Culture
Entretien

Cinéma japonais : "Siblings of the Cape", handicap et sexualité

Scène du film "Siblings of the Cape" de Shinzo Katayama. L’actrice Misa Wada joue Mariko, une jeune femme souffrant d'un handicap mental. (Crédits : DR)
Scène du film "Siblings of the Cape" de Shinzo Katayama. L’actrice Misa Wada joue Mariko, une jeune femme souffrant d'un handicap mental. (Crédits : DR)
Prostituer sa soeur handicapée mentale pour survivre, c’est la seule solution trouvée par Yoshio lorsqu’il perd son emploi pour invalidité physique. Sans autre famille, ni soutien, il s’enfonce dans une situation que la morale réprouve mais que sa soeur Mariko semble, elle, apprécier. Diffusé lors du festival du cinéma japonais contemporain Kinotayo en décembre dernier, Siblings of the Cape est le premier long-métrage de Shinzo Katayama. Il propose une version radicale et sexualisée de la question du handicap mental et de sa prise en charge au Japon. Formé dans une école de cinéma branchée sur l’érotisme, il fut premier assistant de la série Netflix The Naked Director sur le cinéma porno au Japon dans les années 80. À l’instar du cinéaste révolutionnaire Koji Wakamatsu, Shinzo Katayama n’hésite pas à utilisé l’image du corps et de la sexualité pour bousculer la société dans laquelle il vit.

Entretien

Né en 1981 dans la préfecture d’Osaka au Japon, Shinzo Katayama fait des études de cinéma à la Eizo Juku (Institut de l’image), créée par le réalisateur de Pinku Eiga (films érotiques indépendants), Genji Nakamura. Diplôme en poche, il entame une carrière d’assistant-réalisateur en accompagnant le cinéaste sud-coréen Bong Joon-Ho (Parasite) sur le tournage de Tokyo! (2008) puis de Mother (2009). Il travaille alors pendant près de dix ans dans l’ombre de réalisateurs comme Nobuhiro Yamashita, pour le cinéma, la télévision ou bien plus récemment pour la série Netflix The Naked Director, qui retrace la vie romancée du réalisateur de film érotico-pornographique Toru Muranishi, de simple contrebandier de fanzines érotiques à maître de la cassette VHS porno dans les années 80.

En 2016, Shinzo Katayama se lance enfin dans son premier long-métrage, Siblings of the Cape, dont il est à la fois l’auteur, le réalisateur et le producteur. Persuadé que personne ne mettra un centime sur ce script et voulant une liberté artistique totale, il finance le film sur ses propres fonds à hauteur de trois millions de yens (environ 24 000 euros), sans même le proposer à des maisons de production. Le budget est minuscule, mais Shinzo Katayama tient bon, filmant deux jours par mois entre février 2016 et mars 2017 pour permettre à son histoire de s’inscrire sur quatre saisons. Finalement, le film sort au Japon au printemps 2019 et reçoit un accueil globalement positif du public local, générant près de 40 millions de yens de recettes.

