Culture
Livre d'Asie du Sud

Littérature indienne : "Miss Laila armée jusqu’aux dents" vise juste et fait des dégâts

Détail de la couverture du roman de Manu Joseph, "Miss Laila armée jusqu’aux dents", traduction de Bernard Turle, Éditions Philippe Rey. (Copyright : Éditions Philippe Rey)
Détail de la couverture du roman de Manu Joseph, "Miss Laila armée jusqu’aux dents", traduction de Bernard Turle, Éditions Philippe Rey. (Copyright : Éditions Philippe Rey)
Du thriller, de la satire, du social et beaucoup de politique : il y a de tout cela dans ce roman cocktail de Manu Joseph. Joyeusement tordue, l’histoire nous promène dans une Inde qui pourrait sembler parodique mais qui ressemble terriblement au pays réel.
Il y a d’abord le contexte politique immédiat : l’arrivée au pouvoir suprême de Damodarbhai, homme fort appartenant au mouvement ultra-nationaliste hindou et originaire de l’État du Gujarat où il a présidé à quelques sérieux massacres de musulmans. Toute ressemblance avec un Premier ministre indien en exercice n’a rien de fortuit, évidemment. Il y a ensuite une atmosphère de tensions entre communautés exacerbée par l’élection de ce nouveau Premier ministre. Et dans cette ambiance délétère, l’inquiétude des forces de l’ordre en tous genres, qui redoutent en permanence le prochain attentat terroriste islamiste.
Devant cette toile de fond évoluent des personnages des plus variés. Akhila est une jeune étudiante en médecine plus connue en tant que blogueuse. Ses vidéos incendiaires reposent sur des canulars élaborés aux dépens des cercles dirigeants. Violemment opposée au mouvement nationaliste d’extrême droite, elle s’en prend au moins autant à l’impuissance des élites progressistes. Laila, elle, est une jeune musulmane de dix-neuf ans, seul soutien de sa nombreuse famille qu’elle porte à bout de bras en cumulant études et petits jobs. Pas le profil d’une jeune fille « armée jusqu’aux dents » a priori, mais sait-on jamais.

La « rencontre »

On croise aussi Jamal, un petit homme d’affaires qui présente la rare particularité d’être né brahmane – la plus haute des castes de l’hindouisme – et de s’être converti à l’islam par amour ; un ponte du Sangh, l’organisation idéologique qui chapeaute le mouvement nationaliste hindou ; Mukundan, un agent des services secrets de bas niveau et plutôt falot, et bien d’autres. Et puis au centre de tout cela, il y a un inconnu coincé sous un immeuble effondré de Bombay et qui, dans son délire, parle d’un attentat sur le point d’être commis le jour-même de l’arrivée au pouvoir de Damodarbhai.
L'écrivain indien Manu Joseph. (Crédit : DR)
L'écrivain indien Manu Joseph. (Crédit : DR)
La perspective de voir le triomphe de l’homme fort de l’hindouisme nationaliste terni par un acte terroriste a de quoi mettre sur les dents tous les services de sécurité du pays, évidemment, depuis la police nationale jusqu’aux services secrets en passant par ces officines dépendant des États où l’on pratique joyeusement « l’encounter », c’est-à-dire la « rencontre », charmant euphémisme qui recouvre l’exécution pure et simple de suspects, maquillée grossièrement en affrontement armé lors de leur arrestation (explication standard des policiers : « Nous avons essayé de les appréhender mais ils ont résisté et ont été tués dans la bagarre »), technique largement pratiquée par la police indienne. Tout ce petit monde tente d’identifier la menace sans trop savoir si elle est bien réelle, si elle relève d’un coup fourré monté par une agence rivale ou autres.
Dans cette trame de thriller, l’auteur Manu Joseph, un journaliste originaire du Kerala, injecte de multiples éléments et notations sur la société indienne. La terreur ressentie dans la population musulmane face à la montée de l’hindouisme militant, par exemple, les relations sulfureuses entre dirigeants politiques et forces de l’ordre, les pratiques criminelles d’une partie de ces dernières entre bien d’autres. Le registre pratiqué est souvent léger – et d’autant plus efficace. Un mini portrait dépeint un petit avocat ultra-nationaliste hystérique qui tous les jours achète des exemplaires du Coran pour les brûler le soir sur le toit terrasse de sa maison. Le patriarche du Sangh habite dans une pension bâtie par le mouvement : « Les patriotes à qui avait été confiée sa construction décidèrent que l’édifice devrait être moderne mais indien, soit à peu près l’équivalent d’une prostituée vierge. Le résultat est un bidule informe à deux étages, dont le rez-de-chaussée est pourvu de grandes baies vitrées alors qu’au premier un ensemble d’arches contiguës, couleur safran, évoque les gencives en plâtre d’une maquette publicitaire pour dentifrice. » L’auteur décrit de manière fort drôle l’ahurissante spécialité de la petite ville de Malegaon où des cinéastes amateurs, vendeurs de légumes ou ouvriers de métier, réalisent des parodies de films commerciaux de Bollywood ou d’Hollywood, avec autant de maladresse que de passion.

