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Cinéma coréen : "Burning" de Lee Chang-dong ou l'enfer postmoderne ?

Extrait du film "Burning", du réalisateur sud-coréen Lee Chang-dong. (Source : Twitter)
Extrait du film "Burning", du réalisateur sud-coréen Lee Chang-dong. (Source : Twitter)
Après la « Révolution des bougies » qui a fait tomber le gouvernement conservateur en 2016 et pendant le dégel des relations entre la Corée du Sud et la Corée du Nord, on pouvait s’attendre à de profonds changements dans l’industrie d’un cinéma sud-coréen toujours réactif à l’actualité. Pour le moment, en dehors de la suppression officielle de la liste noire des artistes d’opposition où figuraient de nombreux cinéastes et de l’éphémère vague de films de critique sociale qui a préfiguré le mouvement de 2016, les choses ne semblent pas beaucoup évoluer. Le réalisateur sud-coréen Lee Chang-dong dans son dernier film Burning, sélectionné à Cannes cette année, a peut-être donné la meilleure métaphore de la situation dans une scène inouïe du film : son jeune héros se masturbe plusieurs fois devant la tour de Namsan, symbole compliqué mais symbole quand même de la capitale moderne sud-coréenne.
Les films de Lee Chang-dong, rares, souvent sélectionnés dans des festivals internationaux, sont aussi guettés localement eu égard au cumule par le cinéaste des auras d’écrivains contestataire et d’ancien ministre de la Culture du précédent gouvernement réformateur (en 2003-2004). En retraite anticipée de son poste de professeur d’université où il s’était mis au vert sous le joug du gouvernement conservateur, il a, avec Burning, adaptation libre d’un récit de Haruki Murakami, déclaré faire son retour au cinéma en brossant le portrait d’une jeunesse déboussolée (Dans Variety de septembre 2017). Que faut-il entendre par là ? Les quelques romans et nouvelles qu’il a publiés depuis les années 1990, peignaient déjà avec noirceur un pays traumatisé par une succession de dictatures. Son attention à la réalité sociale quotidienne rapproche ses textes de la catégorie coréenne des « Nodong Seosol » ou littérature prolétarienne. Inspirée du « Proletkult » soviétique des années 1920, et malgré la théorie selon laquelle elle serait faite d’œuvres de prolétaires pour les prolétaires, il s’agit souvent de ce que les intellectuels, enseignants ou artistes petits-bourgeois ont comme vision du développement de ce qu’ils qualifient de culture prolétarienne. D’autre part, l’idée d’un « déboussolement » de la jeunesse ne dit pas dans quel(s) sens la boussole devrait tourner pour aller dans le bon sens. Ces considérations préliminaires permettent de mieux comprendre ce qu’est Burning dans le contexte agité du cinéma sud-coréen et de la société sud-coréenne d’aujourd’hui.
Si nous reconnaissons des éléments littéraires dans Burning ils viennent moins de la littérature prolétarienne que de la poésie baudelairienne. Dans les deux cas, ils sont détournés, au-delà du réel, vers la métaphore et un certain idéalisme postmoderne que nous définirons. Cet idéal perdu et retrouvé est l’une des boussoles qui fait passer au second plan le conflit de classe assez sèchement caricaturé et encore plus simplement résolu (la seconde direction de la boussole).