Le réalisateur japonais Shinzo Katayama. (Crédits : DR)
Le réalisateur japonais Shinzo Katayama. (Crédits : DR)
Quel est votre premier souvenir de cinéma ?
Shinzo Katayama : Le premier film que j’ai vu dans les années 1980 est une comédie hongkongaise, Kung-Fu Kids. Elle raconte l’histoire de trois frères, trois enfants, qui combattent les méchants. Je fais partie moi-même d’une fratrie de trois frères et c’est un film qu’on a beaucoup vu. Dans mon enfance, je regardais beaucoup de films de divertissement, des films d’arts martiaux, d’actions, d’horreur… Ce n’est qu’à partir du collège ou du lycée que j’ai commencé à regarder des films japonais, puis plus tard des films français. Par exemple, j’aime beaucoup La jetée de Chris Marker ou encore IP5, L’île aux pachydermes de Jean-Jacques Beineix.
Qu’est-ce qui vous a amené à faire du cinéma ?
Lorsque j’étais au collège, je voulais devenir soit réalisateur, soit mangaka, soit humoriste. Il y avait des dessinateurs bien meilleurs que moi dans ma classe donc j’ai vite abandonné l’idée de faire du manga. Plus tard, j’ai dit à mes parents que je voulais devenir humoriste mais on ne peut pas dire qu’ils étaient enthousiastes et ils m’en ont dissuadé. Du coup, il ne me restait plus qu’à devenir réalisateur. Je ne suis pas quelqu’un qui sait rester très calme et j’aime l’idée qu’un film soit une œuvre collective. Comme j’aime travailler en équipe, je me suis dit que c’était quelque chose pour moi et je suis entré dans une école de cinéma après le lycée.
Justement, vous n’avez pas fait une école classique, mais une école de cinéma Pinku, de cinéma érotique japonais ! Pourquoi ce choix ?
C’est une école dirigée par Genji Nakamura, issu du cinéma Pinku. Elle s’appelle la Eizo Juku. Normalement, une école de cinéma dure trois ou quatre ans et les frais scolaires coûtent entre trois et quatre millions de yens, mais cette école ne coûtait que 300 000 yens. C’était plutôt bon marché et en plus, on pouvait y aller tout en travaillant parce qu’on n’avait cours que trois fois par semaine. Ce qui me permettait de faire des petits boulots. J’étais parti de chez mes parents après le lycée donc j’ai pris la décision seul, sans les consulter. Si je leur avais demandé leur avis, ils m’auraient probablement dit non.
Quels sont les réalisateurs qui vous inspirent ?
J’ai été assistant de Bong Joon-ho sur Tokyo! et sur Mother. Je ne suis pas bilingue mais j’ai des notions de coréen et nous parlions en partie en anglais sur le plateau. Avec Siblings of the Cape, je ne voulais pas imiter son style, mais je crois qu’inconsciemment cela a dû être le cas. Par exemple dans un plan du film où trois clients se succèdent en une seule scène. Je suis aussi forcément influencé par Noburo Yamashita puisque j’ai été son assistant sur quatre films. Au-delà de ces expériences directes, la série de film de Yôji Yamada, C’est dur d’être un homme, m’a beaucoup inspiré par la manière dont Tora, le personnage principal, doit faire face à toutes sortes de situations sociales difficiles. J’aime aussi beaucoup Takeshi Kitano. Tous ces cinéastes doivent ressurgir inconsciemment.
"Siblings of the Cape" est le premier long-métrage de Shinzo Katayama après dix ans passés en tant qu’assistant-réalisateur. (Crédit : DR)
"Siblings of the Cape" est le premier long-métrage de Shinzo Katayama après dix ans passés en tant qu’assistant-réalisateur. (Crédit : DR)
Comment vous est venue l’idée de Siblings of the Cape ?
Un de mes cousins a un handicap mental et ce sont ses parents qui le prennent en charge. Ce cousin a un petit frère et je me demande depuis l’enfance comment ces deux frères pourront survivre le jour où leurs parents ne seront plus là. Au Japon, il y a de nombreuses possibilités de prise en charge dans les grandes villes mais rien de tel n’existe à la campagne.
Comment avez-vous choisi vos acteurs et préparé votre actrice à tenir le rôle d’une handicapée mentale ?
J’avais rencontré Yuya Matsuura, l’acteur qui joue le frère, sur un précédent tournage et j’ai tout de suite pensé à lui en écrivant le script. Concernant la jeune fille, Misa Wada, je l’ai recrutée sur casting. Pour préparer le jeu, nous nous sommes fondés sur un documentaire et nous avons travaillé avec des personnes handicapées pour que Misa Wada puisse s’approprier leur gestuelle. Le tournage s’est déroulé sur un an, ce qui lui a laissé le temps de progresser et de comprendre de mieux en mieux le personnage.
Pourquoi décider de parler de sexualité ?
La sexualité des personnes en situation de handicap mental est un sujet tabou au Japon. Des films en ont parlé, mais à l’étranger. J’ai voulu décrire cette sexualité et l’aborder de façon sérieuse malgré ce tabou. J’ai lu plusieurs livres sur des femmes qui se prostituaient alors qu’elles étaient en situation de handicap mental. Ces filles ont été arrêtées par la police, mises en prison, mais à la sortie, elles se prostituaient de nouveau. Bien sûr, elles n’ont pas vraiment conscience de faire quelque chose de mal. Dans les écrits, j’ai compris que le but était à la fois de se faire accepter par des hommes mais qu’elles le faisaient aussi pour le plaisir physique. Avant d’exercer ce métier, elles avaient le sentiment que les hommes ne les prenaient pas au sérieux. En le pratiquant, elles se sentaient plus acceptées et considérées comme des femmes à part entière.
C’était important pour vous de montrer votre actrice nue de façon aussi frontale ?
Tout à fait, j’essaie de montrer la nudité comme une chose normale et c’est pourquoi le personnage est nu dès le début du film. Cependant, j’avais la volonté de ne pas érotiser la situation. Je ne voulais pas que les hommes soient excités par le film, ce n’était pas le but.
