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Corée du Sud : "Extreme Job", un film de l'ère post-vérité pour les 100 ans du cinéma coréen

Extrait du film sud-coréen "Extreme Job" de Lee Byeong-heon. (Source : Screen Daily)
Extrait du film sud-coréen "Extreme Job" de Lee Byeong-heon. (Source : Screen Daily)
La Corée du Sud fête ses 100 ans de cinéma. Les célébrations ont débuté avec le blockbuster Extreme Job de Lee Byeong-heon, à plus de 16 millions d’entrées, distribué sur près de la moitié des écrans du pays à la veille de « Solnal », le jour de l’an coréen, le 5 février dernier. Des débuts très modestes sous influences étrangères : la machinerie industrielle actuelle parvient à mettre un million de Sud-Coréens devant le même film le jour de sa sortie. Le grand écart du cinéma en Corée est évident. Miracle ou sortilège ?

Kino-drama

Le 27 octobre 1919 marque officiellement le début du cinéma « national » en Corée. Car il s’agit bien d’un enjeu politique. L’année 1919 est celle de la grande insurrection coréenne contre les colonisateurs japonais. Soutiens des réformateurs modernistes coréens de la fin du XIXème siècle, puis vainqueurs (en 1905, en terres coréennes) de l’empire tsariste russe rival, les Nippons règnent en maîtres sur le pays, derrière le paravent d’une vague idéologie panasiatique anti-occidentale dans l’esprit, mais friande de toutes les techniques modernes venues de l’Ouest, y compris le cinéma. Le 1er mars, l’insurrection sera écrasée dans un bain de sang par l’armée impériale et ses collaborateurs locaux. Mais le 27 octobre, nous dit la presse coréenne de l’époque, a lieu, à grand renfort de publicité, le spectacle du kino-drama La Juste Vengeance (Urijok Guto), sous l’égide du directeur de théâtre Park Seung-pil.
Les kinos-dramas sont des spectacles multimédias. Les parties filmées projetées sont réduites, et viennent en arrière-plan du drame théâtral joué en direct sur la scène par les acteurs. De plus, un « byeonsa », un bonimenteur, commente le film. Voilà l’important ici : il s’agit d’une production-réalisation avant tout coréenne. Car le cinéma muet est déjà implanté dans le pays avec succès mais sous le contrôle des Japonais. Ils ont leurs salles et leurs bonimenteurs, les « benshi » qui vont, dès 1920, évincer les Coréens trop libres de promouvoir la résistance. Le byeonsa Jeong Han-Seol est ainsi interpellé par la police pour avoir appelé à la résistance au cours de la projection d’un film. Mais ce ne sont pas les Japonais qui ont amené le cinéma en Corée.
Les lanternes magiques et les jeux d’ombres chinoises étaient courant au XIXème siècle. Les premières projections ont été organisées par des opérateurs de Pathé France comme les premières prises de vues. Le premier tramway et l’électrification de la ville de Séoul par des Américains avec la bénédiction de l’empereur Gojong ont aussi introduit la projection de films muets commentés venus d’Occident. Le travelogue Burton Holmes, en se rapprochant de la famille impériale, aura le droit de tourner le premier film local dès 1901. Très vite, Douglas Fairbanks et Liliane Gish deviennent des stars en Corée. Le premier film coréen « total » (sans autre spectacle) sera tourné en 1923 : The Plighted Love Under the Moon (Ulha ui Mengse) Et en 1926, l’acteur-réalisateur Na Woon-gyu, après un passage par la Russie révolutionnaire, fera de son film Arirang un étendard de la résistance et le premier grand succès du cinéma coréen. Car, entre politique et distraction exotique, entre conformation et distance face au moralisme néo-confucianiste que les films ne cessent de mettre en scène, le public en redemande.