Quand le réalisme sert la métaphore

Lee a été longtemps qualifié de réalisateur réaliste. Mais de quoi s’agit-il, en fait ? Son premier film Green Fish, une sombre histoire de misère et de gangs, faisait la part belle au contexte où vivent les protagonistes. Peppermint Candy, son deuxième film, qui le consacra réalisateur localement, revenait à ses inspirations de scénariste d’histoire politique (voir To The Starry Island et A Single Spark réalisés par Park Kwang-soo. Le premier raconte, du point de vue de personnes lambda, l’absurdité de la guerre de Corée et de la division du pays ; le second, est un biopic sur la vie d’un jeune leader syndicaliste qui se suicida par immolation. Moins didactique, son troisième film Oasis, qui le consacra internationalement à la veille de sa nomination comme ministre de la Culture, reste dans le réalisme quotidien en se concentrant sur des marginaux. Mais il délaisse la vision politique pour une critique de la « moraline » (terme de Nietzsche pour désigner un mélange de morale religieuse et de conformisme social) et introduit des éléments fantastiques inattendues : les « héros » du film, la tétraplégique et le débile mental, retrouvent leur « normalité » en voyant des éléphants ailés et des papillons de lumière.
Échaudé, comme il le dira lui-même, par son passage au ministère, il revient au cinéma en refusant les propositions, pour faire un « film de festival ». Il retourne alors à son réalisme brut du quotidien sans éléphants ni papillons lumineux dans Secret Sunshine. Cette histoire de jeune veuve qui s’installe dans la petite ville natale de son mari et dont le fils est soudain kidnappé et assassiné décrit la classe moyenne, sa recherche effrénée d’embourgeoisement et, au passage, n’oublie pas sa critique de la religion ici, spécifiquement chrétienne. Avec Poetry, la part de la métaphore, du rêve, reprend le dessus dans une errance où la description détaillée de vrais lieu sert encore d’amarrage dans le réel. Didactisme politique, réalisme social, aspiration à la métaphore idéaliste et métaphysique, les trois aspects coexistent aussi dans Burning, comme s’il ne s’agissait pas de faire un choix mais de les hiérarchiser et d’éclaircir leur sens réel.
Burning commence comme presque tous les films de Lee, par une accroche dans le réel le plus brut : un cadre flottant sur une lourde et concrète porte de camion contre lequel le jeune factotum Yoo Ah-in est adossé pour tirer sur son clope. On ne peut rêver plus bel effet de réel, pas tout à fait dans le sens de Roland Barthes (description gratuite) ni de Rancière (ouverture vers un possible) mais dans celui d’un ancrage qui va justifier une représentation idéologique : le prolétaire lambda dans sa vie quotidienne. Car très vite, le film s’active à modeler des représentations porteuses de symboles et d’idées. Yoo, par exemple, n’est pas le prolo de base, il souhaite devenir écrivain. Jun Jong-seo, l’animatrice de supermarché qu’il connaît et avait perdu de vue depuis l’enfance, a une personnalité qui dépasse le réel (même si, autre effet de réel, elle avoue s’être fait refaire le visage à coup de chirurgie esthétique). Exubérante, elle cherche le sens de la vie dans les espaces inconnus, notamment l’Afrique. Elle va devenir sa muse (après une brève mais intense initiation au plaisir sexuel) et nous allons, donc, nous orienter vers des problématiques poétiques plus que historico-critiques.
*Namsan est un lieu de représentation des pouvoirs : temple Shinto durant la colonisation japonaise; statue du premier dictateur sud-coréen renversée par la révolution de 1960; tour-antenne symbole de la modernité industrielle promue par les dictatures suivantes.
Idem pour Steve Yeun, censé représenter un riche yuppie qui collectionne les beautés éternelles, les enferme dans des cages dorées et finit par s’ennuyer d’elles jusqu’à les détruire quand leur sensibilité exacerbé, existentielle, menace de bouleverser son monde confortable et bourgeois. Comme un riche commanditaire d’artistes, comme un financier producteur de films, il a besoin d’exercer sa libre volonté, dévolue par son pouvoir, son pouvoir de déguiser les autres pour les plier à ses caprices. Le pouvoir est une façon de déguiser le monde. Dans ce catalogue de représentations idéologiques (même fondées sur des effets de réels), une première interprétation de la scène inouïe de Yoo, le prolo, se masturbant devant la tour Namsan se fait jour : épris de la muse qui lui a fait découvrir le plaisir physique, et qu’il souhaite simplement (et bêtement) rééditer à l’infini, il se rend compte qu’il n’a aucun pouvoir (surtout pas celui d’encager ces beautés de passage) à la différence de Yeun. Il ne peut que se masturber, chez elle (elle a soudain disparu) devant sa fenêtre par laquelle on peut voir la tour de Namsan*.