« Pourquoi les bons sont-ils si nuls ? »

Manu Joseph sait aussi aborder des registres plus intimes comme l’effet que peut produire l’élimination des bébés filles, fréquente dans le pays : « Il y a quelques mois, Mukundan aimait promener dans les ruelles de Parel sa nièce qui venait de naître. Un matin, passant devant une longue file de femmes qui faisaient la queue à la porte d’un temple, il remarqua que certaines d’entre elles le regardaient, un sourire mélancolique aux lèvres. […] Il fut frappé par les visages des femmes qui le fixaient : elles lui rappelaient des meurtriers occasionnels placés en garde à vue. Il se demanda quel crime ces femmes avaient pu commettre et pourquoi elles les regardaient ainsi, l’enfant et lui. Avaient-elles été contraintes de tuer leurs embryons femelles, était-ce la raison pour laquelle elles dévisageaient un homme qui marchait gaiement en portant une petite fille ? »
Si Manu Joseph exprime très fermement la répulsion que lui inspirent les ultra-nationalistes hindous et leur leader qualifié de « divinité mineure », il réserve, à l’image de son héroïne Akhila, quelques-unes de ses piques les plus acerbes aux adversaires de ces derniers, l’intelligentsia de gauche, ces marxistes qui vivent dans l’opulence et « discutent de la misère et de la révolution » autour « d’une assiette de fromage et d’un verre de vin », français de préférence. Au point de susciter une question finale assez désespérée : « Pourquoi les bons sont-ils si nuls ? » Et l’auteur de brocarder les « héros » qui se démènent pour défendre les victimes, « plaident auprès de juges qui essaient de ne pas rire ; mendient des dons pour continuer l’interminable bataille juridique » et « perdent presque chaque fois. S’ils exerçaient dans d’autres secteurs, ils seraient licenciés et remplacés par des gens plus efficaces ; mais, dans le combat contre les méchants, l’union de héros débiles s’est assurée une indétrônable sécurité de l’emploi. »
Sous ses dehors de faux thriller, le roman fournit donc une vision acérée, à l’humour grinçant, du paysage politique indien, en pleine résonance avec la sinistre montée des affrontements communautaires qui marque l’actualité immédiate.
Par Patrick de Jacquelot
Couverture du roman de Manu Joseph, "Miss Laila armée jusqu’aux dents", traduction de Bernard Turle, Éditions Philippe Rey. (Copyright : Éditions Philippe Rey)
Couverture du roman de Manu Joseph, "Miss Laila armée jusqu’aux dents", traduction de Bernard Turle, Éditions Philippe Rey. (Copyright : Éditions Philippe Rey)

A lire

Manu Joseph, Miss Laila armée jusqu’aux dents, traduction de Bernard Turle, Éditions Philippe Rey, 228 pages, 19 euros.

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A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.