Écran du diable

Dès le départ, le cinéma ne fait pourtant pas l’unanimité. Les intellectuels et les conservateurs traditionalistes et religieux critiquent cet « écran du diable ». Mais le diable a du succès. C’est qu’il montre des vies exotiques venues d’Occident, d’Inde ou d’Afrique, et qu’il promeut indirectement un mode de vie, une modernité réservée jusqu’alors aux plus riches. Les femmes aux cheveux courts qui fument, en regardant des hommes droit dans les yeux, sont une révolution des mœurs dont le cinéma fait parfois ouvertement la promotion. La vente de cigarettes, de tickets de tramway ou de bouteilles de soda ont été commercialement liés au cinéma.
Le cinéma est-il soluble dans le néo-confucianisme, fusion dominante de religiosité et de moralisme ? La modernité est-elle nécessaire, s’offusquent les lettrés yangban (les nobles) ? Bourgeois réformateurs démocrates et militants prolétaires répondent par l’affirmative depuis le XIXème siècle. La modernité, oui, mais technique, disent les autorités nippones et les idéologues panasiatiques. Une autre modernité nationale avant tout, disent les nationalistes en quête d’un pouvoir exclusif. Le cinéma devient, dès le début, un enjeu à tous les niveaux : culturel, politique, économique, et même religieux. Cela va marquer la suite de son expansion en Corée.
Le cinéma coréen devenait alors toujours plus le creuset d’enjeux divers et variés. Exemples avec le soutien au film néo-réaliste Obaltan de Yu Hyun-mok, censuré par le coup d’État militaire de 1961, jusqu’à La vague de films pro-démocratiques des années 1980 ou bien celle de films de critique sociale préparant la chute du gouvernement conservateur en 2017. Ainsi les spectateurs locaux élisaient-ils le cinéma comme leur distraction-thérapie favorite – épanchement collectif devant les larmoyants mélos – et le lieu « libre » d’un certain activisme citoyen. Tous les quartiers sont dotés de salles, la quantité de films devient pléthorique et la renommée des films et des acteurs devient aussi grande que celle des politiciens et des chefs religieux.
Les films de propagande pro-japonais et panasiatiques des années 1930, la division avec le cinéma du Nord (1948) sous le contrôle de l’idéologie Juche (le national-communisme nord-coréen) et les années de plomb sous les censures des régimes militaires (1961-88), n’y feront rien. Au contraire, le cinéma sud-coréen s’internationalise dans les années 1990, avec des auteurs reconnus par les festivals internationaux : de Kim Ki-duk à Hong Sang-soo, en passant par Park Chan-wook, Im Sang-soo, Bong Joon-ho ou Kim Jee-woon. Son industrie, jusqu’alors quasi-artisanale et financièrement modeste, est intégrée par les Chaebols, ces holding industrialo-financières, à la fin de la décennie 1990. Les salles de quartier sont remplacées par des multiplex géants, les budgets des films s’envolent, le marketing se diversifie et se généralise. Les « dieux » de celluloïd coréens rivalisent avec ceux d’Hollywood, les universités se remplissent d’étudiants en cinéma et un festival à Busan devient le tour-opérateur des cinémas d’Asie. S’ensuivront près de 20 années d’expansion à jeu égal avec les films hollywoodiens – sur le marché asiatique – et de fidélisation d’un public « activiste ». En 2019, Extreme Job pourrait à la fois symboliser l’apogée de cette expansion et l’ouverture d’une ère nouvelle.