Idéalisme, Baudelaire et Bodhisattva

Si l’on suit la logique poétique du film, délaissant l’aspect social, l’inspiration baudelairienne paraît claire : la jeune fille apparue et disparue est bien une passante similaire à celle que décrit le poète français dans A une passante : celle qu’il ne pourra peut-être jamais retrouver après lui avoir entrouvert les portes du « paradis ». c’est cette même muse qui le poussera à passer le pas vers l’écriture. Dans les scènes finales du film, il est désormais en mesure d’écrire son histoire – équivalant à une masturbation intellectuelle après s’être masturbé physiquement devant sa fenêtre – il s’installe d’ailleurs devant une fenêtre pour commencer son nouveau roman. Mais si Baudelaire y voyait une misère du monde, une incomplétude congénitale d’un réel imparfait, le film y voit une ironie, une plaisanterie que la « nature » joue aux pauvres humains qui confondent le plaisir physique avec les extases de l’au-delà (nous y reviendrons).
Il se masturbe, donc, au propre et au figuré par impuissance à atteindre le monde idéal dont Jun lui a entrouvert la porte. La belle délurée est aussi baudelairienne pour le riche Yeun. Cette fois, on peut penser au poème A celle qui est trop gaie et à son arrogante femme fatale que le poète voudrait briser faute de l’étreindre. Il s’agit bien, dans le film, d’une beauté qui brûle les hommes, et comme dans le poème, d’une beauté qui vient de son harmonie naturelle et volontaire avec la « Nature ». Ici comprenez, pour le moment, les arbres, les fleurs, et tous les environnements non humains et non urbains – notons que le film se déroule en grande partie à Paju, ville frontalière avec le Nord, certes, mais surtout bourg campagnard, fermier et encore semi-rural. Les références baudelairiennes (bien trop occidentales pour un film coréen) restent possibles mais la réalisation et surtout le travail du chef opérateur Hong Kyung-pyo, vont accentuer la présence d’un monde « naturel », idéal, qui va dévier de la beauté fatale baudelairienne (source d’ivresse et de mélancolie) pour ouvrir vers un modèle idéologique local plus prégnant et dégrisant : celui de la bodhisattva, la guide, la porte, la demi-déesse du panthéon bouddhiste qui pourrait correspondre au personnage semi-réel, idéel, de la jeune Jun et de ses avatars (autre concept hindou-bouddhiste). Personnage que le riche Steve Yeun capture et déguise pour un temps, non pas seulement par caprice (dans cette optique) mais parce que son pouvoir matériel ne peut retenir longtemps les pouvoirs métaphysiques supérieurs.

Transcendantalisme New age et aspirations postmodernistes

Le plus réussi et le plus signifiant des longs plans du film (qui en comportent beaucoup) donne une synthèse de la vision défendue ici : Yeun, Jun et Yoo assis, au grand air, sur le perron de la ferme du père paysan de Yoo, partagent un pétard devant un rougeoyant coucher de soleil. La jeune femme, soudain en transe, débute une danse, puis se dénude et s’offre au vent et au ciel dans un clair-obscur de plus en plus contrasté qui la dessine comme une ombre chinoise allant peu à peu fusionner avec le paysage. Sur une mélopée de jazz cuivré – et hors contexte référentiel – la caméra emboîte ses pas puis la perd en se braquant en direction d’un arbre dont les branches remuent dans le soudain silence étrangement habité d’un vent sorti de nulle part. Les plans aux effets de réels de la caméra de Hong, insistants depuis le début du film, trouvent leur destination finale dans cette harmonie où l’humain se dissout dans la nature. La nature, et les humains ne peuvent et ne doivent n’être qu’une ligne, qu’une forme comme une autre, dans un tout omnipotent.
La bodhisattva dansante est bien cadrée sous un visible drapeau sud-coréen. Oui, il s’agit de la Corée du Sud ; oui, il s’agit d’une zone frontalière, mais les sigles taoïstes du drapeau sud-coréen (le « Taegucki » alias « le très grand, l’ultime ») sont aussi très clairs : ils représentent l’harmonie du Yin et du Yang dans le cercle parfait de l’univers entouré des forces de la nature : le feu, l’eau, la terre et le ciel. Cette vision néo-traditionaliste nimbée de concepts religieux explique, entre autres, que le prolétaire ne soit pas un ouvrier d’usine, un pauvre moderne sur le plan psychologique et économique mais un naïf fils de fermier (ce dernier est d’ailleurs en procès pour avoir tenté de défendre sa terre face à de riches entrepreneurs). Notons, au passage, que le choix de l’acteur coréano-américain Steve Yeun permet d’étendre la représentation du « riche » aux Occidentaux, pris en vrac et opposés au paysan naïf de base de la tradition coréenne.
Ce prolétaire qui sert surtout de symbole est si proche de la terre que même sa vache, dans une scène fantaisiste (qui rappelle l’éléphant et les papillons de Oasis) de ce film rempli d’effets de réels, se met à parler (un long plan sur elle cherche à en donner l’impression). Animal sacré de la tradition hindou-bouddhiste, la vache est un autre symbole qui démontre que le film tient un discours au niveau métaphorique au-delà de ses apparences formelles réalistes. Jun, la pauvre animatrice de supermarché, un peu chamane sur les bords et néo-hippie pour le reste est capable d’atteindre le nirvana, mais, comme une bodhisattva, elle diffère son envol pour apporter sa compassion, sa miséricorde aux nécessiteux. Elle initie Yoo à l’amour sexuel, et éclaire Yeun sur la vanité de son bien-être et pouvoir matériels. La vision du film sous influence néo-bouddhiste de la beauté, du nirvana, du sens de la vie mais aussi des conflits sociaux et luttes de classes, se révèle.

