ont des obsessions : il n’y a pas de quoi fouetter un chat ni faire une révolution. Il faut, ici, parler de la lecture coréenne de cette vision réconciliée des riches.
En effet, une longue série de films et de séries télévisées ont, dans une Corée du Sud qui vient de renverser son gouvernement conservateur, fait le portrait d’une nouvelle bourgeoisie malsaine, héritière de l’accumulation capitaliste forcenée sous les régimes dictatoriaux. The Taste of Money et The Housemaid de Im Sang-soo, par exemple, ont eu une influence évidente sur Parasite, même si elle est peu évoquée. Du côté des « prolos » règne la division indépassable et leur conscience de classe, condition nécessaire à la solidarité de classe – qui apparaît chez les riches dans la garden party finale – est loin d’être à l’horizon. Mais là aussi, il faut évoquer la lecture coréenne et la mise en avant des familles. La famille est un culte dans la tradition locale. Elle l’emporte sur les divisions de classes dans le film. Ce dernier se termine sur la piété filiale, avec la promesse de réussite du fils pour sauver le père.

Deux thèmes ancrés dans la situation coréenne

Avec l’insistance sur la famille qui s’éloigne de la première impression marxisante que donne le film et s’adresse au public local, viennent deux emblèmes qui pourraient passer pour anecdotiques ou comme des ficelles dramaturgiques aux yeux des cinéphiles occidentaux. Pourtant, ils touchent des points sensibles pour la réception coréenne : la « nature » des riches et de leur villa, et la « nature » du père, celui des parasites, qui se condamnera lui-même aux oubliettes. La famille des riches, policée comme on l’a vu, est aussi colmatée dans ses brèches – enfants gâtés, ennui généré par un standing aliénant, froideur des relations homme-femme – par le bon sens traditionnel de la famille des parasites – on ne saura jamais comment le petit garçon riche est dompté par la fille parasite. Les nouilles au soja noir dont la bourgeoise se délecte spontanément était un premier signe : ce plat de pauvre, très symbolique en Corée, fait des riches des pauvres coréens comme les autres. Vient ensuite l’occidentalisation-christianisation à la fois de leurs noms et de leur maison « New age ». Les parasites, en en prenant possession, diront que ce n’est finalement pas une panacée. À leur départ, cette maison sera récupérée par un Occidental. Une blague en passant, mais qui sonne comme un thème connu en Corée : celui de la dénonciation de l’occidentalisation d’une bourgeoise dévoyée. Franz Fanon n’aurait pas dit mieux avec son célèbre Peaux noires, masques blancs.
Le message est clair : en se réconciliant avec les familles du petit peuple coréen, les riches colonisés pourraient, enfin, dépasser leur situation – ce qu’ils acceptent en appréciant le travail des parasites chez eux, mais pas jusqu’à céder leur place de dominants. Le deuxième gros symbole qui va dans le même sens, est celui du père. Qui est ce perdant qui a fait son deuil de la réussite dans cette société moderne (à l’occidentale) mais ne cesse de répéter les principes de la tradition à sa famille – piété filiale ou diplômes même faux ? Du fond de sa réclusion à la fois volontaire et nécessaire, il faut voir son moyen de communiquer avec les jeunes – le fils du riche qui, significativement, aime s’identifier aux indiens, et son propre fils pauvre. Il s’adresse à eux en vieux morse – le wi-fi est montré comme une technologie hétérotrophe aliénante au début du film. Ce symbole d’une génération coréenne perdue (le clin d’œil ridiculisant la Corée du Nord exclut toute assimilation) relève de deux passés différents. Un passé sacrifié qui demande à renaître – quand son fils sera au pouvoir et aura racheté la maison des Occidentaux – et un passé qui doit se faire oublier pour que la société factice actuelle survive tant bien que mal. Traduisez : l’unité doit passer avant tout.
Ce serait donc passer à côté de Parasite que d’en rester à la lecture du spectateur occidental : un film dénonçant une lutte des classes toujours plus exacerbées mais sans issue par un cinéaste moderniste ayant synthétisé à la fois Hitchcock pour les intrigues et Lynch pour le loufoque. En Corée du Sud, Le long métrage de Bong Joon-ho peut aussi apparaître comme un appel à la réconciliation des familles par-delà les classes. Un appel truffé de symboles familiers rétro-futuristes pour une post-modernité politico-culturelle coréenne.

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A propos de l'auteur
Réalisateur, Antoine Coppola enseigne le cinéma comme maître de conférences à l'Université Sungkyunkwan de Séoul. Il a aussi longtemps enseigné les cinémas d'Asie à l'université d'Aix-Marseille tout en étant consultant et délégué pour la Corée à la Semaine Internationale de la Critique du festival de Cannes et au San Sebastian Film Festival (2001-2006). Il a été programmateur au festival de Jeonju (Corée du Sud) et il collabore encore souvent avec des cinéastes, producteurs ou festivals d'Asie.