Consumérisme para-politique

Le titre Un boulot extrême pourrait se référer aux conditions de travail de la majorité des acteurs et des techniciens du cinéma sud-coréen actuel. Par exemple, sur la production de la série Kingdom, pourtant financièrement bien approvisionné par Netflix, un technicien coréen est mort de fatigue suite aux dépassements d’horaires et surcharges de travail systématiques et obligatoires. Des comédiens de K-dramas (séries télévisées) aux danseurs de la K-pop, en passant par les acteurs de cinéma, les ponctions salariales venues « d’en-haut » (comprenez l’exorbitante hiérarchie des managers et des actionnaires des sociétés de production-distribution) les réduisent au salaire d’un employé de base. Peu importe leur célébrité : les stars sud-coréennes n’ont jamais accédé à l’autonomie des stars occidentales. L’industrialisation du cinéma coréen se paie à un prix de plus en plus cher, que l’excuse de la résistance à l’impérialisme américain ne suffit plus à justifier. Surtout, depuis que Hollywood, avec la Fox (The Wailing), la Warner (Inrang) et Netflix (Okja et Kingdom), a changé sa stratégie en produisant des films locaux, le caractère para-politique de la consommation de films refait surface.
Extreme Job révèle deux effets de la situation actuelle : la consommation mimétique de films et l’affirmation d’un nouveau paradigme « post-vérité » de conception-réception – que nous détaillerons plus bas. Ainsi, « l’extrême » du titre peut aussi se référer aux nouvelles méthodes de gestion des spectateurs. Synchronisant l’idéologie identitaire nationale sans cesse confortée, le nouveau marketing numérique où les Coréens sont en pointe et les anciens modes de consommation, les consortiums monopolistes de distribution comme CJ Entertainment ou Lotte Entertainment ont acquis un pouvoir inégalé. Si cela s’appuie sur le décalque de leurs pratiques dans leur champ d’activité principal, la distribution de produits alimentaires, ils ont aussi détourné la « citoyenneté digitale » – anciennement activisme démocratique sur internet – et l’émergence d’une conscience populaire – voir la « révolution des bougies » de 2016-17 – vers des buts commerciaux et idéologiques à leur profit. L’action consumériste est presque officiellement donnée comme substitut à l’action politique directe et collective – notons que l’agrément collectif, traditionnellement considéré comme seul habilité à édicter les normes du goût général, est le fondement du consumérisme mimétique local.
Mais comme tout ce qui est octroyé par la grâce du prince, il ne s’agit que d’un ersatz d’action politique réelle. Ainsi, en l’espace de quelques mois, et avant le blockbuster Extreme Job, deux autres films à gros budgets, Along With the God 1 et Along With the God 2, ont « capturé » plus de la moitié des spectateurs potentiels du pays. Basés sur une fusion des croyances religieuses traditionnelles autour d’une histoire de réincarnation, regroupant une dizaine de stars du moment, agrémentés d’ostentatoires effets spéciaux, les deux films ont été plébiscités par des spectateurs non dupes, mais jouant le jeu de la solidarité nationale autour de films censés représenter le consensus. Avec la monopolisation quasi dictatoriale de plus de la moitié des salles du pays et sa programmation au jour J du Nouvel an, Extreme Job – une histoire de flics devenus restaurateurs pour coincer des trafiquants – a aussi bénéficié de la duplicité du consumérisme mimétique : brochette de stars, réaffirmation identitaire autour de la lutte contre des étrangers (chinois) trafiquants de drogue, success story pro-capitaliste sur une clique de flics montant une affaire de restauration, gigantesque battage marketing dans les médias surtout numériques, y compris les blogs des plates-formes nationales dominantes Naver et Daum. La puissante machinerie mise en place n’a pas entraîné de réactions de l’ensemble du milieu du cinéma, monopoles de distribution « rivaux » compris. Le temps où le réalisateur Kim Ki-duk se plaignait publiquement du consumérisme mimétique et des monopoles – en 2007 – est révolu.
A voir, la bande-annonce du film « Extreme Job » de Lee Byeong-heon :