Misère du réalisme postmoderniste

En résumé, la boussole proposée par le film a deux directions. La première liquide drastiquement les problèmes sociaux car ils sont « transcendés » par une vison « surnaturelle » du monde. Les clichés riches/pauvres sont mis en place par le minutieux travail de description sociologique des lieux et modes de vie des personnages : Yeun dans son appartement New age de Gangnam, Yoo dans sa petite ferme de Paju face à la frontière avec la Corée du Nord (comme si le Nord avait jamais incarné le prolétariat) et Jun perchée dans son minuscule appartement poulailler sur les hauteurs de Namsan. Au final, ces clichés n’aboutissent qu’à un face-à-face mortel : le prolo tue le riche. Les pauvres seraient donc condamnés à tuer tous les riches. Ce constat fataliste, et néo-fascisant, est surtout minimisé de part son inconsistance par ce qui est proposé comme son dépassement dans le même mouvement, dans la même scène finale. Yoo, le pauvre, finit par brûler Yeun le riche, mais il le fait dénudé des pieds à la tête – et la mise en scène insiste sur le fait qu’il va au-delà de ce qui est pratiquement nécessaire – comme s’il devait renaître par ce geste rituel dans une seconde vie. Cette dernière est déjà en vue puisqu’il devient finalement celui qu’il a voulu être, non seulement un écrivain, mais un écrivain éclairé (comme un bouddha). De ces deux niveaux de lecture de la scène finale, le second semble plus cohérent avec l’ensemble des métaphores du film.
Ce discours métaphorique évide les descriptions sociologiques qui pourtant semblaient le baliser. Ces dernières apparaissent comme une série de figures de style : laisser les ambiances sonores ou les images du quotidien contingents se développer longuement dans les arrière-plans comme, par exemple, un couple qui s’embrasse mais qui n’est pas lié au drame, ou des amis inconnus qui se disputent vus à travers une vitrine. Même les hauts-parleurs braqués vers le Nord qui débitent leurs messages de propagande ne sont plus qu’anecdotiques. Si bien qu’au final, la lutte des classes se dissout dans la super métaphore naturaliste.
Les visions postmodernistes réactionnaires se répandent dans des reconstitutions ultra-pointilleuses de réels qu’elles évident jusqu’à la vacuité. On pourrait y voir le sentiment de l’absurdité et du non-sens de la vie quotidienne à la manière de Camus ou de Baudelaire, si le discours métaphysique et ces symboles recyclés ne venaient prendre le dessus comme un venin savamment distillé. De Drive au Sacrifice du cerf sacré, une longue liste de films post-modernisants finissent sur un meurtre ritualisé, sorte d’acceptation de la cruauté du monde et des humains, acceptation d’une omnipuissance mystérieuse et d’un néo-gnosticisme (dont les festivals internationaux sont friands) qui trouvent un allié objectif dans les traditions locales dont le culte ravivé sert de masturbation intellectuelle (dernière interprétation de la scène récurrente du film). Même aux plus talentueux des réalisateurs actuels.

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A propos de l'auteur
Réalisateur, Antoine Coppola enseigne le cinéma comme maître de conférences à l'Université Sungkyunkwan de Séoul. Il a aussi longtemps enseigné les cinémas d'Asie à l'université d'Aix-Marseille tout en étant consultant et délégué pour la Corée à la Semaine Internationale de la Critique du festival de Cannes et au San Sebastian Film Festival (2001-2006). Il a été programmateur au festival de Jeonju (Corée du Sud) et il collabore encore souvent avec des cinéastes, producteurs ou festivals d'Asie.