Le personnage féminin est toujours à l’origine de la sexualité. Pourquoi l’avoir toujours montré aussi enthousiaste alors qu’il s’agit de prostitution ?
En fait, de nombreux soignants m’ont dit qu’ils ne savent pas ce que font leurs patients handicapés mentaux lorsqu’ils sortent des structures de prise en charge et qu’il arrive souvent que des femmes tombent enceintes sans qu’on ne sache qui est le père du bébé. Pour prévenir cela, on enlève l’utérus chez les patientes et on vasectomise les patients, ce qui veut dire que l’on empêche vraiment ces personnes d’avoir des enfants. Comme ils ont des soucis au niveau de l’intellect, leur animalité est beaucoup plus aiguisée. Je ne voulais pas montrer de fille qui refuse la sexualité parce que d’après mes recherches, leurs désirs sexuels s’expriment de façon plus animale.
À voir, la bande-annonce de Siblings of the Cape de Shinzo Katayama :
Quelle a été la réception du film au Japon ? A-t-il été l’objet de critiques à cause de son sujet tabou ?
Le film est sorti au Japon le premier mars 2019 et certaines salles le projettent toujours. Le film a été plutôt bien reçu mais dans le pays, on n’ose pas faire de commentaires négatifs de façon directe. Je pense qu’il y a des spectateurs qui ont été dégoûtés du film et que certaines personnes ont quitté la salle avant la fin de la projection. Mais je n’ai pas reçu de critiques directes. Par contre, j’ai reçu des retours très positifs des soignants au contact de ces personnes et qui m’ont remercié de parler de cette sexualité bien réelle mais tabou.
Votre film semble respecter la règle du Roman-Porno de la Nikkatsu : une scène de sexualité ou de nu toutes les dix minutes environ. Est-ce une source d’inspiration ?
Oui, j’ai sans doute été influencé par le Roman-Porno et j’ai d’ailleurs demandé à une actrice issue du Pinku Eiga et du Roman-Porno, Yuki Kazamatsuri, de jouer le rôle du médecin dans le film [Elle apparaît également dans Kill Bill de Quentin Tarentino ou encore Ichi the Killer de Takashi Miike, NDLR]. Je pense d’ailleurs que le titre de mon film sonne un peu ancien. Et puis, il y a un Roman-Porno très connu de Noboru Tanaka, Le marché sexuel des filles, dont la trame est proche : dans ce film, une jeune femme se prostitue pour élever son frère handicapé mental. On y retrouve ce rapport fraternel et le caractère social que j’ai intégré dans Siblings of the Cape.
"Siblings of the Cape" trouble notre morale sans jamais remettre en doute l’amour fraternel entre les deux protagonistes. (Crédits : DR)
"Siblings of the Cape" trouble notre morale sans jamais remettre en doute l’amour fraternel entre les deux protagonistes. (Crédits : DR)
Dans votre film, tout comme dans la série Netflix, The Naked Director, de nombreuses actrices et acteurs se retrouvent nus devant la caméra. Quelles mesures prenez-vous pour protéger leur santé psychologique ?
Pour Naked director, je faisais en sorte que l’on tourne avec une équipe réduite lors des scènes de nu. Avec moi, il n’y avait qu’un assistant-réalisateur, un caméraman, peut-être une maquilleuse et c’est tout. Pour Siblings of the Cape, l’équipe était déjà très réduite, donc il n’y a pas eu de mesure particulière.
En quoi le tournage d’une série diffère-t-elle du tournage d’un film de cinéma ?
Pour The Naked Director, les techniciens sur le plateau étaient tous des techniciens de cinéma et on a tourné la série de la même manière qu’un film. Pour d’autres séries télévisées en revanche, la différence est surtout dans le rythme de tournage : tout doit aller plus vite. Par ailleurs, dans une série, le réalisateur est beaucoup moins libre d’imposer sa griffe, à la fois parce que les épisodes sont plus courts, mais aussi parce qu’il y a derrière nous des producteurs et scénaristes qui veillent au cahier des charges.
Quels sont vos projets futurs et comment vous imaginez-vous dans dix ans ?
C’est une question difficile. L’année prochaine, je prévois de tourner la deuxième saison de Naked Director puisqu’on m’a proposé de diriger des épisodes. Par ailleurs, je suis en train d’écrire un scénario pour le cinéma que j’espère tourner fin 2020. Dans dix ans, j’espère avoir la possibilité de tourner dans différents pays en Asie ou ailleurs. Au Japon, il y a 600 films produits chaque année, ce qui est beaucoup mais il est compliqué d’en vivre en tant que réalisateur. Donc j’espère pouvoir trouver le moyen d’autofinancer mes films et surtout de tourner ce que je veux.
Comment regardez-vous la « culture érotique » au Japon ?
Je pense qu’au Japon, la culture érotique est très avancée et il existe tout un tas de tendances sexuelles qui sont couvertes par une vaste offre qui inclut la prostitution. On trouve des quartiers rouges comme à Osaka où de nombreux établissements proposent des services sexuels même si la pénétration en elle-même est illégale et que les clients qui la demandent peuvent être arrêtés par la police. En somme, les possibilités sont nombreuses mais en même temps, il y a toute sortes de problèmes sociaux qui existent et qui sont cachés. Beaucoup de Japonais pensent qu’il est normal que ces services sexuels soient disponibles mais de nombreuses jeunes filles se prostituent comme un petit boulot. De nombreuses étudiantes le font pour rembourser leurs prêts étudiants et il parait qu’une fille sur six travaille de près ou de loin dans ce milieu. Malgré ce qu’en pense beaucoup de Japonais, j’aimerais bien que vous écriviez que tout cela n’est pas normal.
Propos recueillis par Gwenaël Germain, avec Megumi Kobayashi (interprète)