Post-vérité

Si le film ressort du nec plus ultra de la consommation mimétique industrialisée du cinéma, son style relève aussi d’une nouvelle réception spectatorielle qui pourrait représenter la norme à l’ère de la post-vérité. Evoquer le mélange des genres – ici, « food film » de comédie et thriller anti-drogue) du cinéma post-moderne serait passer trop aisément à côté de cette nouvelle adéquation entre la sensibilité d’un public conditionné sans être dupe (menacé, effrayé, mais pas décervelé) et la composition du film. Cette adéquation se fonde sur un jeu de dupes permanent faisant de la mauvaise foi (dans le sens sartrien) une obligation, un opportunisme devenu roi dont la société et, notamment, les jeunes générations sont imprégnées. « L’écran du diable » est devenu l’écran du mensonge avalisé par une société où le mensonger est la norme. C’est cela que reflète le ton du film. On peut y voir une succession opportuniste de scènes qui ont eu du succès dans le cinéma local ou ailleurs, mais c’est aussi une affaire de réception concordante, approbatrice, acceptant une logique de post-vérité comme paradigme général. Une logique dont l’implantation est facilitée par la tradition locale qui veut que l’objectivité soit, avant tout, ce que le collectif semble plébisciter, et cela même aux dépens des faits. La subjectivité n’est alors plus que l’équivalent du mensonge.
Dans le film, tout est donc improbable. Les constructions logiques s’emboîtent et se déboîtent, sans jamais asseoir une cohérence ni assumer le comique ou le sérieux, le drame ou la parodie. Et cela n’a rien (ou peu) à voir, par exemple, avec les expériences assumées dans l’absurde des avant-gardes surréaliste ou dadaïste. Car rien dans le film ne s’assume, comme s’il y avait une perte de contrôle sur ceux qui tirent les ficelles des pantins cinématographiques. Cette résignation est acceptée par un public lui-même devenu spectateur de sa propre vie quotidienne. Le voilà soumis chaque jour à cette impossibilité d’assumer une vérité des faits en dehors du bon vouloir des marionnettistes qui le surplombent et dont les logiques lui sont indécryptables.
Ainsi, le film débute comme une parodie de comédie d’action locale qui alterne grotesque et sentimentalisme. Mais la parodie devient parodie de parodie car on en revient à des scènes standardisées : bastonnades interminables entre jeux vidéos et film d’action ; longues discussions en champs-contrechamps alternant mimiques stéréotypées et para-diégèse de l’acteur se demandant ce qu’il fait là comme dans une sitcom de télévision aux dialogues instables réécrits sur l’instant ; ou encore des effets publicitaires autour de la nourriture, sujet de prédilection d’un bon tiers des programmes télévisés sud-coréens.
Le réalisateur Lee Byeong-heon est pourtant le chef de file de la parodie moderniste locale. En particulier quand il fait usage de l’auto-dérision. On le devine encore à quelques effets qui surnagent du probable projet d’origine du film. Des flics roublards manquent leur intervention faute de moyens – ils sont ironiquement comparés, par les trafiquants mêmes, aux SWAT des séries américaines. La musique est ouvertement redondante et référencée aux polars de Hong Kong des années 1980. Des publicités sur la nourriture sont soudainement introduites en auto-dérision de l’acteur principal, une célébrité dans la pub pour les nouilles. Mais le second degré de l’auto-dérision n’est pas la lecture dominante du film car chacune des scènes peut être prise au premier degré. Leur point commun général : rien n’est assumé à tous les niveaux de lectures, puisque tout est contredit d’une séquence à l’autre. Résultat : l’évaluation du film, même, devient relative. Savoir si le film est bon ou mauvais n’est plus d’actualité : ce serait se référer à des catégories trop abstraites. Plaire au plus grand nombre non plus, car ce serait accréditer une subjectivité anti-collective au spectateur et une inter-subjectivité d’égal à égal entre spectateur et distributeur. Voici la nouvelle échelle de valeur : le niveau d’unanimité obtenue par coercition et dans la mauvaise foi est la nouvelle échelle de valeur.
Signe caractéristique : la structure classique en trois parties – « présentation », « confrontation », « résolution » – est battue en brèche. Les solutions sont réduites. Les cinq flics ratés s’avèrent soudain être des spécialistes d’arts martiaux et tabassent une centaine de gros bras. Toutes les intrigues ne sont pas résolues ou trop superficiellement dans un happy end de convenance dont personne n’est dupe. La norme du happy ending, obligatoire dans le cinéma classique hollywoodien, a sûrement été le laboratoire de cette production-réception de post-vérité, en ce sens qu’elle impliquait les spectateurs dans un jeu de dupes. Mais cela répondait à une vraie quête bien réelle du public. Ce n’est plus le cas avec la généralisation du système de post-vérité à l’ensemble du film. La seule présence du spectateur dans la masse approbatrice « effrayée » suffit, effrayée qu’elle est d’être exclue du spectacle autoproclamé transcendant. L’atrophie de la partie consacrée aux résolutions des intrigues révèle l’absence d’ancrage dans une réalité logique, causale, rationnelle, donc sur laquelle il est possible d’avoir une prise, un effet ou une possibilité d’assumer les tenants et les aboutissants.
Voilà un cinéma « fuyant », comme ses personnages, ses intrigues et sa finalité. Un cinéma autoproclamé transcendant par des tireurs de ficelles agissant au-delà de tout contrôle. Un cinéma consommé massivement par un public contraint de devenir étranger à lui-même. Ce cinéma-là est en passe de devenir la norme, non seulement du contenu des films, mais aussi de la réception de masse produite, en Corée du Sud, par l’ère de la post-vérité.

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A propos de l'auteur
Réalisateur, Antoine Coppola enseigne le cinéma comme maître de conférences à l'Université Sungkyunkwan de Séoul. Il a aussi longtemps enseigné les cinémas d'Asie à l'université d'Aix-Marseille tout en étant consultant et délégué pour la Corée à la Semaine Internationale de la Critique du festival de Cannes et au San Sebastian Film Festival (2001-2006). Il a été programmateur au festival de Jeonju (Corée du Sud) et il collabore encore souvent avec des cinéastes, producteurs ou festivals d'Asie.