Le Festival Kinotayo

Créé en 2006, le festival Kinotayo est le festival de cinéma à connaître par les amateurs de films produits au pays du Soleil Levant. Sa spécificité : il ne montre que des films sortis depuis moins de dix-huit mois au Japon. En quatorze années d’existence, 238 films projetés et 87 invités, le festival s’est bâti une sérieuse réputation à Paris mais aussi en province, grâce à une savante sélection de films de grands réalisateurs (Takeshi Kitano, Sion Sono, Kore-Eda Hirokazu ou Ryusuke Hamaguchi) et de films indépendants donnant le pouls de la société japonaise contemporaine.

En 2019, le festival a permis aux spectateurs parisiens de découvrir pas moins de 15 films du 26 novembre au 9 décembre entre drames, romance, documentaire et film d’action. Une fois terminé à Paris, le festival se déplace dans neuf villes de province jusqu’au 2 février 2020 : Marly, Lyon, Cannes, Alès, Chambéry, Le Cannet, Saint-Malo, Pau et Strasbourg.

Le festival Kinotayo continue en province jusqu’au 2 février 2020. (Crédits : DR)
Le festival Kinotayo continue en province jusqu’au 2 février 2020. (Crédits : DR)

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A propos de l'auteur
Gwenaël Germain est psychologue social spécialisé sur les questions interculturelles. Depuis 2007, il n’a eu de cesse de voyager en Asie du Sud-Est, avant de s’installer pour plusieurs mois à Séoul et y réaliser une enquête de terrain. Particulièrement intéressé par la question féministe, il écrit actuellement un livre d’entretiens consacré aux femmes coréennes.